Idéologies éducatives : Quand « le biologique » est utilisé pour nier « le social »,  Numéro 29,  Sylvain Connac

Différencier sans individualiser

Suivons deux élèves. Ils évoluent dans des classes où chacun est reconnu de manière singulière. Mais ils ne travaillent pas du tout de manière individualisée. Au contraire, la différenciation pédagogique est conçue pour que l’hétérogénéité soit une richesse plus qu’une contrainte. Le collectif est essentiel mais chacun trouve sa place. Comment cela est-il concrètement possible ? Quels sont les paradigmes théoriques sous-jacents ? Peut-être est-ce l’avenir de notre école…

En pédagogie, personnaliser n’est pas individualiser. Ce sont mêmes des pratiques bien différentes, à bien des égards. Si individualiser, c’est organiser le travail des élèves selon ses besoins individuels (quitte à leur proposer des parcours distincts et spécifiques), personnaliser, c’est postuler qu’un élève est aussi un être social. Une pédagogie personnalisante consiste donc à trouver un équilibre entre des temps collectifs et communs à tous les élèves d’une classe et des temps de travail personnel où chacun réalise un travail qui correspond à ses progrès, seul ou en coopération.

Concrètement, qu’est-ce que cela peut donner ? Suivons deux élèves qui évoluent dans des classes personnalisées.

Paul a 8 ans, il est en CE2. Sarah a 13 ans, elle est en 4ème.

Il est 8h30. Paul se présente devant l’école dont le portail vient d’ouvrir. Il entre dans la cour et rejoint directement la salle de sa classe. Quelques autres camarades sont déjà affairés. Ils se disent bonjour et Tiphaine, l’enseignante, demande à Paul si tout va bien. Paul s’installe à une place libre et sort son cahier du jour. Comme tous les jours d’école, il écrit sa phrase puis sort son plan de travail et continue ses exercices de calcul. Il est 9h00. C’est aujourd’hui au tour de Salim de présider la classe. Il anime le « Quoi de neuf ? » puis donne la parole aux élèves qui souhaitent lire leur phrase. « Hier, je suis monté tout en haut du château et c’est la première fois que mon père m’a laissé faire. ». Paul répond à un copain qui lui demande s’il n’a pas eu peur. Puis, Salim lance les rituels du jour, cette fois-ci sur de l’orthographe lexical et de la reconnaissance de figures géométriques. Paul se met avec Salim et chacun interroge l’autre sur les mots qu’il a dû apprendre à la maison. À 9h30, Tiphaine demande l’attention de toute la classe et explique que c’est le moment de passer à la leçon de grammaire sur les adjectifs. Paul participe volontiers à ce qui est demandé, travaille parfois seul, d’autres fois au sein d’un groupe. Ce temps se termine par le texte sur les adjectifs que les élèves doivent recopier sur leur cahier. Demain, ils feront les exercices d’entrainement. Après la récréation, tous les élèves sortent leur plan de travail. Paul est en degré d’autonomie 3. Il peut donc travailler comme il le souhaite, pendant que trois autres élèves, en degré d’autonomie 1, se regroupent autour de Tiphaine qui leur indique le travail qu’ils vont devoir réaliser pendant l’heure qui s’ouvre. Paul profite de ce temps personnel pour avancer la préparation de sa ceinture de calcul. Il en profite pour solliciter Salim parce qu’il a un doute, puis il va déposer son passeport auprès de Tiphaine parce qu’il se sent prêt à passer son évaluation : la ceinture bleue de calcul. Il se met dans un coin de la classe, pendant ½ heure, il devra travailler sans coopération.

Il est 14h00. Sarah se présente avec sa classe devant la salle du cours d’histoire-géographie. Marc, l’enseignant, les accueille en lui demandant si elle veut piocher une étiquette. Sarah en prend une. Cela lui permet d’être intégrée à un groupe. Si elle n’en avait pas pris, elle aurait fait le même travail que ses camarades, mais seule, ce qu’elle ne veut pas aujourd’hui. Sur l’étiquette, il y a inscrit « 3 – Temps ». Cela signifie qu’elle va rejoindre la table 3 et sera responsable du temps. Marc ouvre ensuite le rituel du journal des apprentissages. Chaque élève dispose de quelques minutes pour écrire ce qu’il a appris lors du dernier cours. Sarah note : « je me souviens que nous avons regardé une vidéo sur la ville de Bram ». Marc lui donne la parole pour lire sa phrase à voix haute et lui fait remarquer qu’elle n’explique pas ce qu’elle a appris, mais plutôt ce qu’elle a fait. Sarah lui répond alors qu’elle a retenu que les lignes de TGV étaient construites à côté de l’autoroute et pas loin d’un canal. « C’est mieux ainsi » lui répond Marc. Puis, il donne la consigne à toute la classe. Il projette le tableau de la prise de la Bastille par Lallemand, répond aux questions des élèves sur cette peinture et leur distribue cette consigne : « à votre avis, pourquoi les révolutionnaires ont-ils attaqué ce bâtiment ? ». Il répond à de nouvelles questions et laisse quelques minutes aux élèves pour réfléchir seuls à cette question. Chacun peut ensuite apporter quelque chose. Dans son groupe, Sarah demande ce qu’est ce bâtiment et Gina lui dit qu’elle pense que c’est une caserne. Les élèves échangent des idées qui ne sont pas compatibles les unes avec les autres. Au bout de 4 minutes, Sarah intervient pour dire qu’il ne reste qu’une seule minute. Ses partenaires se disent qu’ils n’ont pas la réponse. Puis, c’est Marc qui reprend la main sur l’ensemble de la classe. Il demande à chaque porte-parole de donner une idée qu’il projette soigneusement au tableau. Il obtient plusieurs réponses : pour libérer les prisonniers – pour chercher des armes – pour dire leur colère – pour tuer le roi – … Il insiste pour que l’incertitude s’étende dans l’esprit de chaque élève. Les corps deviennent immobiles. Les élèves n’en pouvant plus d’attendre, ils réclament ses explications. Marc montre alors des documents qui indiquent les deux principales hypothèses à ce soulèvement : pour se procurer des armes et pour faire tomber un symbole de la répression monarchique. Plusieurs élèves demandent davantage d’explications. Puis, chacun colle sur sa feuille un résumé du cours, avant que Marc distribue un test de fin de cours, pour que chaque élève sache s’il a compris, ou pas, l’essentiel de ce qui a été travaillé. Il corrige dès que les élèves disent avoir terminé et le cours se termine par un rapide bilan, pour faire le point sur les impressions de chacun.

Le défi de l’hétérogénéité

La gestion de l’hétérogénéité des élèves dans les classes est le grand défi de l’école du XXIè siècle. Soit nous parvenons à le réussir collectivement, soit nous sommes condamnés à accepter une quasi disparition du projet de l’école publique, au profit d’une myriade d’écoles qui proposent des colorations pédagogiques différentes aux familles, avec le grand risque d’un entre-soi social.
Le défi est donc de taille. Dans un monde où la notion d’individu est survalorisée, il nous faut absolument développer massivement des pédagogies scolaires adaptées à la singularité des élèves. Si l’école publique n’est pas en mesure de répondre à cette demande forte, les familles qui en ont les moyens se tourneront logiquement vers les établissements privés, non pas en raison de pédagogies plus adaptées, mais pour tenter de réduire les appréhensions de la mixité sociale. Nous avons donc un besoin impérieux de construire des modes d’organisation du travail des élèves qui leur permettent d’apprendre sans se décourager et sans être prisonniers de tempos collectifs ne répondant qu’aux attentes de quelques-uns.

Autrement dit, si nous souhaitons construire le projet d’une école pour tous et adaptée à chacun, nous devons renoncer à trois types de pratiques largement utilisées aujourd’hui :

  • les approches systématiquement uniformes, qui tentent de croire que des classes d’élèves peuvent être homogènes,
  • les approches qui isolent ou stigmatisent les élèves du reste de leur groupe, sous prétexte qu’ils sont différents ou qu’ils ont été identifiés dans un profil ou un style cognitif spécifique,
  • ainsi que toutes les formes de pédagogies actives qui se contentent de faire participer les jeunes sans mobiliser chez eux les activités cognitives nécessaires pour apprendre. C’est le cas par exemple avec les cours dialogués, qui, de l’extérieur, donnent l’impression que les échanges entre l’enseignant et la classe consistent à donner de la vie aux cours. Mais, au final, ils correspondent au cheminement de pensée des seuls élèves qui acceptent de participer aux discussions. Les autres sont témoins d’un spectacle qui, au mieux, les intéresse mais dont ils restent à distance, au pire, les cantonne dans des fonctions sociales passives ou subalternes.

Les chimères de l’individualisation

Un espoir était né avec la loi Haby en 1975 et la promesse du collège unique. Cet espoir a pris le nom de différenciation pédagogique. Malheureusement, quelques décennies plus tard, le constat est amer (CNESCO, 2017). Alors que les intentions d’une différenciation pédagogique sont de lutter pour que les inégalités devant l’école s’atténuent et pour que le niveau des élèves augmente, les constats sont plutôt inverses (au moins en France) : les élèves les plus fragiles se découragent rapidement, leurs camarades plus à l’aise disent s’ennuyer trop souvent et les écarts de réussite scolaire se creusent entre des élèves d’origines socio-culturelles différentes. Bref, la différenciation pédagogique, c’est bien beau sur le papier, mais selon les manières dont nous l’avons collectivement mise en œuvre, c’est plus qu’insuffisant.

Pendant un temps, nous avons cru avoir trouvé la solution avec la notion d’individualisation des apprentissages. Notamment à l’aide d’outils numériques permettant un suivi plus facile des avancées des élèves ou selon des théories qui invitent à affilier les élèves à des profils caractéristiques de leurs manières d’apprendre. Or, de tels logiciels suivent des logiques qui ne correspondent qu’à celles de leurs concepteurs (et fonctionnent souvent selon des principes de conditionnement), et de telles théories ne sont plus aujourd’hui validées scientifiquement parce que le genre humain se montre trop complexe pour parvenir à être typologisé de manière fidèle (sans compter que les sujets peuvent changer de profil selon les environnements, les contextes, les motivations, les histoires de vie…).

Nous avons malheureusement pensé qu’organiser la classe en donnant la possibilité à chacun de travailler à son rythme, devant des exercices adaptés à ses besoins, était la panacée pédagogique. Mais il n’en est rien. Ce serait même pire que des enseignements magistraux prodigués par un enseignant mettant du cœur dans son travail. Avec un peu de recul, que l’individualisation continue ne fonctionne pas relève d’une évidence certaine. En effet, quand tout va bien, on peut travailler sans gros encombres. Mais dès-lors que l’on se retrouve face à des obstacles (qui sont nécessaires pour apprendre si l’on ne souhaite pas brasser du déjà connu) et si l’on ne dispose pas en soi de suffisamment de ressources personnelles permettant de les dépasser, on se retrouve coincé, surtout lorsqu’on a été placé dans un parcours spécifique du fait de traits cognitifs supposés. En somme, quand ça va mal, même avec des adaptations, travailler seul ne peut que renforcer ses manques, réduire la confiance en soi et imposer la solution la plus évidente : renoncer (ou son corollaire, éviter d’apprendre). C’est pour cela que l’individualisation n’est qu’un mythe pédagogique, même bardé de nouvelles technologies et d’un lexique cognitiviste.

Vers une pédagogie personnalisante

Ce que nous travaillons le plus en ce moment sont les manières de travailler dans les classes de Paul et Sarah. Ce sont des pédagogies qui s’appuient sur les logiques d’une personnalisation des apprentissages. Or, comme déjà énoncé en début d’article, personnaliser n’est pas individualiser, de la même manière qu’une personne n’est pas un individu (Connac, 2021). Si un individu est un être insécable, qui peut s’autoriser à dire « je », une personne se définit plus largement, incluant l’ensemble de ce qu’elle est par les relations qui ont bâti son existence. Une personne devient alors un « je + nous ». C’est ainsi qu’une personnalisation des apprentissages correspond à un ensemble vaste de démarches pédagogiques qui tentent d’articuler pour les élèves trois types de temps : des temps communs pour apporter des dynamiques collectives ; des temps personnels pour que chacun puisse s’engager dans des travaux qui le concernent individuellement ainsi que des temps coopératifs pour mettre de la relation à la fois dans les moments collectifs et dans ceux où il s’agit d’apprendre par soi-même. En personnalisant, un enseignant propose aux élèves un équilibre entre des temps ensemble, des temps pour soi et des temps avec, par et pour d’autres.

Dans la classe de Paul, les élèves ont un plan de travail, ajusté à chacun. Mais celui-ci est vigilant sur deux points : les élèves peuvent se solliciter mutuellement pour s’épauler en cas de besoin et les élèves ne sont pas abandonnés dans une autonomie libérale. C’est pour cela par exemple que Tiphaine a introduit des degrés d’autonomie pour que les plus fragiles puissent être davantage guidés, pendant que d’autres n’ont pas besoin de ces étayages pour s’épanouir pleinement.

Dans la classe de Sarah, les élèves travaillent en groupe. Mais cela ne dure que quelques minutes, l’essentiel étant que chacun puisse retenir l’essentiel de ce que l’école veut transmettre. C’est pour cela que Marc pilote une alternance entre des temps individuels, en groupe et collectifs.

Le but de l’école est de contribuer à la transmission de la culture. Mais cela ne peut pas se faire sans prendre en compte qui sont les élèves ni même les associer à ce processus d’appropriation de contenus. Les pédagogies à construire sont celles qui rendront effectives les progrès de chacun, afin que les plus forts comme les plus fragiles se perçoivent plus grands en fin d’année scolaire. C’est à notre portée, nous savons quelles voies emprunter. Mais il reste encore, en 2023, à les tracer collectivement.

Sylvain Connac
Université Paul-Valéry Montpellier III – LIRDEF

Bibliographie

Guillaume Caron, Laurent Fillion, Céline Scy, Yasmine Vasseur, Osez les pédagogies coopératives au collège et au lycée. ESF Sciences Humaines, 2021.

Cnesco, Différenciation pédagogique. Comment adapter l’enseignement pour la réussite de tous les élèves ? Cnesco/IFE, 2017. En ligne : https://www.cnesco.fr/wp-content/uploads/2017/04/Differenciation_dossier_synthese.pdf

Sylvain Connac, Enseigner sans exclure – La pédagogie du colibri, ESF Sciences Humaines, 2019

Sylvain Connac, Pour différencier : individualiser ou personnaliser ? Education et Socialisation, 59, 2021. En ligne : https://journals.openedition.org/edso/13683

Laurent Reynaud, Faire collectif pour apprendre. Des clés pour mettre la coopération au service des apprentissages, ESF Sciences Humaines, 2022