Les leurres de la bienveillance
On pourrait aborder la question de la bienveillance avec une sorte d’innocence et choisir de croire en sa capacité à porter une transformation profonde des conceptions de l’éducation. Dans une société de domination sociale et économique, elle pourrait apparaître comme une formidable sollicitude pour l’autre, au service de l’épanouissement de chacun. On pourrait la croire portée par une éthique nouvelle du lien social. N’y aurait-t-il donc pas une forme de perversité, dans un monde souvent violent et égoïste, à interroger la pertinence d’un sentiment manifestement généreux et altruiste ?
“ [La bienveillance] ne risque-t-elle pas, au contraire, sous ses intentions généreuses, de n’être qu’une illusion habile masquant la réalité des évolutions inégalitaires du système sous la satisfaction d’une apparente harmonie sociale ? ”
Disons-le clairement pour lever, a priori, toute ambiguïté, ce qui nous amène à douter des vertus de la bienveillance ne s’inscrit aucunement dans le postulat de la nécessité d’une éducation autoritaire et coercitive. Ce n’est pas par crainte du laxisme que nous doutons de la bienveillance mais parce que la démocratisation de la réussite scolaire ne peut se satisfaire de la générosité de ses intentions sans interroger la réalité de ses effets. La bienveillance n’est évidemment pas une disposition indigne. Sans doute, est-elle même une nécessité de la relation éducative mais pour autant peut-elle constituer la pierre d’angle d’une théorie éducative, quand elle déplace sur le plan moral relevant des individus une exigence politique de prise en compte des différences non pour s’y adapter mais pour les réduire ? Ne risque-t-elle pas, au contraire, sous ses intentions généreuses, de n’être qu’une illusion habile masquant la réalité des évolutions inégalitaires du système sous la satisfaction d’une apparente harmonie sociale ?
Une idée normative
L’abondante littérature publiée depuis quelques années sur l’éducation positive est peu conceptuelle mais fortement normative. Pour l’essentiel, elle prodigue des conseils aux parents, aux enseignants, aux éducateurs. Certes, les introductions de ces ouvrages défendent un modèle pluriel, déclarent se garder d’une volonté impositive, affirment le droit à l’imperfection mais leurs contenus procèdent de la définition de comportements éducatifs dont les enjeux sont formulés avec une telle assurance de leurs conséquences sur l’enfant qu’ils prennent la forme de choix incontournables. De ce fait, l’éducation positive (que serait une éducation négative ?) ne fait pas l’économie de la culpabilisation et des interrogations insolvables de ses prétentions idéales. Ses aspirations à ne pas prendre en compte les rapports de domination, à vouloir substituer à la réaction parentale « spontanée », souvent jugée négativement au regard de la norme affichée, un discours qui justifie en permanence son fondement bienveillant, conduisent à une rhétorique formelle qui ne garantit pas l’écoute, se fait prescriptive par la distribution, ou non de bons points aux éducateurs. Considérer que des modalités douces permettraient d’échapper à la violence intrinsèque de tout rapport de domination est d’une part illusoire et d’autre part une tentative à peine voilée d’évacuer les questions de fond dans une société inégalitaire.
“ Considérer que des modalités douces permettraient d’échapper à la violence intrinsèque de tout rapport de domination est d’une part illusoire et d’autre part une tentative à peine voilée d’évacuer les questions de fond dans une société inégalitaire. ”
La volonté normative de l’éducation positive est d’autant plus forte qu’elle a les prétentions de s’ancrer dans les découvertes de la neurologie. Beaucoup d’ouvrages, cédant à la tradition d’un premier chapitre théorisant, nous expliquent fonder leurs principes éducatifs sur les découvertes de la neurologie cérébrale. Suivent quelques affirmations souvent simplistes sur la plasticité du cerveau ou d’ hasardeuses typologies de l’activité humaine basées sur la localisation cérébrale. Dans cette aspiration à la référence scientifique, les réseaux sociaux aidant, il suffit d’énoncer une référence à une étude pour que le principe éducatif qu’on prétend en tirer devienne une vérité incontournable.
Le simplisme béhavioriste des postulats est parfois sidérant (une attitude aimante, confiante comme seuls leviers du développement de l’intelligence…). Mais il est d’évidence renforcé par l’émergence d’un marché de la parentalité. Plusieurs éditeurs ont créé des collections entières qui sont dédiées à l’éducation positive et bien des sites internet ouvrent des liens vers des produits marchands qui proposent aux parents ou aux éducateurs les services d’un coaching, de stages ou de conférences qui les assurent de l’imparable évolution positive de leurs relations familiales. Dans un monde où la pression croissante des conditions de travail réduit le temps familial et augmente le stress quotidien, l’offre peut apparaître comme séduisante.
L’école et la bienveillance
La volonté d’affirmer la nécessité de relations bienveillantes avec les élèves n’est pas nouvelle. Dans une bonne part de la littérature pédagogique du XIXéme siècle, la bienveillance est le parangon de l’enseignant idéal, dont la bonté et la mesure permettent d’éduquer sans qu’il lui soit nécessaire de punir ou de corriger. Sans doute faut-il y voir la persistance d’une vision rousseauiste affirmant l’universalité de la bonté et l’inefficacité de la contrainte. Les socialistes utopiques, comme Richard Owen ou Charles Fourier, conçoivent leurs systèmes éducatifs en affirmant la nécessité d’une disposition généreuse et universelle. Tout au long du XXème siècle, les défenseurs d’une éducation nouvelle ont insisté sur la nécessité de transformer les relations entre les maîtres et les élèves. Mais ce n’est qu’au début du XXIème siècle que le discours institutionnel s’est emparé de la notion de bienveillance.
Publiant un ouvrage destiné à convaincre du bien-fondé de la refondation, Vincent Peillon affirmait vouloir construire une école de la confiance et de la bienveillance. Dès lors, le terme allait submerger la littérature institutionnelle. Tout allait être décliné comme devant être bienveillant : l’évaluation, l’autorité, l’inspection, l’aide… La bienveillance allait devenir le concept-clé qui permettait d’engager toutes les transformations et de porter l’aspiration à une démocratisation égalitaire de la réussite scolaire.
Bien qu’en en faisant un usage récurrent, l’institution s’est peu souciée de définir ce qu’était la bienveillance. L’élan consensuel, qui semblait à certains témoigner de la volonté commune des enseignants de s’engager dans la transformation du système scolaire, était loin de se construire sur un élément de culture professionnelle commune. Même dans les équipes enseignantes qui partageaient l’idée d’une indispensable attention aux élèves, sa traduction dans la réalité des actions montrait immédiatement la faiblesse opératoire du concept. Car il ne suffit pas de prôner la bienveillance nécessaire de l’évaluation pour trouver les équilibres, qui tout en cherchant à valoriser l’élève, ne le nourrissent pas d’illusions. La question posée est alors celle du sens de l’évaluation, de sa fonction, des modalités de sa mise en œuvre. De même, la recherche de réponses bienveillantes à des comportements inacceptables d’élèves est loin de se révéler évidente si l’analyse n’est pas faite de la nature des difficultés de ces élèves à être élèves, afin de les réduire. Le risque sinon est grand de dérives démagogiques ou compassionnelles qui ne sauraient permettre une transformation réelle du rapport à l’école.
On peut alors se demander pourquoi un concept aussi fragile, aussi indéfini, a pu offrir une telle force de séduction pour qu’il devienne l’expression incontournable de la plupart des projets et le signe inéluctable de volonté de faire réussir ses élèves. Dans un tel emballement, ceux qui exprimaient des doutes sur la pertinence de l’idée étaient aussitôt suspectés de conceptions réactionnaires. Les réseaux sociaux allaient, une nouvelle fois, faire preuve de leur propension à la binarité :
pas d’alternative possible entre une adhésion progressiste à la bienveillance et un attachement réactionnaire à l’autoritarisme.
“ Dans une période où le sens du travail enseignant est fortement fragilisé, la bienveillance a sans doute les attraits des simplifications utopistes. ”
Dans une période où le sens du travail enseignant est fortement fragilisé, la bienveillance a sans doute les attraits des simplifications utopistes. De ce point de vue, on pourrait se réjouir qu’une telle utopie se fonde dans les perspectives de la réussite de chacun plutôt que dans une conception élitiste et dans le projet d’une école apaisée et harmonieuse plutôt que dans une volonté d’exclusion et de rejet. Mais à se réjouir aussi naïvement, on pourrait céder à la tentation de se contenter de l’harmonie relationnelle même si nous doutons de ses effets réels sur les apprentissages.
La démocratisation des savoirs et la bienveillance
L’émergence de la notion de bien-être de l’élève obéit à des logiques sociétales qui dépassent largement le cadre de l’école. On a longtemps considéré que l’expérience scolaire, du fait de sa nature collective, s’assortissait de contraintes nécessaires et que les déplaisirs qu’elles engendraient participaient d’une nécessité. Une telle vision a méprisé des réalités, légitimement perçues aujourd’hui comme inacceptables qu’il s’agisse de situations de harcèlement, de ségrégation ou de mépris. Tout d’abord il est utile de préciser qu’il n’y pas un élève mais des élèves. Alors que pour certains les contraintes imposées par les apprentissages sont plutôt admises quand le sens de la présence à l’école est construit, pour d’autres en revanche, l’étrangeté du milieu scolaire rend souvent difficile voire impossible l’acceptation de contraintes qui ne font pas sens et ne sont alors vécues que comme déplaisirs, voire violences symboliques. N’y a-t-il pas quelques hypocrisie à vouloir faire croire que toute situation d’apprentissage bien construite procure d’emblée du plaisir à l’élève alors que la réalité de la construction sociale des représentations des élèves sur le travail scolaire et le savoir rend les choses plus complexes. Dans ses Propos sur l’Éducation, Alain rappelait que les vrais problèmes étaient d’abord amers à goûter et que le plaisir ne venait qu’à ceux qui auront vaincu l’amertume. Notre société hédoniste peine à admettre cette nécessité et culpabilise l’enseignant qui ne serait pas capable de procurer l’enthousiasme immédiat. Mais le goût du savoir n’est pas immédiat, il procède d’un travail, d’une construction intellectuelle et si l’école ne permet pas ce travail, elle réserve le plaisir d’apprendre à ceux qui peuvent le construire dans leurs environnements familiaux. Une conception hédoniste du travail scolaire n’est donc pas compatible avec la démocratisation du savoir. Il ne s’agit pas pour autant de négliger les conditions de mobilisation et d’intérêt des élèves mais bien de ne pas les laisser agir avec une telle prééminence qu’elles se substitueraient aux enjeux fondamentaux d’apprentissage.
“ Le goût du savoir n’est pas immédiat, il procède d’un travail, d’une construction intellectuelle et si l’école ne permet pas ce travail, elle réserve le plaisir d’apprendre à ceux qui peuvent le construire dans leurs environnements familiaux. Une conception hédoniste du travail scolaire n’est donc pas compatible avec la démocratisation du savoir. ”
La volonté de bienveillance a porté les regards des plus critiques sur l’évaluation. Là encore, s’il s’agissait seulement de condamner des pratiques d’humiliation ou de mépris, il n’y aurait guère d’objection à formuler. Pas plus s’il fallait rappeler que la finalité de l’évaluation est de permettre le progrès de l’élève et donc qu’elle ne peut se confondre avec un jugement. Mais les obsessions de la positivité vont plus loin. Désormais elles interrogent la légitimité même de renvoyer à l’élève autre chose que des éléments de satisfaction. Face à nos difficultés à démocratiser la réussite, ce pourrait être une tentation : fabriquer artificiellement la réussite, indépendamment d’un constat objectif d’une acquisition des savoirs. Porté par des motivations empathiques, l’enseignant produirait, là encore, la plus radicale des inégalités : nier l’écart entre la compétence attendue et la compétence réelle de l’élève. On pourrait dire masquer la réalité par le bien-être
L’éducation positive ne se préoccupe guère de la compétence didactique. Elle feint d’ignorer que la difficulté d’un élève à apprendre ne peut s’expliquer par le seul fait d’une estime de soi insuffisante. Non pas que l’apprentissage ne s’inscrive pas aussi dans des processus psychologiques mais qu’il reste avant tout une élaboration intellectuelle. Or la bienveillance du maître ne peut y suffire. Qu’elle constitue une condition favorable, ne lui permet en rien de faire l’économie de l’essentiel, c’est-à-dire de la construction didactique de la situation d’apprentissage. À défaut, la plus généreuse des bienveillances ne peut rien face à une difficulté résistante. Et répéter à un élève que vous le croyez capable de réussir sans lui donner la possibilité effective de cette réussite ne peut apparaître que comme le pire des paradoxes d’une volonté de bienveillance.
Paul Devin
Inspecteur de l’éducation nationale
Secrétaire général du SNPI-FSU
Christine Passerieux
Comité de rédaction de Carnets Rouges
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