Libertés et responsabilités pour une école démocratique,  Nicolas Go,  Numéro 22

La souveraineté sur le travail

La proposition d’une « école démocratique » ne peut pas être entendue comme allant de soi. Elle est précisément ce qui fait problème. Je propose ici une courte discussion en introduisant quelques concepts susceptibles de contribuer à clarifier la position du problème, et à dessiner des orientations pratiques et théoriques pour sortir de la forme scolaire. Je propose une nouvelle définition de la « pédagogie », alternative égalitaire à une « scolastique » millénaire, en introduisant dans le champ éducatif le concept politique de souveraineté des travailleurs sur le travail. La coopération, sous certaines conditions, en constitue l’organisation sociale adéquate.

La coopération, c’est le communisme des petits nombres. Telle est la formule incisive qui pourrait orienter une réflexion sur le problème d’une « école démocratique » faisant l’objet du présent numéro de la revue Carnets rouges.

École démocratique et société capitaliste

Ne tournons pas autour du pot, et considérons les propositions suivantes : dans l’hypothèse d’une société communiste réalisée, quelle en serait la forme scolaire la plus adéquate ? Et dans l’hypothèse d’une société communiste à venir, quelle est la forme scolaire la mieux susceptible de la préparer ?

Il convient en toute rigueur, avant d’examiner les questions, de préciser ce que l’on entend par société communiste, et par forme scolaire. D’autant que, techniquement, la notion de « forme scolaire », à en croire son principal promoteur Guy Vincent, disconvient absolument dans ce contexte : il lui oppose celle de « socialisation démocratique », appelée à « pénétrer dans nos institutions scolaires en les transformant, en faisant éclater la forme scolaire »[1]G. Vincent, « La socialisation démocratique contre la forme scolaire », revue Éducation et francophonie, vol. XXXVI.2, automne 2008, p. 56. L’auteur réserve le terme de « forme scolaire » à cet agencement caractérisé par « le silence de l’écolier, l’apprendre par cœur, la soumission obtenue par contrainte et habitus à des règles impersonnelles », ibid. p.60.. La distinction est d’autant plus légitime ici que, pour ce qui concerne la définition du communisme, on retiendra la fameuse formulation de Marx et Engels : « le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel »[2]Marx-Engels, L’idéologie allemande, éditions sociales, 1977, pp.69-70..

Contre la tentation dogmatique de poser un modèle clos sur lui-même, ceci nous induit à réfléchir, a minima, en termes de processus de socialisation et de mouvement réel.

Ceci étant dit, on voit mal ce que pourrait être une école démocratique (entendons là l’école comme institution et son système scolaire) dans une société qui ne l’est pas. À moins de joindre notre voix au chant des sirènes, qui qualifie de « démocratique » ce qui ne l’est que de fort loin, voire pas du tout. Prenant au sérieux l’idée de souveraineté du peuple, force est de reconnaître que « l’état actuel » contrarie cette exigence, et qu’il convient en effet de l’abolir. C’est le problème des rapports sociaux à l’échelle de l’histoire. Pour parodier Spinoza, disons que l’école n’est pas un empire dans un empire, et qu’elle participe pleinement de l’ordre social. À cet égard, parler de « crise de l’école » comme on le fait communément depuis au moins Hannah Arendt, des décennies donc, est un autre abus de langage – en contradiction avec la définition même du mot crise. Il dissimule grossièrement ce double fait de la cohérence de l’école avec l’ordre social inégalitaire, et de leur commune contradiction avec le principe égalitaire qui fonde l’idée démocratique. Pour conclure sur ce point, disons que l’idée d’une école démocratique dans une société capitaliste néolibérale est une billevesée.

Pédagogie ou scolastique : un problème de rapport social

En revanche, qu’il puisse exister une pratique démocratique au sein de la forme scolaire, comme « mouvement réel » chargé de l’abolir, cela ne fait aucun doute. C’est même déjà le cas, et depuis longtemps. Tentons d’en dire quelques mots. Il est d’usage en pareil cas, dans les études historiques, d’en appeler au courant de l’Éducation nouvelle, associé de manière plus actuelle aux dites pédagogies alternatives[3]De manière plus actuelle, mais surtout très abusive, en enfermant sous la même catégorie vague des propositions incompatibles entre elles, niant notamment le caractère révolutionnaire de travaux comme ceux du Groupe Français de l’Éducation Nouvelle par exemple.. Nous n’en ferons rien. Car nombre de composantes de l’Éducation nouvelle étaient parfaitement compatibles avec le capitalisme (sinon avec le fascisme), et que de façon générale les « pédagogies alternatives » répondent rarement, ou confusément à la question : alternatives à quoi ?

Suivons notre hypothèse de départ, l’hypothèse communiste (mais d’autres pourront la qualifier autrement), et admettons cette proposition, faute de pouvoir la développer, qu’une société capitaliste ne peut pas d’elle-même produire une école démocratique. Ce que confirme la persistance, depuis quatre siècles, de la « forme scolaire ». Je propose de baptiser la pratique concrète d’apprentissage-enseignement propre à la forme scolaire du nom de « scolastique ». Et contradictoirement, celle que Guy Vincent nomme socialisation démocratique du nom de « pédagogie ». Disons ainsi que la pédagogie désigne le mouvement réel de sortie de la scolastique (ou d’abolition de la forme scolaire). La « pédagogie », comme pratique d’émancipation, est alors alternative à la forme scolaire, et par conséquent à la scolastique qui lui donne consistance.

Mais il faut aller plus loin que ces simples dénominations, encore insuffisantes, jusqu’à un niveau de généralité convenable. Ce niveau de généralité est celui des rapports sociaux. La forme scolaire se caractérise par un certain type de rapport social, celui de subordination. La forme scolaire, et donc la scolastique, se caractérisent par des rapports sociaux de subordination, dont la figure la plus évidente est celle du rapport maître-élève. À plus haute échelle, il y a la structure hiérarchique du système scolaire lui-même, structure de mouvement descendant, depuis le ministre jusqu’aux enseignants, en passant par les différents niveaux administratifs. Division sociale et hiérarchie de pouvoirs. L’école démocratique, par définition, substitue aux rapports de subordination hiérarchique des rapports de souveraineté. On comprend que cela ne soit pas acceptable en régime capitaliste, qui ne tolère en matière de « démocratie » que ces misérables aménagements, pourtant arrachés de haute lutte, que sont en France les dispositifs formels d’éducation « à la citoyenneté » (élection des délégués, conseils de classe, etc.), dispositifs de participation, en réalité d’apprentissage du consentement, car sans aucun pouvoir de décider. Laissons ce point bien connu des études sociologiques, qui présente néanmoins l’intérêt de désigner la pierre d’angle du problème : la souveraineté, qui s’institue comme pouvoir collectif de décider, est précisément l’objet fondamental du déni scolastique. Au nom de « l’autorité » (au sens du rapport autorité-obéissance), la forme scolaire agence la scène des rapports sociaux de subordination.

La coopération : égalité et souveraineté sur le travail

L’école démocratique, insistons sur ce point, ne peut déployer qu’une œuvre de souveraineté. La souveraineté des travailleurs sur leur propre travail – admettons que les élèves travaillent, et qu’ils sont donc des travailleurs. Une souveraineté, à vrai dire, à trois composantes : (1) sur le travail lui-même ; (2) sur sa propre vie, ce que par exemple Michel Foucault a nommé le gouvernement de soi ; (3) sur le collectif, ou collectif souverain. Ceci implique, au regard de la forme scolaire, une transformation majeure, la transformation des rapports de production des savoirs.

La forme sociale la plus adéquate pour cette œuvre, que l’histoire nous a léguée, c’est la coopération. C’est un legs équivoque, qui n’a cessé d’osciller depuis le XIXe siècle entre tradition réformiste et tradition révolutionnaire. Robert Owen, l’un des principaux initiateurs de l’idée coopérative, a d’emblée compris la corrélation entre les champs économique et éducatif. Il a, dès les années 1810, transformé le travail dans ses filatures écossaises de New Lanark, et envoyé les enfants d’ouvriers dans l’école qu’il a créée, inspirée notamment de la pédagogie moderne de Pestalozzi. Socialisme utopique, dira Marx, mais socialisme quand même. Réformisme, encore, car Owen et ses continuateurs ont pensé que la forme coopérative locale s’autoriserait d’elle-même, et prolifèrerait spontanément au détriment du mode de production capitaliste. En France, Charles Gide pour l’économie, puis Barthélémy Profit pour l’éducation, ont au tournant du siècle suivant pensé de même. Pour les révolutionnaires, Marx en tête, la coopération n’était qu’une composante de la lutte des classes[4]Lénine a publié en 1923 un texte intéressant où il défend l’idée que, le pouvoir politique ayant été conquis par la classe ouvrière, la coopération, autrefois écartée du processus politique, coïncidait désormais entièrement avec le socialisme, et que le centre de gravité devait en outre se déplacer vers l’action éducative ; cf. Lénine, Mieux vaut moins mais mieux, Éditions de l’Éclat, 2014, pp.62-76.. Dans le champ éducatif, c’est Célestin Freinet et son mouvement pédagogique qui ont le plus significativement assumé le caractère révolutionnaire de la coopération.

Étymologiquement, coopérer, c’est faire œuvre commune. Faute de place, je me contenterai d’en proposer ici ma définition, sans la développer : la coopération, comme organisation du travail, institue un rapport social égalitaire et souverain par lequel ce qui est commun est produit en commun[5]Cette formulation suggère que le savoir n’est pas, comme dans la tradition scolastique, une propriété privée (qui par exemple à l’université se compte en « crédits »), produite par les enseignants (seuls détenteurs de ce savoir), mais un bien commun, produit en commun ; c’est en ce sens qu’est requise une transformation des rapports de production des savoirs (et non seulement des rapports au savoir, comme on le dit souvent dans la perspective paradoxalement conservatrice de « l’innovation pédagogique » – en négligeant d’ailleurs, au nom de cette « innovation », le caractère émancipateur des savoirs). , selon un mode de vie fraternel. C’est pourquoi je suggère aussi la notion de communisme des petits nombres, car le passage à l’échelle macrosociale, celui de la lutte politique, appelle le phénomène anthropologique de la violence auquel on n’échappe pas. Et que, à l’échelle, disons de la nation, une réforme entière du système scolaire se trouve engagée, par laquelle une pratique généralisée de la coopération serait rendue possible.

La méthode de l’élève : tâtonnements, incertitude et affect commun

Mais la coopération ne suffit pas à la construction d’une « école démocratique ». Il lui faut aussi une transformation des pratiques d’apprentissage-enseignement, c’est-à-dire de ce que font concrètement les élèves lorsqu’ils apprennent, et où l’enseignement est second par rapport à l’apprentissage. Disons pour schématiser à l’excès que, là où la scolastique présuppose l’ignorance (le maître qui sait enseigne à l’élève qui ignore), la pédagogie affirme la capacité de n’importe qui (chacun sait toujours déjà quelque chose). La référence fondamentale n’est pas le programme, et avec lui la programmation par le professeur séquence par séquence, à laquelle les élèves sont soumis, la référence est ce que les élèves savent déjà, ce qu’ils peuvent en fonction de ce qu’ils savent, et à partir de quoi ils s’émancipent collectivement eux-mêmes par le travail (accompagnés en cela par le professeur).

Du point de vue épistémologique, la clause principale est celle de l’incertitude : comment en effet concevoir autrement un processus qui s’invente, qui se crée en chemin ? Comment instituer la souveraineté des élèves sur leur propre travail, et dans le même temps leur dénier les tâtonnements et expérimentations nécessaires à la construction d’une telle souveraineté ? L’incertitude, qui est une propriété fondamentale de la complexité, ne conduit au chaos que sous certaines conditions négatives ; elle est bien mieux la condition générale des phénomènes d’émergence, qui désignent l’apparition de propriétés nouvelles. La scolastique introduit dans le milieu scolaire des choses qui le composent par avance. La pédagogie d’émancipation institue un milieu social capable de produire ses propres événements. Un milieu en ce sens souverain. Si l’organisation du travail est coopérative, l’agencement du milieu est en outre complexe, au sens épistémologique du mot. La pédagogie est en quelque sorte la méthode[6]Entendons alors le mot méthode au sens que lui donne Edgar Morin, celle d’un apprentissage « dans l’erreur et l’incertitude humaines », et qui cite le poète Machado : « voyageur, il n’y a pas de chemins, le chemin naît de ta marche », dans Edgar Morin et al., Éduquer pour l’ère planétaire, Balland, 2003, p.22. de la complexité.

D’un point de vue philosophique, c’est très largement une histoire d’affect, et d’affect commun. Non pas ces émotions désordonnées, disqualifiées sous le nom de passions, mais, suivant Spinoza, le travail des affects actifs, « sous la conduite de la raison », des affects de joie. En somme, l’affect commun coopératif. Il faudrait pouvoir entrer dans le détail de la pratique, qui est déjà, bien que de façon très minoritaire, très largement avancée en ce sens. Puisqu’il faut conclure néanmoins, je renvoie le lecteur de bonne volonté au nom propre de Freinet. « Nom propre » pour signifier à la manière d’Alain Badiou « un déplacement de la personne à la pensée », contre la pente de l’hagiographie ou du culte de la personnalité, pour désigner « l’unité possible des idées sous lesquelles peut se penser l’action en cours, laquelle est elle-même une création ».

Cette petite contribution opère, si l’on veut bien m’accorder cette facétie, une légère digression du thème de la revue, « libertés et responsabilités pour une école démocratique », vers la formulation suivante : « égalité et souveraineté pour une école démocratique ».

Nicolas Go
Maître de conférence en sciences de l’éducation
CREAD EA3875
Université Rennes 2

Bibliographie

A. Badiou, Petrograd, Shanghai. Les deux révolutions du XXe siècle, La Fabrique, 2018.

Ch. Gide, La coopération contre le capitalisme. Alternatives économiques, 2013.

V. Lénine, Mieux vaut moins mais mieux, Éditions de l’éclat, 2014.

Marx-Engels, L’idéologie allemande, Éditions sociales, 1977

G. Vincent, « La socialisation démocratique contre la forme scolaire », Éducation et francophonie, vol. XXXVI.2, pp.47-62, 2008

Notes[+]