Entretiens,  Éric Martin,  Numéro 9

Entretien avec Eric Martin | « La gratuité » scolaire. Un combat plus que jamais d’actualité

Éric Martin est professeur au département de philosophie du Cégep Édouard-Montpetit (Longueuil, Québec). Il est également : Chercheur-associé, Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités (CIRCEM), Université d’Ottawa. Chercheur rattaché, Laboratoire Sophiapol, Université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense. Chercheur-associé, Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS)

Carnets Rouges : Vous défendez la gratuité scolaire. Pour quelles raisons ?

Eric Martin : Il y a évidemment des raisons d’ordre économique : les frais de scolarité élevés peuvent être dissuasifs pour accéder à l’enseignement, spécialement pour les enfants qui sont issus des classes dominées. Depuis quelques décennies, il y a une pression pour abandonner le modèle d’enseignement à l’européenne, le modèle classique de l’université, celui pensé par Humboldt, pour aller plutôt vers un modèle anglo-saxon, utilitaire, qu’on pourrait appeler la nouvelle école capitaliste, comme dit Christian Laval, avec des hausses de frais de scolarité à répétition. Ca a été théorisé par Milton Friedman, économiste néo-libéral, dans le chapitre 6 de Capitalisme et liberté. Il y disait qu’il fallait à tout prix instituer un rapport de quasi marché dans le secteur de l’enseignement, que l’enseignement devait être de moins en moins conçu comme service public régulé par des institutions étatiques ou nationales, de plus en plus selon une logique de marché administré par des fournisseurs privés. Il était logique dans cette perspective que les étudiants ne reçoivent pas de subventions publiques pour payer le coût de l’enseignement, mais qu’ils doivent se charger de ce coût eux mêmes, comme lorsque l’on achète n’importe quel produit. Cela posait évidemment la question de savoir comment les étudiants issus de milieux peu nantis allaient pouvoir accéder à l’enseignement s’ils ne disposaient pas d’emblée d’un capital important, et la réponse de Friedman était de mettre des prêts étudiants importants dont il reconnaissait lui même qu’ils devaient être fournis par des banques privées, et que cela, selon sa propre expression, allait conduire à une forme d’ esclavage partiel pour les étudiants. Mais pour Friedman ces réformes étaient nécessaires, parce que c’était la seule façon de s’assurer que les étudiants entrent en rapport avec l’éducation comme des consommateurs qui viendraient se procurer n’importe quel bien privé. Si vous voulez acheter une voiture et que vous n’avez pas d’argent, vous allez contacter un emprunt bancaire. C’est tout à fait logique, dans cette perspective, de présenter l’éducation comme une marchandise dont le bénéficiaire est seulement un individu, de faire en sorte qu’il y ait des frais de scolarité éducatifs élevés et que ces frais soient acquittés au moyen de prêts.

Ce néolibéralisme éducatif est théorisé par Friedman dès les années 50, mais il ne se met en place qu’à partir de la fin des années 70, début 80 avec l’avènement du néolibéralisme (Margaret Thatcher, Reagan…), accompagné d’un néolibéralisme éducatif : pédagogie par compétences, réforme de la gouvernance vers des formes de gouvernances issues du monde de l’entreprise, mise en place de mécanismes d’assurance qualité ou de contrôles de la qualité venus eux aussi des mesures managériales, colonisation de la recherche par une logique instrumentale, utilitaire à visées commerciales. Ces hausses des frais de scolarité relèvent de cette médecine de cheval qui vise à transformer le monde de l’enseignement, modifier le rapport entre les subjectivités et l’institution. L’institution devient de plus en plus une organisation calquée sur les autres organisations économiques. Les sujets qui vont évoluer dans ces nouvelles organisations éducatives à mentalité commerciale ou utilitariste vont eux mêmes être transformés en subjectivités entrepreneuriales, subjectivités entrepreneuses d’elles mêmes, tant les professeurs que les étudiants. Le mécanisme pour les professeurs, c’est le financement de la recherche conditionné à des concours et pour les étudiants, ce sont les frais de scolarité et l’endettement qui constituent le principal levier disciplinant. La raison principale de défendre les frais de scolarité n’est donc pas uniquement d’ordre économique. Ces hausses servent à établir une nouvelle forme de gouvernementalité qui vise à modifier les comportements et les formes de subjectivité. La principale raison de défendre la gratuité scolaire, c’est au fond de libérer la subjectivité, les institutions et l’enseignement de ce nouvel ensemble de normes qui est étranger à la fonction classique de l’enseignement.

Le problème de l’enseignement n’est pas principalement une question économique, mais une question politique et philosophique. La gratuité scolaire permet de réaffirmer le caractère de service public de l’institution scolaire et d’en repenser la finalité dans une perspective intellectuelle plutôt que marchande.

CR : Ne serait-il pas juste d’instaurer des frais de scolarité progressifs, en fonction du revenu des familles ? En effet, certains disent que, les enfants des classes favorisées poursuivant leurs études plus longtemps, l’État aide davantage les plus riches.

E.M : L’idée d’instaurer des frais de scolarité progressifs en fonction du revenu des familles, et l’argument selon lequel les enfants aisés poursuivent leurs études plus longtemps et que l’état aiderait ainsi davantage les plus riches sont des arguments dangereux parce que ça oublie que le principal mécanisme pour assurer l’égalité dans les services publics, c’est l’impôt progressif. Cet impôt progressif est de plus en plus démantelé par les mêmes néolibéraux. La solution, ce n’est pas de mettre des tarifs différenciés pour les accès aux différents services publics, mais de simplement rétablir les régimes de taxation progressifs et animés par un souci de justice sociale. Mais on suit des chemins inverses : on démantèle la fiscalité et ensuite on tarifie les services publics. Le rapport qu’on a avec des services publics est devenu celui de consommateurs tarifés qui achètent des marchandises. Je préfère que les services publics soient la base commune, et appeler les gens à faire leur devoir fiscal, plutôt que de commencer à construire toute sorte d’équations complexes pour déterminer quel pourcentage doit payer telle personne en fonction de telle origine sociale.

Par ailleurs, si on augmente les frais de scolarité de certains établissements, se crée un système à deux vitesses. Ouvrir la voie à des tarifs différenciés, c’est aussi ouvrir la voie à des établissements différenciés et à la création d’un système à deux vitesses extrêmement inégalitaire. La meilleure manière de s’assurer que les enfants des classes défavorisées aient accès à l’enseignement supérieur, c’est d’aller vers la gratuité scolaire, avec un solide système d’impôt progressif. C’est d’ailleurs ce que de nombreux pays d’Europe ont fait pendant longtemps plutôt que d’adopter le modèle américain qui, lui, est basé sur l’endettement individuel et sur des tarifications différenciées.

CR : Tout en partageant vos réserves quant à des frais d’inscription envisagés comme des dispositifs de gouvernance des individus, amenés à se considérer comme des entrepreneurs d' »eux-mêmes », est-il vraiment judicieux de laisser autant d’étudiants suivre des formations dans lesquelles ils ont très peu de chances de réussir ou pour lesquelles les débouchés sont rares ?

E.M : C’est très dangereux de s’aventurer dans ces débats. La seule valeur qu’on accorde à l’éducation, actuellement, c’est une valeur d’utilité immédiatement mesurable. On juge donc la pertinence de ce qui est transmis non pas en fonction de la culture ou du développement de l’intelligence, mais selon la manière dont ce programme correspond aux besoins immédiats du système technico-économique, reflétés par les salaires élevés des diplômés, indicateurs de pertinence de tel programme dans l’environnement systémique économique-technique. Dans une telle perspective, plus personne n’irait étudier en philo, en théologie, en art, dans la plupart des sciences humaines, à part celles qui peuvent se rendre utiles dans la gestion technocratique du social et, même dans les sciences fondamentales, on ne voit pas pourquoi on ferait de la physique fondamentale, parce qu’il y aurait soit disant bien plus de débouchés ailleurs. Pourtant ces gens là ont fini par se trouver une place dans la société, dans l’enseignement, dans un métier connexe, dans un métier qui avait peu à voir, mais où le développement de l’esprit qu’ils ont connu dans leur formation leur a servi d’une autre manière. Avant on ne s’inquiétait pas de ces problèmes, on cherchait d’abord à former des gens qui avaient une éducation solide, une faculté de juger, une grande culture, et par la suite ces gens là trouvaient manière de s’intégrer plus ou moins directement, dans la structure de l’économie. Le danger maintenant c’est d’avoir un arrimage de plus en plus serré au marché, et de ne considérer comme pertinent que ce qui est immédiatement quantitativement mesurable, applicable dans l’environnement systémique technico-économique.

Plus on essaye d’avoir des finalités ultra-spécialisées taillées sur les besoins du marché, plus ces besoins vont fluctuer rapidement. C’est extrêmement fluctuant un marché, alors si vous essayez d’avoir une adaptation, vous êtes toujours en retard. La seule solution, c’est d’aller vers le fondamental qui, lui, change très peu. Et offrir à quelqu’un une formation fondamentale pour en faire un être humain cultivé et décent, c’est la meilleure façon de s’assurer que non seulement il soit employable sur le long terme, c’est aussi s’assurer qu’il soit un être humain pleinement développé, ce qui est beaucoup plus important. De toute façon, notre modèle économique arrive à un essoufflement, il y a une crise de l’emploi, et ce qui va régler la crise de l’emploi, ce n’est pas d’avoir des programmes sans cesse plus collés sur le marché, ni même d’avoir du recyclage et de la formation continue tout au long de la vie, ce qui va régler notre crise de l’emploi, c’est de repenser notre modèle économique, notre rapport au travail, et de faire une critique du travail, notamment de réduire la place du travail dans notre société, ce qui exige une forme de décroissance et des réflexions beaucoup plus profondes que simplement arrimer sans cesse de manière plus serrée la structure du travail à la structure de l’économie.

CR : Dans un contexte où les finances publiques sont serrées, instaurer des frais d’inscription à l’école et/ou à l’université n’apparaît-il pas comme une solution permettant de financer l’éducation malgré tout ?

E.M : Quand on impose des frais de scolarité actuellement, c’est plutôt une manière de substitution, c’est à dire qu’on en profite pour réduire les financements publics, et reporter sur les individus, les ménages, le financement de ce qui autrefois était public. Ce n’est pas la rareté du financement public qui explique les frais de scolarité, c’est plutôt la volonté politique de transformer la forme du financement pour les raisons ci-mentionnées, c’est à dire rendre l’école dépendante du financement individuel et privé. D’autre part, sans les politiques de défiscalisation des classes oligarchiques, il y aurait amplement les moyens de financer les besoins de l’enseignement supérieur sans recourir à l’endettement des ménages, des particuliers des classes moyennes, ou des classes plus pauvres, moins nanties. L’enseignement peut tout à fait être financé, tout dépend de la finalité que nous avons à l’esprit, et les moyens vont suivre.

CR : Un mot sur la question de la dette étudiante ?

E.M : C’est une question très grave. Cela permet de forcer le comportement des étudiants. Si vous ne les endettez pas, vous courrez le risque qu’ils choisissent en fonction de leurs vocations, alors que si vous leur mettez des dettes importantes, c’est la meilleure façon de s’assurer qu’ils fassent des choix strictement en fonction du remboursement de leurs dettes, ce qui a aussi l’avantage de les placer très tôt à la merci des banques privées et du crédit, ce qui en fait donc déjà des victimes du crédit à un très jeune âge.

La gouvernance du capitalisme favorise l’endettement : cela crée des individus dociles, dont le futur est à priori déjà déterminé par le remboursement des dettes. Aujourd’hui la dette des étudiants aux Etats-Unis est supérieure à l’ensemble des crédits américains. Elle atteint un seuil critique, si bien que certains parlent même d’une éventuelle bulle spéculative qui éclaterait, à savoir que ces gens qui s’endettent massivement pour leurs études jusqu’à 100000 dollars, 200000 dollars, arrivent sur le marché de l’emploi, ne trouvent pas d’emploi, et sont souvent dans la précarité avec un endettement extrêmement élevé. La dette en général est un moyen de gouverner les populations dans la société capitaliste avancée. L’endettement est si important que les gens sont enfermés dans le cycle de la production, consommation, crédit, et ne peuvent s’imaginer vivre autrement que dans un monde où on s’instruit pour avoir un emploi qui procure un salaire qui permettra de s’acheter des marchandises qui procureront une jouissance dans la consommation, et ce sera sans cesse à recommencer jusqu’à vivre au dessus de ses moyens, et donc être pris à la gorge par la nécessité du remboursement, sans pouvoir se projeter dans un ailleurs, ni individuellement, ni collectivement

CR : Quelles pistes proposez-vous pour financer l’éducation en général ?

E.M : L’enseignement aujourd’hui est dans la demande infinie de nouvelles ressources, parce qu’il est entré dans une mutation commerciale qui oblige à trouver un financement pour injecter sans cesse davantage d’argent. Si on revient à la base de l’enseignement, ça ne coute pas très cher de faire de l’enseignement fondamental. Si dans certains secteurs, on a effectivement des besoins particuliers, on peut trouver des financements par le financement public sans s’en remettre au modèle anglo-saxon, individualiste, commercial, utilitariste, instrumental, qui de plus en plus s’impose comme le seul prisme à partir duquel concevoir l’éducation. Ce n’est pas un problème de moyens, c’est un problème de finalité. Si l’école est un lieu pour apprendre à devenir entrepreneur de soi même, si elle sert uniquement d’auxiliaire à des banques multinationales, alors elle même aura besoin d’avoir sans cesse des ressources pour livrer la guerre économique avec les autres universités avec lesquelles elle sera en concurrence. Mais si l’université n’a pas cette finalité, c’est beaucoup plus simple.

Malheureusement, aujourd’hui, à travers notamment les classements qui n’ont aucune valeur scientifique, à travers l’action de l’OCDE et de la Banque mondiale, on diffuse de plus en plus des consignes selon lesquelles la seule manière de concevoir l’université, c’est cette logique technico-économique. On ne peut pas sauver l’université sans en repenser la dimension structurelle-historique, dans le contexte auquel elle appartient, toujours d’abord à un Etat, à une communauté politique, une communauté de culture, à une civilisation, ce qui pose toujours la question de la souveraineté, de l’autonomie non seulement de l’université, mais de la souveraineté de l’Etat lui même, vis à vis de la globalisation. Si l’éducation va aussi mal, c’est aussi parce que l’Occident ne voit pas au fond qu’il est en crise profonde et qu’il est en train de former ses étudiants à une bien curieuse paideia. On ne peut pas sauver l’éducation sans se poser des questions plus générales sur le fétichisme de la marchandise qui domine largement l’ensemble de la société et qui est en train de la détruire et de détruire la nature.