Enseigner : quel travail ?,  Numéro 7,  Pascale SLD

Evaluation des compétences : dans quel but et pour quel travail ?

Avant de discuter de l’évaluation des compétences, il est utile de noter que différentes formes d’évaluation sont pratiquées dans les entreprises.

Evaluation des objectifs, évaluation professionnelle, évaluation des compétences, toutes ces évaluations contribuent à mesurer la performance des « ressources humaines », les femmes et les hommes étant considérés comme un paramètre du système économique fondé sur la recherche de rentabilité maximum et à court terme.

“ Les salariés sont soumis à des systèmes d’évaluation dont l’objectif est la mesure de la contribution et du coût des individus dans une logique purement gestionnaire. ”

Ainsi, les salariés sont soumis à des systèmes d’évaluation dont l’objectif est la mesure de la contribution et du coût des individus dans une logique purement gestionnaire. Des indicateurs de performance, toujours plus nombreux, sont élaborés et suivis afin de mesurer et classer les salariés. Ces indicateurs conduisent à :

– Des systèmes d’évaluation permanents : à tout moment, tous les jours, les salariés sont confrontés à des taux de satisfaction des clients, à des temps ou des classements évaluant la productivité individuelle et collective.

– Des entretiens annuels d’évaluation individuelle des performances, en lien avec un management et une rémunération par objectifs, conduisant les salariés à poursuivre des stratégies individuelles contradictoires qui opposent et produisent le délitement des collectifs de travail. A terme, le système génère l’isolement et la concurrence généralisée impactant directement les résultats du travail et la santé physique et mentale des salariés.

“ Si l’on admet que l’activité de travail consiste essentiellement à faire face à des situations imprévues et à transgresser des procédures (le prescrit), l’essentiel du travail ne se voit pas, il n’est pas mesurable. ”

Or, si l’on admet que l’activité de travail consiste essentiellement à faire face à des situations imprévues et à transgresser des procédures (le prescrit), l’essentiel du travail ne se voit pas, il n’est pas mesurable.

De plus et spécifiquement, les résultats de l’évaluation du travail des femmes sont encore plus mal analysés par les systèmes en place du fait des stéréotypes sociétaux qui considèrent les compétences féminines comme naturelles : savoir prendre soin, être à l’écoute, disponible, savoir renoncer… serait normal pour les femmes et donc jamais valorisé.

Enfin, dans un contexte de crise de l’emploi, les systèmes d’évaluation des salariés, qui portent intrinsèquement un objectif de classement des ressources, deviennent une menace et un instrument de pouvoir au service des directions d’entreprises pour justifier des réductions d’effectifs. L’évaluation des compétences – et non la référence aux qualifications – constitue donc une brique du système de gestion des femmes et des hommes au service de la rentabilité économique de l’entreprise. Si cet objectif est sans ambiguïté, les critères sur lesquels il se fonde sont plus complexes. En effet, les compétences font directement référence au travail effectué ou à effectuer et aux critères de qualité du travail. Or, si la qualité du travail intéresse tous les acteurs de l’entreprise, selon la place que l’on occupe, des différences, voire des divergences émergent.

Prenons pour illustrer le sujet, quelques situations de travail concrètes.

A l’hôpital, pour l’infirmière, la qualité de son travail se révèle dans l’expression de ses patients lorsqu’ils apprécient les soins qu’elle leur prodigue ou l’attention qu’elle leur porte. C’est aussi sa perception de répondre aux attentes de ses patients tout en respectant les règles techniques de son métier. Pour son manager, pour les gestionnaires de l’hôpital, la qualité du travail s’évalue par le nombre de soins ou de patients pris en charge au cours d’une vacation. Le temps consacré à rassurer, à parler, à réconforter n’est pas comptabilisé donc non valorisé. Enfin, pour ses pairs, pour ses collègues soignants, la qualité du travail comprend également la possibilité d’échanger sur les savoir-faire, le temps accordé aux novices pour partager les règles de métier.

Dans un autre contexte, pour l’ingénieur en Recherche et Développement de l’industrie, la qualité du travail se mesure selon le niveau d’innovation de ses travaux, la reconnaissance de la communauté scientifique ou l’originalité de ses recherches et sa capacité à répondre aux besoins des futurs destinataires de ses travaux. Par contre, pour la Direction, pour les actionnaires de son entreprise, la qualité du travail est évaluée selon sa capacité à répondre à un cahier des charges fixé qui peut notamment intégrer des critères de conception contestables comme l’obsolescence programmée ou des spécifications répondant exclusivement à des objectifs marchands.

On voit donc à travers ces exemples les divergences de points de vue et la façon dont les logiques économiques et politiques déterminent directement les critères d’évaluation de la qualité du travail.

Les systèmes d’évaluation des compétences vont alors s’appuyer sur des critères qui peuvent être lourds de conséquences pour la santé des salariés.

En effet, lorsqu’il y a trop d’écart entre les critères de qualité du travail inhérents aux savoir-faire professionnels et les critères valorisés par les systèmes d’évaluation des compétences, les conséquences impactent la santé des salariés qui ne se reconnaissent plus dans le travail qu’ils effectuent. Ils ont le sentiment d’accomplir un travail « ni fait, ni à faire », ils perdent la fierté de l’ouvrage accompli et une part de l’estime qu’ils se portent à eux-mêmes.

Les collectifs de métier sont également touchés par ces divergences, chacun tentant individuellement de répondre aux injonctions de la Direction, souvent au détriment des solidarités. La culpabilisation, le repli sur soi sont souvent les symptômes d’un travail qui dégrade la santé mentale des travailleurs.

Enfin, les revendications et les mobilisations collectives deviennent difficiles, la négociation collective bloquée et la régression sociale s’installe.

Cependant, les travailleurs eux-mêmes sont en attente d’une forme d’évaluation car cela constitue un retour sur leur utilité et la qualité de ce qu’ils font, cela contribue directement à la reconnaissance de l’effort et de l’engagement individuel et collectif.

En effet, comme la psychodynamique du travail l’a montré, les ressorts de la reconnaissance du faire (et non de l’être) reposent sur des jugements :

  • d’utilité (formulés par la hiérarchie ou les destinataires du travail effectué, les usagers par exemple) ;
  • de beauté (formulés par les pairs) comprenant aussi bien la conformité aux règles de l’art que la singularité.

Cette reconnaissance s’appuie sur une connaissance du travail réel. Elle participe à la construction identitaire et est indispensable dans une conception du travail comme source d’émancipation. Elle implique également la valorisation du collectif de métier et détermine directement la qualité des solidarités entre travailleurs.

Et ce n’est évidemment pas l’évaluation des compétences sur des critères de qualité du travail définis par les employeurs qui permet cette reconnaissance.

Il devient donc urgent de confronter dans les entreprises, les logiques et les critères de qualité du travail dans un cadre défini, constituant une protection pour les travailleurs. Ce cadre doit être institutionnalisé et les représentants du personnel doivent en être les garants. Pour cela, l’importance des organisations syndicales doit être réaffirmée et protégée. La démocratie dans l’entreprise doit permettre aux salariés de peser sur les choix de gestion et sur la stratégie économique, mais elle doit avant tout permettre aux salariés de peser sur les critères de qualité du travail.

Pascale SLD
Ergonome