École et élitisme,  Numéro 24,  Paul Devin

Édito | « L’élite obéit aujourd’hui essentiellement à un principe de reproduction »

Les habiletés du discours républicain sur l’égalité des chances cherchent à nous faire croire à l’existence d’une équité de traitement capable de dépasser les discriminations scolaires qu’elles soient liées à l’origine sociale ou aux stéréotypes de race ou de genre. Sans doute la massification de l’accès aux études scolaires a-t-elle permis une remarquable élévation du niveau de connaissance et de qualification mais, pour autant, elle n’a guère modifié le recrutement des élites, continuant à réserver aux élèves d’origines privilégiées l’accès aux diplômes et aux emplois liés à de hautes responsabilités et à de forts revenus. L’égalité des chances n’aura pas été le vecteur de la justice sociale.

Dans un tel contexte, l’argument de la méritocratie individuelle cherche à nous convaincre que l’accès aux élites ne serait qu’affaire de travail et de volonté, voire de don ou de potentialités. Il masque mal une réalité où la mobilité sociale reste largement entravée par les origines. Nous sommes bien loin d’une composition sociale des élites qui aurait quelque ressemblance avec celle de la société entière. Pour tenter de masquer l’incapacité des choix politiques à modifier la structure même des inégalités scolaires, sont exposés, dans les discours institutionnels, les itinéraires exceptionnels de ceux qui, en dépit de leurs origines sociales modestes, finissent par accéder aux études habituellement réservées aux classes favorisées. Mais cette stratégie de « l’excellence » n’est qu’une tentative hypocrite de justification : au-delà de ces quelques exceptions brandies comme des trophées, la reproduction sociale persiste pour la quasi-totalité des élèves. L’existence de parcours singuliers et remarquables ne vient aucunement à bout d’une réalité globale d’enfermement dans une destinée scellée par des injustices qui dépassent largement la question scolaire.

Certains de nous défendront un refus radical qui conteste l’idée même d’élite, lui affirmant une nature fondamentalement contraire à l’égalité. D’autres exprimeront une vision plus modérée qui doute de la possibilité de renoncer aux élites sans pour autant faire fi des principes égalitaires. Mais nous devons, a minima, nous rejoindre sur l’analyse que, sous prétexte de la nécessité fonctionnelle de garantir qualitativement l’accès aux emplois de responsabilité, l’élite obéit aujourd’hui essentiellement à un principe de reproduction par lequel les classes dominantes entendent bien garder la maîtrise du pouvoir politique et financier.

Cela constitue d’évidence, un obstacle à concilier toute volonté élitiste avec la fonction émancipatrice de l’école qui, au-delà des emplois et des métiers auxquels elle permet d’accéder, œuvre pour que toutes et tous puissent penser et agir le monde grâce à un jugement raisonné, éclairé par les savoirs. Les perpétuels renoncements des politiques scolaires laissent de plus en plus clairement entendre que quelques savoirs fondamentaux suffisent aux citoyens ordinaires et que l’expérience culturelle n’est plus une visée indispensable du parcours scolaire de chacune et chacun. Plutôt que de se mobiliser sur quelques stratégies d’accès aux classes préparatoires pour les enfants des classes populaires, le véritable enjeu est de lutter contre l’assignation des élèves les moins favorisés à des parcours de formation pour lesquelles les obsessions patronales à préparer à l’employabilité ont fini par faire renoncer aux ambitions d’une culture scolaire capable d’émancipation sociale et intellectuelle. Nous devons craindre que la justification de l’élite se nourrisse d’une méfiance à l’égard des classes populaires jugées irrémédiablement ignorantes et donc potentiellement dangereuses. C’est pourquoi nous voulons lui préférer une école égalitaire et émancipatrice qui garantit à chacun ses choix d’orientation et de vie, sans hiérarchisation.

Paul Devin

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