Bruno Blanche,  Entretiens,  Numéro 15

Entretien avec Bruno Blanche

C’est en accompagnant ses élèves comme professeur des écoles, puis des collègues enseignants comme conseiller pédagogique, que Bruno Blanche a mis en œuvre des pratiques ambitieuses de danse à l’école auprès d’enfants des classes populaires dans des perspectives qui sont celles de l’émancipation par la création et la culture.

Carnets Rouges : Quelles sont les finalités de la danse à l’école et quelles seraient les conditions nécessaires pour qu’une expérience scolaire de la danse permette de les atteindre ?

Bruno Blanche : Je vous propose de partir des programmes de l’éducation nationale concernant l’école primaire : le premier point remarquable est que la danse ne bénéficie pas de domaine à part entière comme c’est le cas pour la musique ou les arts plastiques. Elle apparaît majoritairement comme une pratique enseignée parmi d’autres en EPS mais elle est également convoquée dans d’autres domaines d’enseignements notamment la musique, les arts plastiques et l’histoire des arts. Cela signifie que les finalités de la danse à l’école ne peuvent se réduire à ceux d’une pratique physique même si elle engage le corps. Les programmes indiquent d’ailleurs qu’elle est une « discipline physique et artistique ». Elle appartient au parcours d’éducation artistique et culturel, et de ce fait, doit être abordée selon trois entrées : pratiques, rencontres et connaissances. L’une des conditions de son enseignement est de ne pas se limiter à la pratique physique mais de prendre en compte la dimension artistique de la danse en favorisant des rencontres avec des œuvres chorégraphiques et la construction de connaissances spécifiques.

Examinons chacune de ces entrées au regard des programmes. En ce qui concerne la pratique, l’essentiel des objectifs est décrit dans la partie EPS avec comme visée le développement de la capacité expressive et artistique du mouvement. Par ailleurs, il y est indiqué, comme exemple de pratique, une distinction qui me semble intéressante entre les danses collectives et la danse de création. En effet, les danses collectives relèvent d’une tradition scolaire, d’un répertoire de rondes et de diverses danses collectives qui se transmettent bien souvent entre collègues par imitation. Ce qui m’intéresse, c’est la séparation de ces danses disons codifiées dans leurs formes et leurs déroulements, avec ce qui serait « la danse de création ». « Danse de création » est une terminologie nouvelle dans les programmes scolaires qui évoque une danse qui ne relève ni de la codification, ni d’une forme préexistante mais plutôt de l’invention et de l’expérimentation. Ces aspects de la « danse de création » sont d’ailleurs exprimés clairement dans les programmes de maternelle. Il me semble qu’à travers cette notion de « danse de création », les programmes indiquent à la fois une démarche pédagogique reposant, disons pour faire court, sur l’expérimentation mais également qu’ils se réfèrent à ce que l’on peut désigner comme les valeurs ou les fondamentaux de la danse contemporaine. Je m’appuie ici sur les travaux de Laurence Louppe dans son livre « Poétique de la danse contemporaine », un livre pour moi fondateur, c’est un ouvrage de référence sur la danse. Laurence Louppe parle au sujet de la danse contemporaine de l’idée d’un langage gestuel non transmis. Il s’agit d’une danse qui repose sur la production d’un geste personnel à partir d’une intention motrice sans anticipation sur une forme donnée mais suivant le travail sensible du corps. Voici, donc ce qui serait l’une des finalités de la danse à l’école : connaître et se rendre sensible à partir de l’expérience, mais aussi à partir de la rencontre avec des œuvres chorégraphiques, aux possibilités expressives d’un langage gestuel non transmis. Cette finalité propre à la danse peut être rapportée à l’un des objectifs visés dans le socle commun : comprendre, s’exprimer en utilisant les langages des arts et du corps.

Les finalités de la danse à l’école ne visent ni un apprentissage technique, ni l’apprentissage et la reproduction de formes codifiées mais bien plutôt à rendre sensible les élèves à la capacité expressive du mouvement. Il s’agit d’une pratique d’exploration et de réflexion avec une priorité accordée au processus, au cheminement qui d’une intention personnelle va travailler la « matière du corps » pour donner à voir une forme construite sans référence obligée à un quelconque modèle antérieur.

CR : Vous avez évoqué la rencontre comme une entrée nécessaire de la danse à l’école ?

Bruno Blanche : Du point de vue des rencontres, je voudrais évoquer la question du travail en partenariat entre un artiste, un enseignant et les élèves ; un travail collaboratif entre trois termes, chacun détenteur de savoirs divers et hétérogènes, qui seront convoqués et parfois confrontés dans le travail commun. Il s’agit de ne pas nier les diverses références sociales et culturelles de la danse des élèves mais de les mettre en regard et de les confronter avec les propositions artistiques de l’intervenant et les intentions de l’enseignant. De ce fait, le partenariat est à considérer comme un processus de recherche pour tous ses acteurs. Dans ce cadre, il semble essentiel de chercher à ce que les élèves en deviennent plus que des acteurs, mais bien les porteurs du projet. Il s’agit d’un processus de partage dont les finalités sont d’une part, l’exploration de la syntaxe singulière de danse de l’élève et d’autre part, la découverte de celle de l’artiste. De ce fait, il existe une tension entre une expérimentation personnelle attentive à ses perceptions comme à son imaginaire et le collectif de travail qui observe, valide, encourage, reproduit, transforme cette syntaxe singulière qui émane de la danse de l’élève. Dans un tel travail, l’observation occupe une place prépondérante, elle fait partie de l’apport artistique du danseur qui intervient dans la classe mais c’est également une source et un objet de connaissance pour les élèves comme pour l’enseignant que l’on doit chercher à affiner au cours du processus. C’est en partie par l’attention portée au mouvement de l’autre que l’élève peut se rendre sensible à son propre corps en mouvement qui, ce faisant, peut devenir, en paraphrasant Laurence Louppe, le sujet, l’objet et l’outil de son savoir.

CR : Vous évoquiez la connaissance comme le troisième vecteur nécessaire…

Bruno Blanche : Ce savoir construit dans l’expérimentation peut alors être mis en rapport avec un ensemble d’œuvres et de pratiques chorégraphiques (qui englobent au-delà des œuvres chorégraphiques les méthodes de travail, de composition, de recherche des artistes). De ce point de vue, les instructions officielles et les différents supports de leur diffusion (je pense au réseau Canopé, à la plate-forme Eduscol…) offrent de nombreuses ressources qui sont intéressantes du fait de leur diversité mais qui ont le défaut de ne pas proposer de vision d’ensemble organisée. Je pense qu’il serait important pour le développement de la danse à l’école d’organiser ces outils en fonction de différentes approches qui de ce fait guideraient le travail en classe. On pourrait proposer un ensemble de références facilitant différentes approches qui furent développées dans le travail de « Danse à l’école » et celui de Marcelle Bonjour :

– une approche artistique permettant d’observer les singularités de la proposition chorégraphique et le champ d’expériences qu’elle propose au spectateur,

– une approche culturelle situant l’œuvre dans le cadre artistique de l’époque en référence au programme de l’histoire des arts,

– une approche plus analytique visant à identifier les traitements singuliers des paramètres fondamentaux de la danse mis en jeu dans le travail chorégraphique,

– enfin une approche méthodologique permettant de développer des techniques d’observation et d’analyse en confrontant différentes œuvres sur une question précise (par exemple le rapport à l’espace, la temporalité à l’œuvre, la dynamique de mouvement…)

On voit comment une autre finalité de la danse à l’école serait de favoriser, à partir d’un regard éveillé par sa propre pratique, l’élaboration d’une culture commune qui bien que construite collectivement dans le travail de l’école pourra nourrir une appétence et une sensibilité personnelle.

CR : Comment former et accompagner les enseignants pour les aider à créer du sens ou de l’émotion au-delà de l’usage spontané de stéréotypes ?

Bruno Blanche : Il me semble que la pratique de la danse à l’école repose sur un dispositif qui articule l’expérimentation, l’improvisation, l’interprétation et la composition. Dans un tel dispositif, il ne s’agit pas d’apprendre à un corps des mouvements ou un enchainement de mouvements mais de rendre conscient de la potentialité de gestes qu’offre l’expérience de la danse et de la capacité de projections et de fictions qu’elle autorise. Ce dispositif est la condition pour faire éprouver et réfléchir aux processus de création et par confrontation avec des œuvres chorégraphiques construire une culture partagée. Ainsi, à l’école, est-il possible d’aborder concrètement des éléments inhérents à la création chorégraphique : l’expérience sensible du geste, la variation de sa dynamique, ses potentialités fictionnelles, l’exploration de l’espace, la question du rythme mais également des questionnements éthiques et philosophiques (égalité, domination, altérité…), l’articulation avec d’autres œuvres et d’autres arts…

Mettre en œuvre un tel dispositif repose sur plusieurs facteurs qui nécessitent une réflexion et une formation des enseignants, d’autant plus qu’ils ne coïncident pas toujours avec la représentation courante des apprentissages. Ces facteurs concernent différents aspects de l’enseignement : la représentation des modalités d’apprentissages, le savoir-faire technique sur l’improvisation et l’interprétation, le questionnement sur la place du corps dans l’apprentissage, l’appréhension sensible de l’acte d’enseignement.

L’enseignement de la danse à l’école repose sur une pratique qui allie action, invention et réflexion travaillées dans un même mouvement. De ce fait, les situations d’apprentissages cherchent à offrir le plus grand nombre de possibilités d’explorations et attendent en retour une multiplicité de réponses. Cette démarche implique de l’enseignant d’accepter la divergence des réponses et de favoriser le retour critique sur les conditions de productions du geste, les effets produits, ainsi que les interrogations auxquelles elles ouvrent. Par ailleurs, cette situation d’apprentissage, initiée sur les découvertes singulières, suppose que l’enseignant aide au partage de cette expérience personnelle par le recours au langage et par la mise en œuvre de situations d’imitation et de transposition des propositions gestuelles des élèves. On comprend alors qu’une telle démarche, où le rôle de l’enseignant n’est pas de transmettre ou de guider, expose à la difficulté (depuis longtemps repérée notamment en arts plastiques) à mettre les élèves en situation d’expérimentation finalisée, de recherche, dans laquelle une large part d’initiative peut leur être laissée.

Par ailleurs concevoir une situation d’exploration en danse nécessite de connaître quelques modalités d’improvisation. En effet, l’improvisation est une technique en danse, elle est au cœur de nombreux questionnements artistiques car elle ouvre la voie à la nouveauté. Elle repose sur un ensemble de consignes, d’inducteurs (des objets, un univers sonore, des mots…) et d’un système de contraintes (par exemple sans les bras, en restant en contact avec un partenaire…) qui vont induire des expériences sensorielles et des états de corps propices à la découverte d’un potentiel de gestes. Il me semble qu’il y a quatre possibilités pour se former à cette dynamique de l’improvisation : l’éprouver corporellement dans des ateliers de danse, prendre connaissance de quelques œuvres chorégraphiques et de leurs processus d’élaboration, observer des mises en œuvre et les effets sur la danse des élèves dans le cadre de partenariat avec un danseur, mettre en œuvre des propositions pédagogiques issues de la littérature professionnelle. [1]Par exemple à partir de l’ouvrage récent de Pascale Tardif et Laurence Pagès, Danser avec les albums de jeunesse, Réseau Canopé, 2015.

Un autre élément impliquant une formation des enseignants semble essentiel, il concerne l’observation de la danse de l’enfant. Hubert Godard, qui est danseur et formateur en analyse du mouvement dansé, aborde dans un très beau texte[2]Hubert Godard, L’enfant interprète, le regard de l’adulte spectateur, in Balises n°1, CESMD Poitou-Charentes, novembre 2001. cette question du regard du professeur sur la danse de l’enfant. Il insiste sur la nécessité pour le professeur d’éprouver une empathie kinesthésique et de percevoir, de « corps à corps », ce qui révélerait dans la danse de l’élève son empreinte propre et sa potentialité expressive. Il s’agit de porter un regard sensible sur la danse de l’élève pour être à même d’en reconnaître la singularité, de la faire partager à la classe et éventuellement de faire des propositions de variations ouvrant ainsi à de nouvelles recherches. Ce travail de l’observation peut être exercé dans le cadre d’ateliers comme dans les confrontations avec des œuvres chorégraphiques. Par ailleurs, il permettra à l’enseignant de mieux accompagner l’élève dans l’observation de sa propre danse comme de celles des autres et ce faisant à devenir spectateur d’œuvres chorégraphiques en résonance avec ses propres recherches. Ainsi peut-on dire que dans cette démarche l’élève tout autant que l’enseignant sont invités à se laisser guider par ce que l’on pourrait nommer l’intelligence sensible du corps.

CR : Pensez-vous que la danse ait un rôle particulier dans l’émancipation culturelle des enfants des classes populaires ?

Bruno Blanche : La question du rapport de la danse à l’émancipation m’évoque plusieurs niveaux de réponse. Tout d’abord, on peut considérer que la danse contemporaine repose en partie sur des ruptures successives avec des institutions et des écoles qui représentaient un certain académisme. A plusieurs reprises dans l’histoire de la danse contemporaine, des artistes ont éprouvé le désir de réinterroger ce que peut le corps dansant, en ouvrant un champ de questionnement auquel leurs pratiques cherchaient à répondre. Ces recherches tendent à faire du corps l’instrument de l’imprévisible (expression de Laurence Louppe à propos du travail de la chorégraphe Trisha Brown) et de l’improvisation une technique opérante. Elles s’accompagnent parfois de la mise en œuvre de principes égalitaires par exemple entre le geste de l’amateur et celui du danseur professionnel, entre les différentes parties du corps mises en jeu, entre les lieux réservés aux spectacles et les autres lieux possibles pour la danse… Bref, un ensemble de principes et de valeurs a accompagné cette quête de l’émancipation. On peut penser que les élèves à partir de leur pratique peuvent se saisir de certaines de ces valeurs en danse et plus largement dans leurs vies d’écoliers. Je pense notamment, en plus des principes égalitaires, au respect du corps de l’autre, à la recherche d’une solution singulière juste, aux respects des différentes propositions artistiques, au refus de la hiérarchie entre différents gestes ou entre les interprètes…

Par ailleurs, l’une des conséquences de la dimension d’invention de la danse contemporaine est qu’elle est peu diffusée dans les circuits économiques de la culture de masse. Elle est très peu connue dans les milieux populaires et de ce fait, il semble nécessaire de chercher à inclure les parents d’élèves dans les projets de danse à l’école. Ainsi, j’ai pu assister à des ateliers de danse s’adressant aux parents et aux enfants d’une même classe. Ces ateliers ont permis d’une part, de mettre à l’épreuve l’aspect égalitaire de la danse en ceci que tout le monde danse et d’autre part, de partager en la faisant vivre aux parents d’élèves une méthode d’apprentissage centrée sur la recherche et l’improvisation.

Ensuite, un autre niveau de réponse se situe dans l’expérience de danse de l’élève. En effet, comme le remarque le philosophe Michel Bernard, un corps ne peut être dit dansant qu’à partir du moment où son geste abandonne son but utilitaire et sa fonction économique, pour s’émanciper et s’autonomiser. La danse à l’école invite les élèves à vivre l’expérience d’un geste qui s’émancipe de tout but utilitaire ou technique. Il me semble que c’est une expérience assez rare et qu’elle implique des conséquences en termes d’apprentissage notamment ceux qui concernent les processus artistiques et leurs rapports à la vie sociale courante. Par ailleurs, la recherche sensible d’un geste portée par les systèmes d’improvisation et de composition amène parfois les élèves à découvrir des capacités inédites et par la même à s’émanciper de leurs habitudes corporelles. A ce propos, je me permets une anecdote qui m’a marqué. J’ai eu un élève hémiplégique qui était suivi par un centre de santé, notamment un médecin et un ergothérapeute qui sont venus le voir danser. Je me souviens de leur émotion et de leur étonnement car ils ne le savaient pas capable de tels mouvements avec son bras handicapé. La danse à l’école, c’est aussi expérimenter ce dont est capable le corps.

Le sociologue Marcel Mauss a montré que les gestes ne relèvent pas d’un déterminisme héréditaire de comportements innés mais bien plutôt d’une transmission sociale et culturelle. Cet apprentissage déterminé socialement peut sans doute être questionné par la pratique de la danse en ouvrant d’autres possibilités de mouvement. De la même façon, la discipline imposée aux corps, notamment à l’école peut-elle aussi être questionnée dans la pratique de la danse à l’école, c’est le cas par exemple dans le projet chorégraphique « En classe[3]http://www.individus-en-mouvements.com/fr/spectacle/actions-en-ecoles-68  » de Julie Nioche dans lequel les gestes quotidiens de la vie de classe sont l’objet de recherche et de transgression.

Je voudrais terminer en évoquant les élèves de milieu populaire qui, à la suite de projet de danse à l’école, ont décidé de prendre des cours réguliers de danse contemporaine, car ceux d’entre eux que j’ai connus se sont, avec audace, émancipés de contraintes sociales et culturelles pour assumer ce choix et vivre une expérience inouïe.

Notes[+]