Charles Soulié,  Numéro 13,  Quelques idées communistes pour l'éducation

L’université de Vincennes: histoire d’un essai de démocratisation universitaire

Il y a 50 ans, les étudiants se soulèvent contre le fonctionnement de l’université traditionnelle. Ils critiquent notamment son élitisme, immobilisme intellectuel, absence de démocratie interne, etc. Et ce qui, au début, n’est qu’une révolte étudiante s’étend ensuite à la société toute entière au point de devenir une crise sociale et politique majeure. En effet mai 68, c’est aussi une des plus grandes grèves ouvrières de l’histoire de France, un moment où la parole s’est libérée, de vacance du pouvoir, etc.

Cette crise, parfaitement inattendue, galvanisera les énergies militantes de l’époque. Et elle effraiera beaucoup la bourgeoisie et le pouvoir gaulliste, qui devront alors lâcher du lest, attendu que les projets d’avant mai visaient plutôt à introduire la sélection à l’université. Ainsi à l’automne 1968, et sous la pression des « évènements  », le parlement vote en urgence une Loi d’orientation. Laquelle développe l’autonomie des universités, favorise l’interdisciplinarité en brisant notamment l’ancien cadre facultaire et développe ce qu’on appelle alors la participation, c’est à dire la démocratie, au sein des instances universitaires. De même, le ministère créée trois universités expérimentales : en l’occurrence celle de Vincennes, essentiellement consacrée aux lettres et sciences humaines, celle de Dauphine, consacrée aux sciences du management et qui aura un destin bien différent, et enfin celle de Marseille Luminy consacrée aux sciences, mais dont le projet n’aboutira pas vraiment.

Concernant la politique gouvernementale de l’époque on peut citer Edgar Faure, alors ministre de l’Éducation nationale, et qui, lors d’un discours prononcé devant le sénat à l’automne 1968, dira: Il n’y a pas d’exemple dans l’Histoire qu’une révolution ait été faite simplement par des révolutionnaires. Il faut donc que ces révolutionnaires entraînent avec eux des réformistes : mais nous faisons tout ce qu’il faut pour qu’ils n’y parviennent pas. Le calcul politique du gouvernement est clair. En réformant l’université, en ouvrant des centres expérimentaux, en instaurant de nouvelles disciplines, et donc en créant un grand nombre de postes, il s’agit de conquérir ces réformistes et de les détacher des révolutionnaires afin de les inciter à « participer  ».

Des enseignants divisés

À l’origine, le projet Vincennes est essentiellement un rêve d’enseignants. Et ceux-ci – par peur de se voir déborder par les étudiants les plus radicaux – les tiendront à distance le plus longtemps possible. Mais dès l’ouverture du Centre, ils devront nécessairement composer avec eux, ce qui fait que la vie du Centre sera particulièrement agitée. Par exemple le premier doyen élu (Jacques Droz) ne restera en poste que cinq mois et retournera ensuite, tout penaud, à la Sorbonne. Le second (Jean Cabot) onze mois et le premier président (Michel Beaud) quatre mois…

Les enseignants recrutés à Vincennes ne forment pas un groupe homogène et globalement, on peut les diviser en deux groupes. Ou plutôt trois, si on ajoute la foule de ceux qui verront d’abord dans Vincennes une opportunité pour faire carrière, remonter plus vite à la capitale.

Le premier, le plus visible médiatiquement et sur lequel épiloguera longuement la presse de l’époque et plus spécialement le Nouvel Observateur, rassemble une bonne part de l’avant-garde intellectuelle française des années 60. Et il comprend une forte proportion de normaliens. Par exemple le département de philosophie de Vincennes, qui sera un des phares intellectuels de cette université, réunit Michel Foucault, Gilles Deleuze, Jean François Lyotard, Alain Badiou, Étienne Balibar, Jaques Rancière, François Châtelet, etc. Et au début des années 70 nombre de ses enseignants rejoignent les étudiants les plus radicaux, et plus spécialement les maoïstes, dans leur critique de ce qu’ils appellent « l’université bourgeoise  », comme de la société en général, et apportent alors leur caution intellectuelle à l’expérience vincennoise.

Le second groupe est constitué d’enseignants moins connus et déjà soucieux de rénover leur pratiques tant pédagogiques que scientifiques dans un sens plus démocratique et moderniste et qui prendront notamment en charge la gestion quotidienne de l’établissement. Ce sont souvent pour employer le vocabulaire politique – et plus ou moins péjoratif – de l’époque, des « réformistes  ». C’est-à-dire des enseignants souhaitant profiter des dynamiques introduites en 1968 par les étudiants à l’université pour sortir du mandarinat notamment symbolisé par le système des chaires, renouveler les programmes, transformer le rapport pédagogique dans un sens plus égalitaire et ouvrir l’université sur le monde comme à de nouveaux publics.

Tant du point de vue statutaire que politique, ces enseignants occupent souvent une position intermédiaire entre les grands intellectuels décrits précédemment, ou ceux que Pierre Bourdieu appelle les « auctores  » pris dans les enjeux intellectuels et symboliques propres à l’avant-garde intellectuelle, et les enseignants les plus jeunes. C’est à dire les assistants ou chargés de cours, recrutés en masse et très rapidement après 68, souvent emportés dans une forme de surenchère gauchisante et qui interpelleront, voire bousculeront plus ou moins violemment leurs aînés, dans le cadre d’une lutte de générations souvent mâtinée de lutte des classes.

Côté étudiant, au début Vincennes attire essentiellement des étudiants de première année, dont beaucoup viennent de la Sorbonne ou de Nanterre et qui ont un profil d’héritiers critiques. C’est à dire qu’une partie d’entre eux sont très dotés intellectuellement et très militants. Et certains veulent même faire de Vincennes « une base rouge  » leur permettant « d’abattre le capitalisme  ». Mais il y a aussi nombre d’étudiants plus « réformistes  » qui, par exemple, suivent leurs enseignants migrant de la Sorbonne à Vincennes. Mais on peut aussi parler des étudiants ordinaires ayant trouvé là une université particulièrement accueillante au plan des formalités d’inscription, voire des exigences académiques. De même dès la première année, on rencontre une proportion non négligeable d’étudiants non bacheliers (18%). Ce qui nous conduit au cœur de notre objet.

Vincennes, fac ouverte à tous ?

En effet, la grande originalité de Vincennes réside dans son public. Car celle-ci s’ouvre résolument à une population habituellement rejetée de l’université : en l’occurrence celle des non bacheliers et des salariés. Et de fait, rappelons qu’en 1970, 20,1% seulement d’une classe d’âge arrive au baccalauréat. Contre 78,8% en 2016… Donc à l’époque entrer à l’université est un privilège et constitue un véritable marqueur de classe. L’université était aussi considérée comme « le temple du savoir  » et comme un lieu potentiel d’émancipation, d’ ascension sociale. Et c’est notamment grâce à la multiplication des cours du soir, le samedi, à la très grande souplesse de ses cursus et aux facilités pour s’inscrire, que Vincennes draine très rapidement un public original. Ainsi en 1975 elle compte 38% de non bacheliers, 60% de salariés, 38% de salariés à plein temps, mais aussi 33% d’étrangers[1]Concernant l’appareil statistique mobilisé ici : Charles Soulié (dir.), Un mythe à détruire ?
Origines et destin du Centre universitaire expérimental de Vincennes, PUV, 2012. Pour compléter cette étude : Guy Berger, Maurice Courtois, Colette Perrigault, Folies et raisons d’une université : Paris 8 De Vincennes à Saint-Denis, Éditions Petra, 2015. Et pour une présentation filmée attrayante, mais quelque peu idéalisée, de l’histoire de cette université : Virginie Linhart, Vincennes, l’université perdue, Agat film & Cie, 2016.
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Manifestement, cette université répond à une demande sociale forte. Initialement prévue pour 7 000 étudiants, elle en compte 32 000 en 1979. Soit quatre fois plus alors que les locaux, crédits, comme les recrutements d’enseignants, ne suivent pas. D’où, après une première période quasi luxueuse où on la compare même à un petit Berkeley à la française, l’installation dans une misère matérielle chronique. En fait, le ministère refusant aux autres universités le droit d’accueillir les non bacheliers et Vincennes, de son côté, n’étant pas sectorisée et refusant de sélectionner, elle sera très vite saturée.

“ Ce n’est pas parce qu’on ouvre ses portes à tous, que tout le monde rentre et tire un profit égal de son passage dans l’institution concernée. ”

Pour reprendre un slogan de l’époque, on peut donc dire que, dans un bel élan de générosité collective, Vincennes essaiera d’être une « fac ouverte à tous  ». Mais ce n’est pas parce qu’on ouvre ses portes à tous, que tout le monde rentre et tire un profit égal de son passage dans l’institution concernée. Et l’on retrouve alors les limites auxquelles se heurtent généralement les essais de démocratisation culturelle. Et qui font par exemple que ce n’est parce que les musées sont gratuits le dimanche, que tout le monde entre et que la démocratisation culturelle s’opère. Certes ça peut aider, mais ce n’est pas suffisant.

“ La classe ouvrière – objet à l’époque de tant de discours, fantasmes – n’est pas vraiment présente en masse à Vincennes. ”

Par exemple, si on compare l’origine sociale des vincennois à celle des étudiants des autres universités françaises, on observe que, finalement, elle en est très proche. Et que, comme dans les autres universités, le recrutement social s’élève à mesure qu’on monte dans le cursus. De même, et analysant les professions exercées par les étudiants, on note que les ouvriers sont rares à Vincennes. Et que cette université répond essentiellement à une demande de formation continue, plutôt généraliste, émanant pour l’essentiel de salariés de couches moyennes, ou d’employés, provenant du secteur tertiaire. Et plus spécialement des secteurs éducatifs, sociaux, paramédicaux et artistiques, secteurs qui seront particulièrement actifs en mai. Bref la classe ouvrière – objet à l’époque de tant de discours, fantasmes – n’est pas vraiment présente en masse à Vincennes.

Enfin concernant les non bacheliers, on observe que le cursus vincennois, qui mélange résolument bacheliers et non bacheliers, ne semble guère adapté, attendu qu’en 1976/77 leur part passe de 46% en 1er cycle à 13% en 3e cycle. Au demeurant, ces non bacheliers ont un profil spécifique attendu que la majorité a le « niveau bac  ». Ce qui, finalement, les rapproche beaucoup des étudiants ordinaires. Mais étant salariés et en reprises d’études, ils sont nettement plus âgés que les étudiants traditionnels et prennent aussi souvent plus de temps pour faire leurs études. Ainsi à la fin des années 70, la moyenne d’âge des Vincennois est de 29 ans, contre 22 ans à l’ensemble de l’université française.

“ Tout se passe comme si à l’époque, l’université française avait répondu à une demande sociale forte, à un « désir d’apprendre ». ”

En fait, tant au plan des caractéristiques sociales et scolaires, tout se passe comme si c’est essentiellement aux marges du public universitaire habituel, ou de proche en proche, que Vincennes réussira à conquérir un nouveau public. Cette extension du public universitaire à d’autres populations, notamment plus âgées, touche alors l’ensemble des universités françaises des années 70. Et tout se passe comme si à l’époque, l’université française avait répondu à une demande sociale forte, à un « désir d’apprendre  » pour reprendre le titre d’inspiration deleuzienne d’un ouvrage de l’époque consacré à Vincennes[2]Jacqueline Brunet et alii, Vincennes ou le Désir d’apprendre, Paris, Alain Moreau, 1979., caractéristique de toute une génération et notamment nourri par le flot des remises en question, aspirations, interrogations collectives initiées en mai 68.

“ On peut se demander s’il ne faut pas rapporter l’expérience vincennoise, et plus largement la dynamique politique, sociale et culturelle de l’époque, à l’apparition et au développement de ce qu’en 1979 Pierre Bourdieu appellera la « petite bourgeoisie nouvelle ». ”

Pour conclure, on peut se demander s’il ne faut pas rapporter l’expérience vincennoise, et plus largement la dynamique politique, sociale et culturelle de l’époque, à l’apparition et au développement de ce qu’en 1979 Pierre Bourdieu appellera la « petite bourgeoisie nouvelle  ». Qui, comme il l’écrit, a partie liée avec « l’éducation permanente  », entretient « une relation ambivalente au système scolaire  », laquelle la porte notamment « à se sentir complice de toute espèce de contestation symbolique »[3]Pierre Bourdieu, La Distinction, Minuit, 1979, p. 175, 415 et 420.. Laquelle petite bourgeoisie, dont l’idéologie était plutôt d’inspiration spontanéiste et libertaire et qui critiquera souvent les organisations syndicales et ouvrières classiques pour leur « autoritarisme  », se pensait généralement à l’avant-garde du mouvement politique, mais aussi éducatif, social et culturel. Et qui passera alors une alliance avec l’avant-garde académique de l’époque en lutte contre l’université à l’ancienne.

Charles Soulié
Maître de conférences en sociologie,
Université Paris 8 Vincennes St Denis.

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