Corinne Mérini,  L'école et son dehors,  Numéro 25

Quand le projet commun est la réussite scolaire des élèves : principes et conditions nécessaires à la construction des partenariats

Un ensemble d’évènements ou de mutations réinterrogent l’organisation du travail enseignant et la géographie du travail scolaire au travers de la notion de partenariat. À quelles conditions le projet de réussite de l’élève peut-il prendre forme en situation partenariale ?

Dès ses origines la question de l’ouverture ou de la fermeture de l’école a été en débat. Les murs de l’école devaient protéger l’élève des vicissitudes extérieures pour lui laisser la liberté de penser de se construire et de s’émanciper. Cette configuration organisatrice d’un ordre scolaire structurée autour de catégories comme les classes d’âge, le découpage du temps en créneaux horaires, programmes, rythmes scolaires, disciplines ou matières scolaires etc. est devenue caractéristique. Pourtant dès 1887 le dictionnaire Buisson, au travers de certains articles relatifs aux caravanes, musées ou jardins scolaires se rapprochaient dirait-on aujourd’hui des méthodes actives ouvertes sur le monde : « A chaque pas les campagnes qu’on traverse offrent une leçon d’agriculture ou de géographie pratique, les villes une leçon d’histoire, d’art ou d’industrie […] Au contraire de l’école, la leçon ne vient pas d’elle-même et toute faite devant l’écolier : c’est à lui de faire les premiers pas, d’interroger l’objet, de le sonder, d’en dégager les notions qu’il contient. » (Durand, 1887) p.188. Au fond, l’ouverture de l’école sur le champ social serait une manière de mobiliser l’élève de le rendre actif et autonome dans son appropriation des savoirs, pour autant, et pour rester dans les missions de l’école cela suppose, pour l’enseignant, une réorganisation du travail scolaire en collaboration avec les partenaires du milieu afin de créer les conditions de cette appropriation.

Quand les frontières du scolaire se relocalisent sur le périmètre des interactions entre différents univers

Aujourd’hui l’arrivée de nouveaux publics d’élèves, les mutations de l’école pour devenir plus inclusive ainsi qu’un ensemble d’évènements (comme la crise sanitaire) interrogent l’organisation du travail enseignant et la géographie du travail scolaire. On assiste à une complexification de celui-ci qui répond, par exemple, aux prescriptions d’école inclusive. L’école peut alors s’ouvrir à l’intervention de personnels scolaires et non scolaires spécialisés (comme dans le cadre d’une ULIS) mais le travail scolaire peut aussi s’exporter comme lors de la crise sanitaire. Ces transformations bousculent les frontières et les logiques du dedans et du dehors qui ne coïncident plus avec les frontières institutionnelles et administratives de l’école. Où situer les limites du scolaire ou plutôt comment les traverser et au profit de quoi ou de qui ?

Lors des confinements, l’agir professionnel de l’enseignant se déployait hors les murs de l’école grâce à la complicité d’un certain nombre d’acteurs mais aussi d’appuis techniques. Le travail scolaire dans cette période n’a été possible que grâce à un ensemble d’ajustements et de réagencements matériels comme le recours aux plateformes ou à de nouveaux aménagements temporels d’organisation du travail scolaire faisant participer des acteurs scolaires et non scolaires à l’enjeu de réussite. Les frontières ont été remodelées, traversées ou repoussées bouleversant l’organisation du travail mais les objets travaillés restaient scolaires. Ce petit exemple pointe une configuration remodelée du travail scolaire par l’ouverture de la situation à d’autres sans qui l’exercice était impossible, mais l’objet d’apprentissage, lui-même, n’en a pas été vraiment bouleversé ce qui n’est pas le cas quand l’ouverture à d’autres univers, dans une logique d’apprentissage « déscolarisé », fait se rencontrer des systèmes de normes différents de ceux de l’école liés, par exemple, aux structures et organisations du champ social.

Un travail dans l’interface exposé aux asymétries

L’ouverture amène l’enseignant à collaborer avec d’autres acteurs, d’autres logiques voire d’autres valeurs. Il va devoir développer des gestes professionnels spécifiques à la collaboration pour pouvoir exercer son métier sans perdre de vue ce qui le fonde même face à l’expertise de ses partenaires. Cet espace de « l’inter » (interinstitutionnel, intersectoriel, intercatégoriel, interprofessionnel, interdisciplinaire…) nécessite que chacun affirme son expertise, pour participer à une réelle construction de complémentarités. Le travail scolaire entre en relation avec des pratiques sociales qui peuvent être artistiques, scientifiques etc. mais dans le respect d’un certain nombre de conditions liées à la collaboration et de principes ce que Piot (2021) nomme « des relations de confiance permettant la co-construction d’un cadre de référence partagé, un territoire d’échanges et de controverses à inventer dans l’interaction. » (Piot, 2021, p.34) Les différences sont multiples et nécessitent d’être conscientisées pour inventer un territoire commun d’apprentissage qui reste au service d’une réussite émancipatoire de l’élève.

Reprenant un autre exemple comme celui des liens de l’école avec un musée, et au risque d’être caricaturale, les univers sociaux (Strauss, 1992) sont différents (la classe et le travail scolaire/le musée et la muséologie) chacun y a ses propres modes d’action (l’abstraction/la manipulation), ses propres systèmes de normes (l’apprentissage pour l’école/l’animation pour le musée) et il peut y avoir divergence d’intérêts (le savoir pour l’école /l’émotion pour le musée) etc. Travailler en partenariat c’est, le plus souvent, travailler dans la différence à l’interface de différents univers, l’agir professionnel est déplacé à la périphérie du métier et de la classe. Cela suppose d’élargir le métier d’enseignement à l’idée du métier d’enseignant intégrant d’autres gestes professionnels, liés à la présence d’univers différents. Construire du commun avec et par la différence oblige à prendre le risque de l’altérité à s’exposer sans crainte dans ce qui fait le cœur de métier de chacun et sans faire à la place. La confiance se construit dans la rencontre et l’horizontalité de l’échange pour développer un climat de travail favorable aux pas de côtés que chacun va devoir faire sans remettre en cause ce qui fait son identité. Ni sous-traitance, ni délégation, le partenariat (le suffixe « ariat » traduit une organisation) est avant tout une co-construction qui ne peut qu’être volontaire et souhaitée « avec » et en même temps « contre » ce qui fonde le métier de l’autre. Les frontières bougent, sont poreuses et sans cesse remises en cause pour construire un cadre de référence partagé entre partenaires, voilà pourquoi la confiance est première et indispensable.

Créer les conditions d’une cohérence dans les enjeux d’apprentissage

Les notions d’objets frontières et de négociation nous semblent constituer des leviers favorables à une rencontre constructive des différences pour maintenir les enjeux d’apprentissage comme centraux et en même temps mobiliser et rendre actif le plus grand nombre d’élèves.

Dans la collaboration, les échanges façonnent le métissage des cultures en particulier grâce à la circulation des objets frontières (Star et Griesemer, 1989). L’objet frontière est multiforme il peut être abstrait et faire circuler des règles, des conventions, des valeurs, des stratégies ou des informations ou concret (support, affichage, document, etc.), il peut être matériel ou conceptuel et agit comme un médiateur ou intermédiaire non humain entre les univers de chacun. Il est à la fois suffisamment « plastique » pour s’adapter aux différents mondes mais aussi suffisamment « robuste » pour contribuer à une signification commune de l’objet partagé. En d’autres termes, passant d’un monde à l’autre l’objet frontière soutient ce qui fait objet et sens commun. Le repérage des objets frontières et leur circulation entre les mondes sont des indicateurs d’analyse permettant de comprendre les co-constructions et de les infléchir. La formation de ce point de vue pourrait permettre aux enseignants de conscientiser et de rationaliser leurs échanges en situation partenariale par une réflexion de ce qui s’échange entre les partenaires et contribuer à construire des significations partagées.

La négociation est sans doute le second principe d’action à développer en situation partenariale ou d’intermétiers. Négociation est à prendre dans son double sens étymologique celui du commerce fait d’arrangements et de marchandages et celui d’ajustement comme dans l’idée de négocier un virage. Collaborer et travailler en partenariat n’est pas simple, cela engendre de nouvelles contraintes, des déplacements dans le métier qui demandent (au moins dans un premier temps) beaucoup d’énergie pour construire un nouveau rapport au métier fréquemment traduit par des : « je n’ai pas le temps ». Ce coût ergonomique diminue quand de nouvelles routines ou de nouveaux gestes liés à la collaboration sont établis et que les pas de côté sont faits. La formation des enseignants gagnerait sans doute à intégrer l’acquisition de gestes spécifiques à la collaboration en accordant une plus grande attention à la qualité des interactions. Cela permettrait aux enseignants d’être plus vigilants aux asymétries qui peuvent s’instaurer entre les acteurs, mais aussi entre les organisations pour les contrebalancer par des gestes professionnels adaptés et rééquilibrer les rapports de force de la collaboration. La négociation par les arrangements qu’elle engendre est une manière de construire un sens commun et des significations partagées, mais aussi de faire des pas de côté pour traiter les dilemmes rencontrés.

Reconnaître les dilemmes des situations d’interface pour faire des pas de côté

La rencontre des métiers crée des dilemmes, le plus marquant est celui de temporalité chacun des métiers entretenant une relation particulière avec le temps. Le travail scolaire s’inscrit dans la durée et est rythmé par l’agenda scolaire, là où la plupart des autres métiers s’inscrivent dans le rythme de l’année civile. Le temps social, lui, organise les interactions et nécessite la coordination des agendas, il fait intervenir l’instant et l’urgence de la décision. Face au dilemme de temporalité, le risque serait de donner le primat à la coordination d’un temps spatialisé, matérialisé et segmenté, qui est le temps social dit objectif, au détriment de la construction d’une histoire commune fabriquant le cadre de référence commun et la construction de significations communes. Les dilemmes qu’ils soient de temporalité ou de continuité/discontinuité sont peu pris en compte ce qui dans la réalité des pratiques cristallise souvent les conflits entre partenaires. Il n’y a jamais de réponse universelle à un dilemme, mais s’interroger, par exemple, sur la nature des continuités permet de concevoir des discontinuités parfois profitables. Une discontinuité de pratique ne veut pas dire qu’il n’y a pas continuité du processus d’apprentissage ou de son développement dans l’univers de l’autre encore faut-il que l’objet commun, la réussite de l’élève, soit clairement partagé et surtout également signifiante pour chacun.

Le partenariat est finalement une sorte de bricolage (Lévi – Strauss, 1962) permanent nécessitant de composer avec une série de dilemmes et de choisir en fonction de la situation. La reconnaissance des conditions nécessaires à une collaboration constructive, c’est-à-dire orientée par le développement et l’émancipation de l’élève. Il y a là des défis à relever concernant la formation ou le soutien aux environnements de travail pour veiller aux inégalités territoriales qui peuvent se développer en fonction des ressources présentes dans le milieu.

Les frontières symboliques originelles de l’école s’effacent et nécessitent de fréquentes reconstructions favorisant la circulation des savoirs. Une reconnaissance de l’activité partenariale qui unit les univers semble nécessaire tout comme l’est le fait de soutenir les collaborations par des dispositifs d’accompagnement en lien avec la recherche qui mettent en réflexion croisée les différents métiers ou univers.

Corinne Mérini
Maître de conférences honoraire
Chercheur associé au laboratoire Activité, connaissance, transmission, éducation (ACTé)

Bibliographie

Hippolyte Durand, Article Voyages scolaires in Ferdinand Buisson (dir.), Dictionnaire de pédagogie d’instruction primaire, Paris : Hachette, 1887.

Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris : Plon, 1962.

Thierry Piot, Nouveaux territoires pour l’agir professionnel des enseignants : exemple de la prévention contre le décrochage scolaire in Thierry Philippot & Jean-François Thémines, Aux frontières du travail enseignant, Rouen : PUHR, 2021.

Susan Leigh Star, & James R. Griesemer, “Institutional ecology,translations and boundary objects: Amateurs and professionals in Berkeley’s Museum of Vertebrate Zoology”, 1907-39. Social studies of science, 19(3), 387-420, 1989.

Anselm Strauss, La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Paris : L’Harmattan, 1992.