Alice Cardoso,  Catherine Remermier,  Enseigner : quel travail ?,  Numéro 7

« Reprendre la main » sur le métier : un enjeu majeur pour les professionnels de l’enseignement du secondaire et une préoccupation syndicale

Tandis que les discours institutionnels affichent et valorisent l’expérience des professionnels de terrain, les réformes tendent toutes à contrôler l’activité et à prescrire les bonnes façons de faire. Loin de chercher à donner aux enseignants les outils pour penser leur métier, réduire l’écart entre les objectifs assignés à l’école et la réalité de l’échec scolaire, les décideurs multiplient au contraire les dispositifs technocratiques qui, sous couvert de pédagogie, dénaturent les repères complexes que se sont donnés les enseignants au fil du temps pour réussir à enseigner.

Pour le SNES-FSU, mobiliser les professionnels pour qu’ils reprennent la main sur la réalité de l’activité professionnelle est un atout essentiel pour l’élaboration de ses revendications et pour disputer avec les décideurs, des critères de qualité du travail. C’est ce qui a fondé l’engagement dans le partenariat que le SNES a noué, depuis une quinzaine d’année, avec le CNAM, organisé au départ autour de chercheurs en psychologie du travail et de quelques collègues, puis largement étendu au fil des ans.

« Faire son métier » ?

Pour que « ça marche » dans un métier, une coordination conflictuelle de plusieurs composantes est nécessaire : composante institutionnelle, qui fixe les finalités et les tâches ; personnelle qui relève de la façon dont chacun habite son métier et s’y réalise. Il s’agit par exemple de ce qui est communément admis comme relevant de la liberté pédagogique dans le cas des enseignants ; interpersonnelle, car aucun professionnel ne travaille seul et chacun noue nécessairement des relations avec ceux qui travaillent avec lui.

“ Pour que « ça marche » dans un métier, une coordination conflictuelle de plusieurs composantes est nécessaire. ”

Mais il existe également une composante, propre à chaque métier, qui contient les façons dont les professionnels, entre eux, « mettent à leur main » les prescriptions, ce qu’ils doivent faire et s’organisent pour le faire. Cette composante est désignée sous le terme de « transpersonnelle » car elle représente l’ensemble des manières de faire le métier, que ceux qui travaillent ont constitué et dont chacun répond. Elle constitue également une sorte d’intercalaire social qui vient s’interposer entre la composante personnelle (les ressources propres au professionnel) et la composante impersonnelle (la prescription de l’institution).

Sans ces composantes collectives, élaborées plus ou moins tacitement par le milieu lui-même sur la base de son histoire et de son expérience au contact du réel, pas de travail pertinent possible, pas de possibilité réelle de s’adapter aux situations toujours mouvantes et non prévues « sur le papier ». Or, justement ces composantes collectives sont aujourd’hui largement sapées, considérées par l’institution et le management comme des obstacles à certaines « rationalisations » et standardisations du travail : « bonnes pratiques », pilotage par projets, évaluation permanente et/ou par compétences, individualisation, injonctions à l’engagement subjectif, renforcement du contrôle et de l’encadrement, etc.

Les professionnels tendent à être dépossédés de leurs savoirs faire, des repères qu’ils se sont construits individuellement mais aussi collectivement, grâce à la transmission de collègues plus expérimentés (les gestes, les astuces, les différentes manières de faire face aux imprévus).

Les réformes dans l’enseignement se succèdent à un rythme effréné. Au travers de la réforme des lycées, celle du collège, celle des programmes, celle de l’évaluation, ou encore de l’orientation, ce sont bien les pratiques, les manières de faire, le rapport de chacun à son propre travail qui sont attaqués. C’est bien pour cela que le sentiment de malaise des personnels est si profond.

Ceci n’est pas propre aux métiers de l’enseignement, et bien d’autres activités de service sont touchées par les effets du néo-management. Ces stratégies sont bien connues dans les entreprises, elles dépossèdent les professionnels de leurs savoir-faire, les privent de leur expertise et les désignent comme des passéistes, refusant le changement.

“ Reprendre en main travail, métiers et missions est une affaire collective. ”

Ces injonctions ignorent délibérément la complexité du travail réel et conduisent chacun, dans un contexte d’affaiblissement des collectifs, à se retrouver souvent seul pour y faire face. L’alternative pour la personne est alors délétère : appliquer les nouvelles prescriptions et y laisser sa santé (soit parce qu’elles sont impossibles à réaliser ou parce qu’elles rentrent en contradiction avec ce que faire du « bon travail » veut dire) ou bien faire semblant, c’est à dire être dans la transgression, bien difficile à assumer de manière individuelle.

Quels axes de reconquête ?

Pour un travail de qualité, pour le rôle social de l’enseignement secondaire, il y a urgence à rompre avec cette évolution, ce qui doit être largement l’affaire des personnels eux-mêmes, car ils sont bien placés pour appréhender les difficultés, les enjeux, les possibles et les impossibles et pour les mettre en débat. Reprendre en main travail, métiers et missions est une affaire collective, et c’est bien ce qui en fait un enjeu syndical assumé par le SNES qui impulse un « travail sur le travail », développant le pouvoir d’agir des professionnels, non pour accompagner et valoriser ces prescriptions que nous dénonçons, mais pour en révéler les incohérences et la nocivité, pour en « disputer » le contenu en s’appuyant sur des collectifs revitalisés. Ce travail sur le travail, à l’abri de regards surplombants, tire sa force de la prise en compte du réel mais aussi de l’hétérogénéité relative de l’univers de la prescription.

Ce travail sur le travail, à l’abri de regards surplombants, tire sa force de la prise en compte du réel mais aussi de l’hétérogénéité relative de l’univers de la prescription. ”

Car derrière les grandes tendances du néo-management qui ont largement irrigué le discours des décideurs de l’administration publique, on peut aussi trouver des failles, des contradictions, des marges de manœuvres entre les différents échelons prescripteurs (depuis les textes ministériels bruts jusqu’aux injonctions locales en passant par les fiches eduscol précisant les modalités de la mise en œuvre des programmes) contre lesquels on peut reconstruire un discours collectif et mobilisateur sur les missions et les métiers.

Historique du partenariat 

Le partenariat entre le SNES et l’Équipe de Psychologie du Travail et de Clinique de l’Activité (EPTCA) dirigée au CNAM (Conservatoire National des Arts et Métiers) par le professeur Yves Clot, a commencé dans les années 2000.

2001-2004 : recherche

Une première étape a porté sur la possibilité que des enseignants acceptent de travailler sur des traces de leur activité. Pour les spécialistes du travail enseignant la dominante était alors que la classe était une « boîte noire » inaccessible.

Le partenariat SNES-CNAM a néanmoins permis de créer des groupes de professeurs en mathématiques, histoire-géographie, philosophie. Chacun fut filmé pendant deux de ses cours. Les vidéos firent l’objet « d’autoconfrontations ». D’abord seul puis en croisement avec un collègue, se voyant travailler, chacun expliquait à un intervenant ce qu’il faisait et ce faisant s’expliquait avec lui-même et avec son collègue. Puis, dans et entre groupes, des débats furent organisés à partir de la mise à jour de dilemmes de métier.

La démarche produisit comme résultat la possibilité de mieux affronter les enjeux du travail. S’est aussi concrétisé le sentiment de participer à un collectif de métier.

À l’issue de cette première expérience certains des professeurs participants n’ont pas voulu en rester là.

2005-2010 : expérimentation

Une deuxième expérience fut lancée : des professionnels en activité pouvaient-ils jouer le rôle d’intervenants auprès de leurs collègues ? L’enjeu était de déterminer si le milieu pouvait trouver en lui-même les ressources nécessaires pour favoriser le développement du pouvoir d’agir de chacun et du collectif. Appuyés par les intervenants du CNAM, des « professionnels-intervenants » ont, avec succès, animé des groupes dans le même dispositif que précédemment.

2010… : élargissement

Une nouvelle phase, depuis 2010, a consisté à changer d’échelle pour toucher, dans un cadre syndical, un public plus large. Ce qui signifiait transformer le dispositif initialement conçu.

Le groupe métier du SNES a donc mis en place, avec l’implication de militants académiques, des collectifs locaux de pairs : Co-psy, CPE, documentalistes, enseignants d’une même discipline ou de disciplines différentes. Un groupe de pilotage national organise la mise en œuvre et la cohésion d’ensemble. Il soutient l’organisation de stages académiques pour présenter le dispositif, assure la formation des professionnels amenés à prendre en charge l’animation des groupes, en ayant le souci de mutualiser les expériences et de se former ensemble. Il aide, en les encadrant, la mise en place de groupes locaux, mais le but est que ces groupes deviennent peu à peu autonomes.

Il s’agit là d’un enjeu majeur. L’essaimage est une condition fondamentale pour permettre un débouché syndical du travail de ces collectifs, qui permet de faire émerger les questions professionnelles les plus aigües et renvoyer à la réalité quotidienne, et souvent invisible, du métier. Des discussions entre pairs qui ont eu lieu dans ces collectifs ont déjà permis de mettre à jour des listes de dilemmes que les professionnels doivent trancher en permanence pour faire leur travail.

Comment discuter du métier ?

Les dispositifs que nous mettons en place s’intéressent surtout au développement du métier. Bien entendu chacun « habite » son métier d’une manière qui lui est propre, mais à la différence de certaines méthodes d’analyse de pratiques, le travail sur le travail va davantage s’intéresser à ce que ces « styles » particuliers apportent au genre de métier et non aux limites du fonctionnement personnel de chacun. Il ne va pas considérer ce métier comme « secondaire » derrière la personne mais va chercher à faire jouer l’entrelacement des deux.

“ Bien entendu chacun « habite » son métier d’une manière qui lui est propre, mais à la différence de certaines méthodes d’analyse de pratiques, le travail sur le travail va davantage s’intéresser à ce que ces « styles » particuliers apportent au genre de métier et non aux limites du fonctionnement personnel de chacun. Il ne va pas considérer ce métier comme « secondaire » derrière la personne mais va chercher à faire jouer l’entrelacement des deux. ”

Les méthodes que nous avons mises en œuvre avec les collectifs s’appuient sur les fondements théoriques et méthodologiques de la clinique de l’activité professionnelle, même si elles s’en distinguent, de par les formes d’adaptation opérées. Les psychologues du travail ont depuis longtemps mis en évidence la différence entre l’activité prescrite – ce qui est à faire -, l’activité réalisée c’est-à-dire ce que les professionnels réalisent vraiment, mais aussi l’activité réelle, qui comporte tout ce qu’ils n’arrivent pas à faire, refusent de faire, font pour éviter de faire ce qui est demandé, rêvent de faire, si les conditions s’améliorent, etc.

C’est cette activité réelle, cette épaisseur psychologique et sociale de l’activité professionnelle, qui contient en germe les ressources de développement possible tant au plan individuel que collectif. Mais elle n’est pas accessible directement. Pour l’atteindre il faut déranger les manières habituelles de parler de son travail et d’y penser, les discours convenus et généralistes. Des méthodes indirectes sont indispensables pour approcher ces tensions inévitables entre ce qui est imposé, ce qui est jugé possible, ce qui a du sens, ce qui peut être considéré comme un travail de qualité ou pas et entre lesquelles celui qui travaille va être obligé de trancher dans le cours de son action.

Ces méthodes que nous avons choisi de développer avec des collectifs d’un même établissement, d’une même discipline ou d’un même métier, cherchent à créer un cadre sécurisant où les jugements ne sont pas de mise mais où le dialogue avec les autres, sur les différentes manières de faire est provoqué et devient possible. Pour ne pas tomber dans les travers du  « discours sur  la pratique », le travail s’effectue à partir de traces écrites ou orales, issues de situations professionnelles précises qui sont alors reprises collectivement et interrogées dans le détail : les évidences, les obstacles, mais aussi les astuces et les reconfigurations de la tâche peuvent apparaître alors comme autant de ressources potentielles, pour le métier. En donnant à voir cette palette des manières de faire, les collègues s’expliquent aussi avec leur métier, son histoire, son évolution, les pratiques engrangées, abandonnées ou retrouvées.

Les échanges vont ainsi permettre aux participants de voir leur activité avec d’autres yeux, par le truchement des questions et des étonnements des autres et du dialogue intérieur que cela va susciter chez eux. Le collectif permet que chacun ne soit plus pris dans les rets de la culpabilisation, ne garde pas tout cela « sur l’estomac », mais qu’il en tire le sentiment de vivre la même expérience. Ces échanges du collectif sont à leur tour « consignés » grâce à l’enregistrement audio ou vidéo, utiles à la fois pour le groupe lui-même qui peut y revenir, mais aussi parce qu’ils révèlent, notamment à d’autres militants, les dilemmes tout à fait concrets que les professionnels affrontent dans leur travail.

Car cette fonction psychologique du collectif doit être complétée par sa fonction sociale.

Nourrir la réflexion syndicale et faire bouger la prescription

Ces prises de conscience collectives deviennent, en effet, des instruments de développement non seulement du métier, mais de la revendication et de l’action syndicale. Elles donnent une épaisseur concrète au quotidien de l’activité professionnelle, qui du coup habite chacun et fait revenir le réel du métier dans les discussions avec l’administration. L’enjeu est bien de se donner les moyens de disputer avec les décideurs des critères de qualité du travail. Ce peut être une arme redoutable car les caractéristiques des réformes imposées sont leur ignorance du quotidien de l’exercice professionnel et des imprévus auxquels il confronte les personnes. Nos décideurs n’aiment pas que le réel des métiers revienne sur la table des négociations car c’est le domaine des professionnels, de leur expertise et ils en sont dépourvus.

L’expérience des collectifs, outre la reprise en main du métier qu’elle suscite à l’échelle du collectif des pairs, doit aussi donner des ressources, complémentaires aux autres formes d’action, pour faire « bouger la prescription » et amener les décideurs à tenir compte de l’expertise de ceux qui travaillent.

Alice Cardoso & Catherine Remermier
Groupe métier du SNES-FSU

Bibliographie

Yves Clot. Le travail à coeur. La Découverte (2010)

Yves Clot et Michel Gollac. Le Travail peut-il devenir supportable ? Armand Colin (2014)

Françoise Lanthaume, Christophe Hélou, La souffrance des enseignants. Une sociologie pragmatique du travail enseignant. Presses Universitaires de France (2008)

Danièle Linhart. La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale. Érès, coll. « Sociologie clinique » (2015)

Jean-Luc Roger. Refaire son métier. Essais de clinique de l’activité (2007). Érès

Pascale Moulinier, Les enjeux psychiques du travail : Introduction à la psychodynamique du travail. Petite Bibliothèque Payot (2008)

Yves Baunay, Marylène Cahouet, Gérard Grosse, Michelle Olivier, Daniel Rallet (coord.). Le visible et l’invisible, Le travail enseignant. Syllepse Collection Comprendre et agir (2010)