Idéologies éducatives : Quand « le biologique » est utilisé pour nier « le social »,  Jean-Yves Rochex,  Numéro 29

Conceptions 
du sujet 
et démocratisation

C’est avec l’aimable autorisation de l’ADAPT/Snes Éditions et avec l’accord de son auteur, Jean-Yves Rochex, professeur émérite à l’Université Paris 8 Saint-Denis, que nous publions des extraits du texte, paru en 2022 à la suite d’une intervention de Jean-Yves Rochex, lors des Journées
d’études des PsyEN – FSU « Pour une psychologie de l’humanisme et de l’émancipation », organisées les 24 et 25 juin 2021.

« Le choix du psychologue pourrait bizarrement s’exprimer ainsi : être un moraliste, un sociologue, un historien, avant d’être un psychologue, pour être un psychologue. »[1]On pourrait d’ailleurs, comme je l’ai fait dans un autre texte, inverser un tel conseil d’orientation, et l’adresser au sociologue pour interroger les conceptions du psychisme et de son développement qui sont, plus ou moins implicitement, les siennes. Ce que je me suis efforcé de faire dans Jean-Yves Rochex, « La genèse des dispositions, entre socialisation et développement ? Conseils d’orientation croisés entre le sociologue et le psychologue », in Sèverine Depoilly et Sèverine Kakpo (dir.), La construction des dispositions sociales durant l’enfance. Enquêter sur et dans les familles, Presses universitaires de Vincennes, 2019. Cf. également Wilfried Lignier et Nicolas Mariot, « Où trouver les moyens de penser ? Une lecture sociologique de la psychologie culturelle », in B. Ambroise et C. Chauviré (dir.), Le mental et le social, Raisons pratiques, n° 23, Éditions de l’EHESS, 2013.

Gilles Deleuze

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Georges Canguilhem […] écrivait que « l’individu suppose nécessairement en soi sa relation à un être plus vaste. (…) L’individualité n’est pas un terme si l’on entend par là une borne, elle est un terme dans un rapport[2]Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1965. ». Mais [cela] fait aussi écho à ce qu’écrivait Henri Wallon dès 1946, en affirmant que « L’individu […] est essentiellement social. Il l’est non par suite de contingences extérieures, mais par suite d’une nécessité intime. Il l’est génétiquement[3]Henri Wallon, « Le rôle de “l’autre“ dans la conscience du “moi“ », 1946. Repris dans Enfance, numéro spécial « Henri Wallon. Psychologie et éducation de l’enfance. Buts et méthodes de la psychologie », 7e édition, 1985, 87-94. », le terme génétiquement n’étant pas à entendre ici au sens de la génétique, mais au sens de la genèse. […] Différents auteurs convergent […] pour penser la question du sujet, de son psychisme et de son développement comme relevant d’un rapport et non d’une origine, d’une nature ou d’une sorte de préformation (qui ne demanderait qu’à murir, éclore, s’exprimer ou se réaliser), et ne peut se réduire à un seul terme de ce rapport. S’il y a donc une essence de l’individu ou du sujet humain, c’est que le moteur de sa genèse, de son développement, ne lui est pas endogène, comme le postulent, implicitement ou non, les conceptions solipsistes, pas plus d’ailleurs qu’il lui serait purement exogène, comme le postulent à l’inverse les théories comportementalistes, mais que ce moteur s’inscrit d’emblée dans un rapport, et que le développement résulte, dès l’origine, de l’établissement et de la transformation des rapports d’échange et des relations que l’individu établit avec son ou ses milieux.

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Dès lors le sujet humain et sa construction, sa conscience, son psychisme, sa personnalité ne sont pas une origine, une essence ou une intériorité, préalable à tout procès de socialisation ou à toute forme d’expérience. Ils sont un terme dans un rapport, dans une contradiction ; ils se créent, se spécifient, se différencient comme produits du développement de ce rapport, de cette contradiction fondatrice entre « les formes culturelles évoluées du comportement avec lesquelles l’enfant entre en contact et les formes primitives qui caractérisent son propre comportement », selon la formulation de Vygotski[4]Lev S. Vygotski, Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures, 1931, traduction française, Paris, La Dispute, 2014.. On a donc affaire à une genèse sociale du psychisme et de son développement, où le terme social doit être entendu en un triple sens.

Le premier sens renvoie au caractère socio-historique du patrimoine collectif, de ce que Wallon[5]Henri Wallon, Les origines du caractère, Paris, Boivin, 1934, rééd. Paris, PUF, 1976. nommait « les instruments intellectuels et les formules différenciées d’action » que chaque sujet doit s’approprier […] pour développer ses pouvoirs d’agir et de penser. Parce qu’ils lui préexistent et parce « qu’il n’appartient pas au sujet de les inventer pour son propre usage », ces instruments intellectuels et ces formules différenciées d’action font contrainte au sujet et doivent faire l’objet de genèses instrumentales normées qui lui font contrainte, mais contrainte potentiellement émancipatrice. Un tel procès d’appropriation ne peut, particulièrement durant l’enfance, être réalisé seul ; et il requiert l’intervention et la médiation d’autrui, dans des interactions et des rapports d’échange souvent asymétriques (ce qui ne signifie pas inégaux ou de domination sociale) avec des sujets plus compétents que les sujets novices, rapports qui relèvent du deuxième sens du mot social, de la synchronie plus que de la diachronie. Social doit encore être entendu en un troisième sens, plus sociologique, en ce que ce processus, qui est indissociablement de socialisation et d’individuation, se réalise toujours dans une formation sociale particulière, faite d’institutions et de différents domaines d’activités et structurée par des rapports sociaux, et, au sein de cette formation sociale, dans des milieux et des configurations familiales spécifiques.

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Entre culture, activité et subjectivité, le développement est tout à la fois affaire personnelle, interpersonnelle et impersonnelle.

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Mais ce développement ne se joue pas seulement sur le registre intellectuel ; il n’est pas celui d’une cognition froide[6]Ce terme est emprunté à un texte de Jacques Lautrey, dans lequel celui-ci déplorait, il y a plus de trente ans, que « dans l’état actuel des choses – et il serait temps qu’il change – la psychologie cognitive est celle de la cognition « froide ». L’analyse des intrications entre la cognition et l’affectivité, le désir, la motivation, est encore, pour l’essentiel, prise en charge par la psychologie clinique » (Jacques Lautrey, « Réussite et échec scolaires : différents éclairages. Introduction », Psychologie française, n° 34-4, 1989).. Il se joue également sur le registre de l’affect, des émotions et de la sensibilité.

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L’unité du développement et de la personne humaine requiert en conséquence de penser les rapports entre ces deux registres du développement, rapports qui ne sont ni de syncrétisme indifférencié, ni d’indépendance et de développement séparé, mais d’unité dialectique, et qui ne sont jamais constants.

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C’est donc entre ses milieux, dans leurs relations et leur confrontation, et non à l’écart d’eux, dans les conflits et discordances entre ces milieux et au cœur de ce qu’il engage de lui-même dans chacun d’eux, que le sujet se saisit, se ressaisit et ne cesse de se produire. Et ces conflits et discordances entre le sujet et lui-même ne se produisent pas, ne s’élaborent pas sur le seul registre synchronique, par exemple entre l’enfant et l’élève qui cohabitent, de manière plus ou moins conflictuelle, au sein du même sujet ; ils se produisent et s’élaborent également sur le registre diachronique, entre les différentes temporalités, entre les possibles et impossibles, entre les « choix », les renoncements et les bifurcations, dont est tissée son histoire.

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Ce que la rencontre de nouveaux milieux, la confrontation à de nouvelles épreuves et décisions, peut actualiser comme étant en puissance chez l’enfant ou le sujet, ce sont donc également ces « possibilités non réalisées qui ne sont pas mortes », qui peuvent être ravivées par une circonstance ultérieure de sa vie, et créer parfois des résurgences tout à fait surprenantes, voire incompréhensibles pour qui a pris l’habitude d’identifier le possible et le réalisé.

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Il découle de tout ce qui précède que le sujet, comme le procès de subjectivation ou de personnalisation, ne sont pas ce qui naît, ce qui surgit là où s’arrête le social, ou là où celui-ci n’aurait pas encore commencé à exercer ses droits, mais au contraire ce qui résulte de la pluralité et des contradictions, soit de l’épaisseur de ce social. Ce n’est pas moins de social qui conduit au sujet, ou qui permettrait de le retrouver, mais plus de social, au sens d’un social plus complexe, saisi de manière dialectique, dans son hétérogénéité et son historicité, ses discordances et ses contradictions. Le social n’est pas ce qui viendrait à un sujet préalablement constitué, mais ce dans et par quoi le sujet se constitue et ne cesse de se produire. Le sujet n’est ni antérieur, ni antagoniste à son inscription dans des systèmes normatifs, qui sont à la fois systèmes de contraintes et de possibles. Il est un effet et un affranchissement des normes dont la pluralité et les conflits lui permettent de développer sa propre normativité, ses propres pouvoirs d’agir et de penser, au carrefour entre ses milieux et au cœur des conflits de normes et d’usages qui résultent de son engagement dans plusieurs activités et temporalités.

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Si le développement des pouvoirs d’agir et de penser, la possibilité de porter des choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi, sont une condition à la santé et au bien-être, en revanche le sujet malade de ne pouvoir admettre qu’une seule norme, de ne pouvoir se confronter aux conflits de normes et d’usages, s’efforce, non sans souffrance, de réduire son activité à un milieu rétréci qu’il voudrait, de manière illusoire, exempt d’infidélités et de contradictions.

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La réflexion de Freud sur le sujet mélancolique me paraît tout à fait salutaire pour envisager une part des phénomènes dits de violence en milieu scolaire, qui ne relèvent pas seulement de l’importation de phénomènes extérieurs au sein des enceintes scolaires, mais résultent pour une part du fait que les sujets, particulièrement les adolescents, que sont les élèves sont trop souvent mis à ou par l’école dans une impossibilité de développer leurs pouvoirs d’agir et de penser et, pour éviter de devoir faire rage contre eux-mêmes, ou de le faire de manière trop douloureuse, font rage contre ces autruis que sont les professionnels du système éducatif lesquels deviennent objet de leur ressentiment.

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Pour autant, l’issue des conflits de normes, d’usages et de valeurs, auxquels il est confronté et dans lesquels il est engagé, ne dépend pas du seul sujet. Elle dépend également pour une large part des ressources, des possibles et des impossibles que la société et ses institutions lui offrent ou lui refusent. D’où l’importance majeure, pour les enfants et adolescents, de ce qui se joue au sein de la famille et de l’école, mais aussi au cœur de leurs rapports. L’école a bien évidemment pour fonction de faire que puisse se transmettre les instruments intellectuels et les formules différenciées d’action qui ne peuvent s’acquérir dans l’expérience ordinaire et requièrent un travail d’étude et un espace-temps spécifiquement dédié à ce travail. Mais, au-delà de cette fonction sociale, d’importance cruciale pour le développement des sujets, elle a aussi une fonction psychique, non moins importante, qui est de permettre à l’enfant de quitter sa famille, de s’émanciper des limites de sa vie familiale.

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Alors l’enfant n’est plus fonction uniquement du groupe familial. Il se conçoit parmi ses camarades comme une unité qui peut s’ajouter à des groupes différents, qui peut se classer différemment selon les activités auxquelles il se livre[7]Henri Wallon, « Les étapes de la sociabilité chez l’enfant », 1952, repris dans Enfance, numéro spécial « Henri Wallon. Psychologie et éducation de l’enfance. Buts et méthodes de la psychologie », 7e édition, 1985, 117-131. », groupes qui « dépassent les rapports purement subjectifs de personne à personne » et au sein desquels l’enfant devra se différencier des autres « en les acceptant comme arbitres de ses exploits ou de ses défaillances, en faisant parmi eux figure d’individu distinct[8]Henri Wallon, « Les milieux, les groupes et la psychogenèse de l’enfant », art. cit. ».

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Les enfants et adolescents que sont les élèves sont en effet confrontés à la nécessité, plus ou moins éprouvante, de construire leur expérience scolaire et les perspectives d’avenir à laquelle elle contribue, de manière positive ou non, à partir de leur expérience familiale, contre celle-ci, dans les deux sens du mot contre : à la fois en s’en distinguant, en ne la reproduisant pas, voire en s’y opposant, mais aussi en prenant appui sur celle-ci, sur les ressources, dispositions, valeurs, désirs et projets dont elle a été le creuset. La possibilité d’envisager son avenir scolaire et social comme différent de ceux des figures de la lignée dont on est issu ne peut qu’être obérée, rendue plus difficile, voire impossible, si ces figures paraissent disqualifiées, dévalorisées, si l’on ne peut rien faire valoir de l’histoire dont on est issu dans celle que l’on s’efforce de construire[9]Jean-Yves Rochex, Le sens de l’expérience scolaire, Paris, PUF, 1995.. Ce qui, même si tous les processus de péjoration des milieux populaires ne se jouent pas, loin de là, à l’école, ne peut que conduire à interroger les rapports que l’institution scolaire, que sa culture et ses professionnels, entretiennent avec ces familles et avec les modes de vie et les formes d’expérience qui sont les leurs, et appelle sans doute un travail spécifique visant à une réelle hospitalité et une meilleure compréhension de ces formes de vie et d’expérience.

Jean-Yves Rochex
Professeur émérite Université Paris 8 Saint-Denis
Laboratoire ESCOL-CIRCEFT

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