École et élitisme,  Florian Gulli,  Numéro 24

La question des élites

Le terme « élite » n’est pas courant dans la tradition marxiste. Aucune entrée « élite » dans le pourtant très volumineux Dictionnaire critique du marxisme de Labica et Bensoussan. L’expression que l’on trouve, par exemple dans L’idéologie allemande de Marx et Engels, et qui pourrait, apparemment, faire figure de synonyme est celle de « classe dominante ».

Pourquoi faudrait-il préférer « classe dominante » à « élite » ? L’expression « classe dominante » est plus précise et dénuée d’ambiguïté. Pointer une domination, c’est viser son dépassement, c’est-à-dire ici viser une « société sans classe » (expression aujourd’hui délaissée, qui n’a pourtant pas la naïveté qu’on lui prête souvent). Le mot « élite », en revanche, est beaucoup plus positif. « Élite » désigne une forme de dignité, le fait d’avoir été choisi, élu, ce qui suppose de s’être distingué par ses qualités. La critique des élites, dès lors, est toujours ambiguë. Que vise-t-elle en effet : à débarrasser la société de toute élite ou à remplacer une élite par une autre ? C’est en effet l’un des ressorts classiques de la critique des élites : dénoncer une élite corrompue et en même temps en appeler aux véritables élites. La critique de l’élite « cosmopolite » ou « enjuivée » comme préalable à la restauration d’élite nationale et non corrompue.

Le mot « élite » va néanmoins faire retour parmi les marxistes. Les choses se passent au début du XXe siècle en Italie. La sociologie et la science politique, Vilfredo Pareto et Gaetano Mosca en particulier, développent alors toutes sortes de considérations sur les élites[1](1) Les détails de ce débat sont présentés dans un article de Denis Collin, « La théorie des élites », disponible à cette adresse : http://denis-collin.viabloga.com/news/la-theorie-des-elites, 2010. Robert Michels (1876-1936), militant social-démocrate, enseigne à Turin depuis 1907. Il applique ces réflexions sur les élites aux partis sociaux-démocrates. Ceux-ci seraient animés de tendances oligarchiques. Les dirigeants des partis de masse, bourgeois ou anciens ouvriers, constitueraient une sorte d’« élite ouvrière », ou d’oligarchie, dotée d’un pouvoir sur les masses.

Mais c’est surtout à partir des années 1930 que le thème va finir par s’imposer. Dans un article consacré à la question des « élites », le philosophe Denis Collin écrit :

« Entre les deux guerres, surtout au cours des années 30, se développe une discussion de la plus haute importance sur les rapports entre le communisme soviétique, les diverses formes de fascisme et la montée d’un État interventionniste même dans les bastions du libéralisme, comme aux États-Unis avec le New Deal de Roosevelt. Face à la crise du capitalisme (il faut avoir à l’esprit le véritable traumatisme qu’a été le krach de Wall Street à l’automne 1929), ces trois formes de régimes développaient des politiques qui, au-delà de leurs différences notables sur le plan humain ou moral, n’en étaient pas moins étrangement convergentes. L’étatisme et l’intervention de la bureaucratie politique dans la planification économique, la reconnaissance de la nécessité de se préoccuper du bien-être des travailleurs et de leur offrir des protections légales (allant ainsi à l’encontre des sacro-saintes lois du marché du travail), le rôle croissant des techniciens et des managers de l’économie, voilà quelques-uns de ces traits communs. On remarquera aussi, dans le désordre, que Mussolini vient du socialisme et qu’il a su attirer à lui des éléments parmi les plus radicaux (cf. Michels !), que le NSDAP de Hitler se dit « socialiste » et prétend offrir aux travailleurs allemands la réponse à leurs aspirations socialistes, ou encore que le Dr Schacht, le premier ministre de l’économie de Hitler était un disciple de Keynes, inspirateur du New Deal ou encore que la gauche a joué un rôle important dans l’administration Roosevelt : on commence à avoir le tableau d’une situation qu’on a bien oubliée aujourd’hui ».

Ce que nous retiendrons de ces évolutions historiques et de ce débat est le point suivant : l’opposition capital / travail ne semble pas épuiser le tableau des rapports de pouvoir et de domination dans les sociétés modernes. Il existerait donc, à côté du pouvoir fondé sur la propriété des moyens de production, une autre forme de pouvoir que le mot « élite » chercherait à désigner. Ce pouvoir est le pouvoir de l’organisation, il est le pouvoir d’un savoir. Bureaucrates, managers, organisateurs, directeurs, sont les noms qu’on utilise alors pour désigner cette nouvelle couche sociale.

Cet autre pouvoir a été thématisé par d’autres traditions que le marxisme. On citera au moins Foucault et Bourdieu. Le premier développe la conception d’un savoir-pouvoir irréductible à la production, disséminé dans les institutions publiques, de la caserne à la prison en passant par l’hôpital. Le second développe le concept de « capital culturel » pour complexifier des analyses de l’espace social trop centrées à ses yeux sur le « capital économique ».

La question est prise en charge aussi du côté des marxistes. Nous voudrions ici, sans aucun souci d’exhaustivité, nous intéresser aux élaborations de l’un d’entre eux : le philosophe Jacques Bidet. Ce dernier propose une approche renouvelée de la structure de classe de nos sociétés. C’est l’une des facettes de ce que pourrait être un « altermarxisme »[2]Jacques Bidet, Gérard Dumenil, Altermarxisme. Un autre marxisme pour un autre monde, Paris, PUF, 2007 pour reprendre le titre d’un ouvrage qu’il a rédigé avec Gérard Duménil.

Voilà ce qu’écrit Jacques Bidet dans son dernier ouvrage : « la théorie marxiste des classes est, à mes yeux, fautive sur un point décisif : il lui manque de distinguer, au sein de la classe dominante, ces deux « pôles », tout à la fois convergents et divergents »[3]Jacques Bidet, « Eux » et « nous » ? Une alternative au populisme de gauche, Paris, Kimé, 2018, page 18, le pôle du capital et le pôle de la compétence, le pôle de la « finance » et celui de l’« élite »[4]Jacques Bidet, « Classe, parti, mouvement – classe, « race », sexe », PUF, Actuel Marx, 2009/2 n° 46, page 118 (technocratie, cadres, technostructure, management, etc.). Il n’y aurait donc pas seulement deux forces sociales primaires, le travail et le capital, mais trois : la finance, l’élite, le travailleur collectif. Les deux premières constituant les deux pôles d’une même classe dominante.

L’élite ne fonde pas son pouvoir sur la propriété du capital mais sur la « compétence » reconnue socialement. A l’intérieur de l’entreprise, les deux pouvoirs sont intimement liés, le pouvoir-compétence étant subordonné au pouvoir-capital. Dans la société entière, dans les institutions publiques par exemple, ce pouvoir existe par lui-même, indépendamment du capital : « pouvoir managérial, administratif, pédagogique, médical, militaire, judiciaire ou autre ».

Cette analyse, outre qu’elle éclaire des pans entiers des évolutions sociales contemporaines, a aussi un intérêt en terme de stratégie politique. Sur la base de cette structure de classe repensée, Jacques Bidet propose d’envisager la dynamique des alliances entre ces trois forces sociales : lorsque l’élite est alliée à la classe des travailleurs ou lorsqu’elle se rapproche du pôle capitaliste de la classe dominante.

Loin des facilités d’un discours qui déclare obsolète l’idée de « gauche », au motif que le mot ne ferait plus rêver personne, Jacques Bidet fournit des clefs pour comprendre, en termes de classes et d’alliance de classes, les ambiguïtés de ce concept. La « gauche », sans majuscule, désigne la « gauche élitaire », le gouvernement des élites reconnues pour leur compétences, « élites » alliées à la « finance » (typiquement le Parti socialiste français depuis 1983, Delors et Rocard). Mais la gauche ne se réduit pas à celle-ci. Il existe une « Gauche populaire », la gauche avec une majuscule, qui s’enracine dans une alliance entre l’élite des compétents et les classes populaires organisées.

La stratégie d’une Gauche populaire consiste donc à tenter d’opposer sans cesse les deux pôles de la classe dominante, en vertu du principe « diviser pour mieux régner ». Et en même temps, à tenter de nouer une alliance avec cette force sociale élitaire, alliance sans laquelle la force des travailleurs demeure isolée.

On le voit le concept d’élite s’avère tout à fait utile pour comprendre la structure de classe de nos sociétés et pour s’orienter politiquement.

Florian Gulli
Professeur de philosophie

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