Igor Martinache,  Numéro 9,  Quel service public pour l'éducation ?

Faire l’économie des sciences sociales ? Les luttes autour de l’enseignement des SES au lycée et leurs enjeux

Les réactions indignées émanant des milieux entrepreneuriaux qui ont suivi l’annonce de l’allégement du programme de 2nde de sciences économiques et sociales (SES) à la fin du mois de juin dernier[1]Voir L’allègement du programme de seconde et la saisine du CSP et du CNEE sur les programmes de SES, Apses.org, 29 juillet 2016. ne sont que le dernier avatar en date des mises en cause que cet enseignement subit depuis sa création, il y a tout juste 50 ans[2]Pour célébrer ce cinquantenaire, l’Association des professeurs de SES (APSES) a lancé une série d’initiatives à destination du plus grand nombre, centralisées sur un site créé pour l’occasion : www.ses50ans.fr. Bien qu’il ne touche qu’une frange limitée des élèves pendant une durée elle-même restreinte de leur scolarité, celui-ci est ainsi régulièrement pointé du doigt par certains commentateurs médiatiques comme étant le responsable de la supposée « inculture économique des Français-e-s » diagnostiquée par l’éphémère Conseil pour la diffusion de la culture économique (Codice) émanant de Bercy[3]Sabine Rozier, Une piqûre d’économie, Enquête sur les activités d’un cercle de grandes entreprises », Savoir/agir, n°10, 2009, p.65-72, voire de leur hostilité tout aussi prétendue à l’économie de marché ou au « monde de l’entreprise ». D’où de récurrentes entreprises de reprise en main de cet enseignement dès son introduction, émanant non seulement des sphères patronales et médiatiques, mais aussi de l’appareil étatique lui-même. Ce qui rappelle en passant que les ennemis du service public peuvent aussi provenir de ses rangs. Ces multiples projets de « réformes » des SES se sont néanmoins heurtés jusqu’à aujourd’hui à la mobilisation d’une frange importante des enseignant-e-s soutenus par leurs élèves, présents et passés, et de leurs parents, mais aussi de diverses personnalités publiques, et ont ainsi en partie enrayé ces tentatives de « normalisation » de l’enseignement des SES, qui n’ont pas empêché pour autant toute évolution dans un sens inquiétant. En présentant ici succinctement ces luttes et surtout les enjeux qui les sous-tendent, c’est bien la mission du service public éducatif qui est posée, à savoir celle du type d’élève qu’il entend former. En l’occurrence, pour le formuler abruptement : des travailleurs dociles et productifs ou des citoyens éclairés à l’esprit critique affûtés ?

La mise en place mouvementée des SES dans le lycée français

Partagé entre le projet de démocratiser l’enseignement supérieur et celui d’en renforcer la sélectivité, le gouvernement Pompidou entreprend en 1965 une importante réforme du lycée portée par le ministre de l’Education Christian Fouchet. Celle-ci aboutit à une sorte de compromis en réorganisant le lycée en différentes sections censées conduire à des orientations différentes. Parmi les filières « générales », à côté des séries littéraire et scientifique (A et C respectivement) est progressivement mise sur pieds une nouvelle section centrée sur l’économie, mais associée aux autres sciences sociales plutôt qu’au droit et à la gestion comme c’est alors la règle à l’Université. Les SES qui sont généralisées après une première phase d’expérimentation ne vont pas sans susciter d’emblée de vifs débats parmi les universitaires. L’innovation est poursuivie et le ministre confie à Charles Morazé, représentant de l’école historique des Annales, le soin de constituer une commission pour construire les programmes. S’y retrouvent des chercheurs en devenir et déjà reconnus représentant les différentes disciplines impliquées, de même que différentes sensibilités politiques. Les SES innovent ainsi d’abord par le dépassement des frontières disciplinaires consistant à mobiliser différentes sciences de la société afin d’étudier un certain nombre d’objets-problèmes dans leurs différentes dimensions – sociologique, politique, anthropologique, historique et géographique. Leur seconde originalité pour l’époque réside dans l’utilisation privilégiée des pédagogies actives consistant à instaurer un dialogue avec la classe à partir de l’étude de documents contre le traditionnel cours magistral, ainsi que le préconisent les premières instructions officielles. Comme l’explique aujourd’hui le géographe Marcel Roncayolo, principal artisan de cette mise en œuvre, « il ne s’agit pas [pour les élèves] de recevoir un enseignement, mais d’y participer »[4]Entretien de l’auteur avec Marcel Roncayolo, 22 janvier 2013.. Celui-ci explique encore que cet enseignement se voulait « le contraire d’un enseignement professionnel. Le but était de donner aux jeunes gens qui passaient le bac un enseignement du monde moderne dans lequel ils se trouvaient, les remettre dans leur époque ». Ce nouvel enseignement n’en suscite pas moins de vives oppositions, en particulier de la part des enseignants de philosophie, qui entendent conserver le monopole de la sociologie, mais aussi des professeurs de sciences et techniques de l’économie et d’histoire-géographique, qui voient aussi leurs domaines disciplinaires remis en cause. C’est néanmoins parmi ces derniers que sont recrutés sur la base du volontariat les premiers enseignants de la discipline. Ceux-ci sont alors réunis lors de stages de formation à Sèvres, près de Paris, où l’ambiance est au départ assez froide, comme le relate un témoin de l’époque, lui-même futur inspecteur général de SES : « l’Inspection générale et les professeurs de STE ont le sentiment que l’économie leur appartient, que le nouvel enseignement marche sur ses plates-bandes, prend la partie la moins technique, la plus noble par conséquent, de leur enseignement »[5]Entretien avec Henri Lanta, 20 décembre 2012.. Le même reconnaît néanmoins a posteriori l’efficacité de ces stages dans la construction d’un esprit de corps et d’un sens missionnaire parmi ceux qui y assistent, n’hésitant pas à comparer ces derniers aux « soldats de Bonaparte lors de la première campagne d’Italie ».

Des attaques récurrentes et multiformes

Conduite par l’économiste Jean Fourastié, inventeur de la formule des « Trente glorieuses », une première mission d’évaluation dresse un bilan enthousiaste des SES au milieu des années 1970. Mais en 1979, Raymond Barre, Premier ministre venu de l’économie universitaire, confie à Joël Bourdin, professeur d’économie-gestion à l’Université de Dakar, la rédaction d’un rapport sur l’enseignement des SES en prévision d’une nouvelle réforme du lycée. Le futur sénateur UMP de l’Eure y critique vertement tant l’interdisciplinarité que la pédagogie active et appelle à la disparition pure et simple des SES et de la série B qu’il qualifie de « filière d’accueil des rejets des autres séries ». S’ensuit une importante mobilisation des enseignant-e-s de SES initiée par l’APSES qui organise une grève de deux jours et sollicite le soutien de diverses personnalités, représentant là encore des disciplines et sensibilités plurielles. Une manifestation est organisée à Paris réunissant des centaines d’enseignant-e-s et sympathisant-e-s le 2 juin 1980 qui se clôt par une réunion à la Bourse du Travail ponctuée par des prises de parole de plusieurs grands noms qui prennent la parole pour défendre les SES, de Pierre Bourdieu à Jacques Attali…

“ Les attaques contre la discipline n’ont pas cessé et se sont même redoublées, émanant simultanément des sphères patronales et du gouvernement. ”

Cette mobilisation « pour un adjectif »[6]Le « sociales » de SES. a suffisamment d’écho pour que le ministre de l’Education nationale se sente alors contraint de mettre sur pieds une nouvelle commission incluant le président de l’APSES mais aussi Bourdin lui-même. Celle-ci désavoue le rapport de ce dernier et prépare la première révision des programmes qui intervient en 1982. Elle accroît également la place de l’économie tout en privilégiant la dimension « macro » et la « mesure des faits économiques et sociaux» aux analyses théoriques ; mais à partir de cette date, la séparation entre les dimensions économiques et sociologiques ne cesse de s’accentuer tandis que s’efface la dimension historique. Six ans plus tard, les programmes sont de nouveaux réformés et font pour la première fois référence explicite aux disciplines universitaires en même temps qu’est formulée l’exigence de préparer les élèves aux études supérieures. Il faut dire que parallèlement, les attaques contre la discipline n’ont pas cessé et se sont même redoublées, émanant simultanément des sphères patronales et du gouvernement. Deux projets de réforme finalement avortés, portés par les ministres de l’Education nationale successifs de gauche et de droite, Jean-Pierre Chevènement et René Monory, remettent à l’agenda la suppression de la série B et la séparation de l’économie des autres sciences sociales, tandis que plusieurs officines patronales, au premier rang desquels l’Institut de l’entreprise[7]Officine qui succède en 1975 au Centre de recherche des chefs d’entreprise. Pour une histoire de celui-ci par un de ses acteurs, voir Armand Braun, Le CRC. Du Centre de Recherche et d’Etudes des Chefs d’entreprise à l’Institut de l’Entreprise, 2001, disponible en ligne : http://www.institut entreprise.fr/fileadmin/Docs_PDF/travaux_reflexions/Institut/crc.pdf s’intéressent de près à l’enseignement des SES. A travers son programme « Enseignants-Entreprises », celui-ci ambitionne de « rapprocher » les uns et les autres en proposant non seulement des supports pédagogiques aux premiers, via son site Melchior.fr, mais également des formations, comme les Entretiens Louis-le-Grand[8]Rebaptisés depuis « Entretiens Enseignants-Entreprises » et organisés en cette rentrée 2016 dans le cadre non moins prestigieux de l’école Polytechnique., du nom du prestigieux lycée parisien qui les accueillait originellement, et même des stages en entreprise. De même, certaines associations proches du Medef, telles Positive Entreprise ou l’Institut de recherche économique et fiscale, publient régulièrement des « études » portant sur les manuels de SES pour en dénoncer notamment la vision « réductrice » et « pessimiste » de « l’entreprise » qui y serait donnée, feignant ainsi d’oublier que ces publications émanent elles-mêmes de maisons d’édition privées ! L’Académie des sciences morales et politiques constitue un autre foyer d’attaques contre les SES depuis la publication en 2008 d’un rapport très critique contre la filière ES (nouvelle dénomination de l’ex-section B depuis 1993) en 2008 piloté par Yvon Gattaz, l’ex-président du CNPF, l’ancêtre du Medef.

Mais c’est surtout un autre de ses membres, Michel Pébereau, qui œuvre depuis une quinzaine d’années à un profond remaniement des SES en jouant de sa multipositionnalité institutionnelle et des ressources associées. Ancien membre des cabinets de Valéry Giscard d’Estaing et René Monory à Bercy, cet énarque et polytechnicien a également enseigné l’économie à Sciences-po Paris et dirigé la Fondation chapeautant l’établissement tout en présidant aux destinées de la banque BNP-Paribas et en siégeant aux conseils d’administration de plusieurs sociétés cotées. Président de l’Institut de l’Entreprise entre 2005 et 2010, il est nommé au Haut conseil de l’Éducation à sa création en 2005 et participe peu après aux travaux de la commission présidée par l’économiste et professeur au Collège de France Roger Guesnerie, chargée par le ministère d’auditer les manuels et programmes de SES. Le rapport que cette dernière remet début juillet 2008[9]Disponible en ligne (mais sans ses annexes) : www.idies.org/public/fichiers%20joints/Rapport_d’audit sans_annexe.pdf reconnaît la « solidité de l’enracinement » de l’enseignement des SES au lycée, son « attractivité » et la bonne insertion estudiantine et professionnelle des bacheliers ES. Mais ses auteurs affirment également la nécessité de le porter vers l’« excellence » et accumulent une série de critiques rejoignant les diagnostics patronaux. Ils écrivent ainsi que les programmes « mettent plus l’accent sur les problèmes de notre société et peu sur ses réussites ». Postulant d’emblée une distinction entre les chapitres d’économie et de sociologie, ils critiquent le fait que les programmes soient trop chargés, mais notent en même temps un certain nombre de lacunes. L’entreprise et le marché[10]Les deux termes étant significativement employés au singulier, occultant au passage la pluralité des formes concrètes que ces organisations peuvent prendre… souffriraient en particulier d’un traitement insuffisant à leurs yeux d’une sociologie qui serait souvent « trop abstraite, trop déterministe et trop compassionnelle ». Suite à ce rapport, un groupe d’« experts » sous la présidence de l’économiste Jacques Le Cacheux, est mis en place pour réécrire les programmes. Ces derniers, entrés en vigueur à partir de la rentrée 2010 s’appuient de manière sélective sur certaines conclusions du rapport Guesnerie et entérinent une véritable révolution silencieuse sur le plan épistémologique et pédagogique.

La réforme des programmes de 2010, un coup de force silencieux

Sans rentrer dans les détails, faute de place, des actuels programmes de SES[11]Pour plus de détails, on renvoie au site de l’APSES (www.apses.org)., on se bornera à noter qu’ils entérinent la coupure entre disciplines pour privilégier la transmission de connaissances « savantes » contre la formation d’un esprit expérimental partant de l’expérience vécue des élèves. L’encyclopédisme des programmes impliquant un nombre de notions largement supérieur à leurs prédécesseurs dans un horaire inchangé – et même sensiblement réduit en classe de 2nde (1h30 au lieu de 2h30 auparavant) – rend pour sa part plus difficile la mise en œuvre de méthodes actives et innovantes. Plus le temps de s’arrêter pour analyser une actualité souvent brûlante et prendre du recul par rapport aux discours médiatiques, il s’agit désormais de bachoter afin d’avoir couvert l’ensemble du programme le jour du bac. Plus grave, au-delà du cloisonnement entre disciplines, à l’encontre de la dynamique qui s’opère dans le monde de la recherche, c’est aussi le pluralisme des méthodes et paradigmes en leur sein qui est remis en cause. Les promoteurs des programmes actuels que l’on retrouve au sein des enseignants, comme ce professeur de classe préparatoire, n’hésitent d’ailleurs pas à affirmer que l’évolution récente de l’économie comme des autres sciences sociales se caractériserait par l’effacement des conflits idéologiques et méthodologiques propres à ces disciplines[12]Voir Emmanuel Buisson-Fenêt, Les nouveaux programmes de sciences économiques et sociales : une remise en cause historique, mais de quoi au juste ? Tracés, hors-série n°12, p.55-68. En d’autres termes, celles-ci seraient devenues des sciences exactes et unifiées porteuses d’une vérité irréfutable, sinon par d’obscurs « négationnistes », ainsi que deux économistes très libéraux n’ont pas hésité à qualifier tous ceux qui n’adhéraient pas au dogme néoclassique dominant[13]Pierre Cahuc, André Zylberberg, Le négationnisme économique, Paris, Flammarion, 2016.… Signe d’une époque, en tous les cas ledit courant occupe désormais une place de choix dans la partie économique, elle-même ultra-majoritaire, au sein des actuels programmes. Et mieux vaut inculquer le modèle théorique et abstrait du marché « parfait » aux adolescent-e-s que leur présenter de vrais marchés concrets avec les multiples institutions qui les bordent, pour ne prendre qu’un exemple.

“ Les promoteurs des programmes actuels n’hésitent pas à affirmer que l’évolution récente de l’économie comme des autres sciences sociales se caractériserait par l’effacement des conflits idéologiques et méthodologiques propres à ces disciplines. ”

Tandis que dans le même temps, la crise économique, sociale et politique appelle à raviver le débat public sur des bases assainies, et qu’en guise de réponse au désarroi le ministère de l’Education nationale a lancé un nouvel enseignement moral et civique au contenu aussi flou que ses finalités, ce n’est pas le moindre paradoxe de constater que l’on évacue progressivement le pluralisme et la formation à la citoyenneté des enseignements où ils étaient déjà présents.

Igor Martinache
Vice-président de l’APSES

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