Un financement par répartition pour un service public de l’enseignement supérieur
Un enseignement supérieur massifié et en cours de marchandisation
Après une première explosion des effectifs dans les années 1960, l’enseignement supérieur français s’est massifié à la fin du XXe siècle, au cours des années 1980 et 1990, le nombre d’étudiant-es passant de 1,2 millions en 1980 à 2,2 millions en 2000. Après une pause au cours des années 2000, les effectifs ont repris une hausse soutenue depuis la crise de 2008, et on approche désormais les 2,5 millions d’étudiant-es. L’accès à l’enseignement supérieur n’est plus réservé à une élite. Cette dynamique d’ouverture sociale du supérieur dans son ensemble (qui n’empêche pas que certains établissements ou certaines formations restent extrêmement homogènes socialement), n’empêche pas une montée en puissance des frais d’inscription. Là où ils étaient présents depuis longtemps (les écoles de commerce), ils explosent (le coût moyen d’une année en école de commerce vient de dépasser 10 000 €). Dans les grandes écoles d’ingénieur ou à Sciences Po Paris, des établissements tous publics, les montants suivent l’exemple des écoles de commerce (à Sciences Po Paris ils atteignent désormais jusqu’à 13 970€ par an, à quasi-égalité avec HEC). A l’Université, tous les prétextes sont bons pour contourner les tarifs nationaux (184€ en Licence, 256€ en Master) : un master classé « international », une inscription en formation continue, ou l’obtention du statut grand établissement comme pour l’université Paris-Dauphine et l’inscription passe à plusieurs milliers d’euros. La « libéralisation » des frais sera à n’en pas douter l’un des sujets de la campagne présidentielle. C’est en tout cas la proposition de François Fillon à partir du master (avec en Licence une augmentation du tarif national à 500 euros par an).
L’ouverture d’un marché global de l’enseignement supérieur
A une idéologie libérale largement partagée par les dirigeants, qu’ils dirigent les partis de gouvernement, les institutions nationales ou européennes ou les établissements d’enseignement supérieur (ou qu’ils passent d’un poste à l’autre), s’ajoutent une dynamique mondiale de constitution d’un marché universitaire. Le nombre d’étudiant-es en migration a doublé depuis l’an 2 000, et on approche aujourd’hui les 4 millions d’étudiant-es partis à l’étranger pour étudier. On pourrait ajouter les étudiant-es qui s’inscrivent dans les antennes locales d’établissements étrangers comme La Sorbonne Abou Dhabi ou Georgia Tech Lorraine à Metz. Le fait de voyager pour faire des études n’a rien de nouveau, on pourrait faire remonter cette pratique à l’origine de l’Université au moins. Ce qui est nouveau, c’est que ce cette mobilité prenne un forme commerciale, à l’inverse de la logique du programme Erasmus par exemple (un-e étudiant-e Erasmus reste inscrit-e dans son établissement d’origine et ne paye donc pas les éventuels frais d’inscription de l’établissement étranger qui l’accueille pour un ou deux semestres). Sur ce marché global en construction, les classements comme celui de « Shanghai » et les frais d’inscription seraient les seuls indicateurs de qualité disponible, et les établissements français devraient s’y adapter ou être marginalisés. C’est surtout le capital qui a besoin de nouvelles opportunités d’accumulation (la vente de services d’enseignement), la finance qui a besoin de nouvelle opportunité de placement rentable (les prêts étudiants, surtout s’ils sont garantis par l’Etat). Cette marche vers la marchandisation ne va pas sans résistance, et depuis une dizaine d’années, on ne compte plus les mobilisations étudiantes pour un enseignement supérieur gratuit et de qualité : en 2007 en France, en Italie et en Grèce, en 2008 dans une demi-douzaine de pays européens, en 2009 en France à nouveau et en Croatie ; et surtout en 2011 au Chili et en 2012 au Québec, deux mouvements très longs et puissants, qui ont mobilisé bien au-delà des seul-es étudiant-es et ont changé les paysages politiques nationaux. Enfin, depuis 2 ans, l’Afrique du Sud est touchée par une importante mobilisation contre les frais d’inscription et pour l’égalité raciale.
En France, plutôt que la hausse des frais et la sélection que la campagne présidentielle nous promet, ce dont l’enseignement supérieur aurait besoin, c’est d’une augmentation des financements à la hauteur de l’augmentation du nombre d’étudiant-es, pour donner aux établissements les moyens d’enseigner, et d’une allocation d’autonomie pour permettre à tou-tes d’étudier, quelle que soit l’origine sociale ou nationale. Le groupe de recherche ACIDES (Approches critiques et interdisciplinaires de l’enseignement supérieur) propose une réforme associant ces deux dimensions à rebours du financement par le marché, un financement par répartition s’inscrivant dans une extension de la sécurité sociale et renouant avec l’idéal d’un système scolaire assurant les conditions d’une émancipation individuelle et collective.
A l’évidence, un enseignement supérieur par répartition ne résoudra pas, loin de là, tous les problèmes qui se posent au système éducatif : une grande partie des inégalités d’acquisition et de parcours trouve son origine bien en amont, dès l’école primaire, et en lien avec les disparités socioculturelles entre familles. De même, s’il n’entre pas dans notre projet de discuter la division entre des filières prétendant former les élites futures (classes préparatoires, grandes écoles et facultés de médecine notamment), et les formations plus ouvertes socialement, il nous paraît évidemment contradictoire qu’une Ecole conçue comme bien commun maintienne une telle division hiérarchique. Néanmoins, notre proposition de financement par répartition de l’enseignement supérieur doit être conçue comme une repolitisation des questions éducatives, par opposition à une logique de marchandisation qui confie à la main invisible des pans de plus en plus larges de la politique éducative.
Nous proposons un contrat social entre étudiant-es et actif-ves, entre générations, qui assure que les conditions d’études ne reposent pas sur une prise en charge familiale en échange d’une participation de tou-tes au financement à hauteurs de leurs moyens. Un transfert en faveur des jeunes adultes permettrait de mieux répartir les richesses, cette tranche d’âge concentrant la précarité et la pauvreté. Mais le terme répartition renvoie également au mode de financement des retraites. Le premier des deux volets de notre proposition s’en inspire en effet : un élargissement des cotisations sociales permettrait de financer une allocation universelle d’autonomie (AUA) pour tou-tes les étudiant-es. Le second volet consiste en une substantielle augmentation des dotations des universités pour le cycle licence, et une compensation de l’annulation des frais d’inscription dans tous les établissements de l’enseignement supérieur public.
Financer une allocation universelle d’autonomie
Travailler parallèlement à ses études est un facteur d’échec important, surtout lorsque ce travail n’est qu’alimentaire et n’a aucun rapport avec le domaine étudié. En cohérence avec la vocation universelle typique que la sécurité sociale (l’AUA pourrait s’inscrire dans la branche « famille »), nous proposons que la couverture des besoins financiers durant les études soit assurée à tou-tes indépendamment des ressources familiales, mais aussi de la nationalité (étudiant-es ressortissants-es de la communauté européenne comme extra-communautaires). L’allocation ne prend en compte que le besoin (ou son absence) de financement du logement. Dans un secteur locatif favorable aux propriétaires, toute aide aux locataires risque de se traduire en augmentation des loyers. Contre ce risque, et parce que les logements disponibles sont particulièrement insuffisants dans les villes étudiantes, notre proposition de financement de l’enseignement supérieur par répartition appelle un ambitieux programme public d’extension et d’amélioration des logements étudiants.
“ Nous proposons que la couverture des besoins financiers durant les études soit assurée à tou-tes indépendamment des ressources familiales, mais aussi de la nationalité. ”
Notre proposition d’allocation ne pouvant être fixée en dessous du seuil de pauvreté, (60% du revenu médian soit 0,6*1667=1000 euros par mois en 2013), nous partons d’un plancher d’allocation mensuelle à 1 000 euros (sur 12 mois) pour les étudiant-es qui ne sont pas logés par leurs parents et de 600 euros par mois (sur 12 mois également) pour les autres. Les 400 euros mensuels de différence, qui correspondent au besoin de logement, doivent être pensés comme une moyenne nationale, et devraient être modulés en fonction de la région de résidence tant que l’offre publique de logements étudiants ne permet pas d’éviter le recours au marché. Ce montant que nous proposons comme moyenne est supérieur au maximum des APL qu’il vient remplacer. Une AUA de 600 euros par mois, complétée par 400 euros par mois pour le logement pour celles et ceux qui en ont besoin, permettrait d’offrir de bonnes conditions d’études et le choix d’habiter ou non chez ses parents.
Les besoins de financement de l’AUA, 12 000 euros par an, par étudiant-e non logé-e par ses parents, 7 200 pour les autres, peuvent-être estimés à 19 milliards en tout. Ces 19 milliards représentent un peu plus de 5% du budget actuel de la sécurité sociale. Si l’on retient l’idée d’une extension de la branche famille de la sécurité sociale, il faut donc ajouter ces 19 milliards au budget de cette branche, et augmenter en proportion son financement. Il se fait aujourd’hui par des cotisations patronales de 5,4% sur les salaires, qu’il faudrait donc porter à 8,5%. Le « pacte de responsabilité » de François Hollande prévoit au contraire de supprimer ces cotisations correspondant à la branche famille en 2017.
Les étudiant-es qui trouveraient un emploi à l’étranger, indépendamment de leur nationalité, devraient également verser une cotisation à hauteur de 3,1% du salaire ; nous privilégions l’hypothèse d’accords de réciprocité, où chaque pays libérerait ses diplômé-es de leurs engagements en échange des cotisations des diplômé-es de l’étranger, s’installant sur son sol.
Des moyens plus équitables pour les établissements
A côté du financement familial des études, l’autre grande inégalité actuelle du supérieur réside dans l’inéquitable répartition des moyens entre établissements, que les prémisses de frais d’inscription viennent renforcer. En licence, et encore plus en première année, on trouve conjugués une population étudiante relativement populaire, un capital scolaire limité et un manque de moyen criant. Les classes préparatoires et les grandes écoles reçoivent bien plus de financement public alors que leurs élèves sont d’origine sociale plus favorisée et disposent déjà d’un capital scolaire permettant d’envisager sereinement des études prolongées. Des ressources supplémentaires en licence sont nécessaires pour offrir des mécanismes d’intégration des bachelier-ères technologiques et professionnel-les dans un supérieur pensé pour les bacheliers généraux doublant leur capital scolaire d’un capital culturel familial. Ce qui n’interdit pas de repenser également le contenu et les modalités de cet enseignement supérieur. Il s’agit également de former à l’enseignement supérieur, la capacité à s’orienter en son sein étant socialement très inégalitaire.
“ Il s’agit également de former à l’enseignement supérieur, la capacité à s’orienter en son sein étant socialement très inégalitaire. ”
En vue de rendre plus équitable le financement du supérieur, il faut donc au minimum aligner la dépense publique annuelle par étudiant-e à l’université (9 000 euros) sur celle des classes préparatoires (14 000 euros). Ce sont donc 5 000 euros par an et par étudiant-e de licence qui manquent. Il faut ici aussi comprendre ce montant comme une moyenne, qui doit être modulée suivant les besoins (les enseignements de toutes disciplines n’étant pas comparables). A titre de comparaison, le « plan pour la réussite en licence » de Valérie Pécresse en 2007 ne montait qu’à 200 euros par étudiant et par an en moyenne, soit 25 fois moins qu’un rattrapage du financement des classes préparatoires.
Cependant, pour qu’une telle politique produise des effets égalitaires, elle doit être financée par un effort équitablement réparti sur chacun et permettre à ceux et celles qui, habituellement, n’envisagent pas de s’engager dans des cursus ambitieux, de le faire. Pour ce qui est de l’effort équitablement réparti, rien n’est plus efficace qu’un système par répartition fondé sur la cotisation sociale finançant l’AUA, couplé à un système d’imposition, finançant la gratuité et les besoins de financement de l’enseignement supérieur, qui serait national et progressif. National, parce qu’il permet, contrairement aux logiques locales promues par l’autonomie des institutions, une péréquation entre établissements et entre territoires. Progressif, afin de garantir un effort partagé et permettre de lever effectivement les fonds importants que suppose un système éducatif gratuit et par répartition.
Les universités comptant environ un million d’étudiant-es en licence, ces moyens additionnels reviennent au total à 5 milliards d’euros. Le financement de cette augmentation du budget du Ministère de l’Enseignement Supérieur doit se traduire par une augmentation des recettes (et non une coupe supplémentaire dans d’autres dépenses publiques). La modalité la plus équitable passe par une augmentation de l’impôt sur le revenu. On pourrait maintenir la progressivité actuelle de cet impôt en multipliant chaque taux d’imposition de 1,07, la première tranche restant à 0%, la seconde passant de 14% à 15% et ainsi de suite jusqu’à la dernière tranche dont le taux passerait de 45% à 48%. Une réforme plus ambitieuse passerait par l’ajout de nouvelles tranches et un renforcement de la progressivité.
Conclusion
En plus de son objectif d’accroissement de l’équité dans l’accès à l’enseignement supérieur et dans les conditions d’études, le financement par répartition a des effets positifs économiques et démocratiques. En retirant du marché du travail plus de 2 millions d’étudiant-es, une main-d’œuvre précaire et corvéable, l’AUA libérerait des emplois pour les actif-ves qui en sont actuellement privés, et renforcerait le pouvoir de négociation des salarié-es dans leur ensemble. En plus de l’effet de redistribution des richesses, l’augmentation du pouvoir d’achat des étudiant-es (qui dépensent pratiquement l’intégralité de leurs revenus) viendrait soutenir la demande. Les bénéfices du « pacte de responsabilité », par exemple, sont moins évidents.
De plus, contrairement à un fonctionnement marchand, la hausse des dotations publiques des établissements pour répondre aux besoins en licence ne nécessite pas une explosion des coûts improductifs en termes pédagogiques. En effet, la concurrence dans laquelle on entraine les établissements, symbolisée par le classement de Shanghai, entraine des coûts de marketing pour prétendre à une visibilité internationale, des primes colossales pour attirer les prix Nobel qui font monter dans le classement et surtout le recrutement d’une armée de managers et de consultants. Sans parler des dépenses d’équipements de luxe au cœur de la guerre commerciale dans laquelle se sont lancées les universités anglo-saxonnes.
Enfin, réaffirmer et étendre un financement public de l’enseignement supérieur, c’est rappeler que l’éducation est une question politique, plutôt qu’un secteur de plus pour l’accumulation du capital. Les liens entre l’Université et la société, l’importance relative de la culture académique générale et des enseignements plus finalisés, le poids des différentes disciplines, toutes ces questions devraient redevenir des enjeux du débat public, plutôt que d’être subordonnées à un objectif de rentabilité économique. Si l’enseignement supérieur est bien un investissement collectif qui doit donc être le fruit d’une délibération collective, c’est aussi un vecteur d’épanouissement intellectuelle et d’émancipation, un droit dont il faut assurer les conditions matérielles.
Hugo Harari-Kermadec
pour le groupe de recherche ACIDES (acides.hypotheses.org)
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