Réorientation d’urgence ! ou comment envisager une réforme progressiste de l’orientation scolaire ?
Si les organisations progressistes défendent toutes un meilleur système d’orientation et partagent les combats des Conseillers d’orientations psychologues (COP), il n’est pas toujours évident de définir la mission qui devrait être celle de l’orientation scolaire.
Le constat est largement partagé, trop souvent, l’orientation serait ratée… Tout d’abord, celle-ci conduirait trop d’élèves à l’échec. Les taux de réussite relativement faibles en première année de licence suffiraient à l’attester[1]Il convient toutefois d’interroger et de nuancer cette affirmation. Cf. Romuald Bodin et Sophie Orange, L’Université n’est pas en crise. Les transformations de l’enseignement supérieur : enjeux et idées reçues, Éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2013.. Ensuite, l’orientation ne serait pas assez conforme aux souhaits des élèves ; autrement dit, elle serait subie. Selon un sondage réalisé en 2010[2]Opinion Way pour la Chambre de commerce et d’industrie de Paris, Les jeunes bacheliers et l’orientation, Sondage réalisé à l’occasion des Nuits de l’Orientation, décembre 2010., cela concernait tout de même 18 % des nouveaux bacheliers qui ont poursuivi dans l’enseignement supérieur[3]Parmi eux : 21 % en raison d’un dossier trop faible et 12 % en raison de l’échec au concours ; 18 % en raison d’un changement d’avis ; 10 % en raison du manque de place ; 8 % en raison du coût trop élevé des études.. Enfin, l’orientation ne permettrait pas aux élèves de s’insérer professionnellement, ce dont les chiffres du chômage chez les jeunes seraient la preuve.
Les résultats du sondage sus-cité semblent accréditer l’idée que l’orientation est bien l’une des causes de tous ces maux. Ainsi, seuls 35 % des bacheliers 2014 ont rencontré un COP avant de faire leur choix. Selon les bacheliers en 2010, les aides à l’orientation proposées au lycée sont… utiles (53%) mais… peu efficaces (36%), peu précises (34%) et peu personnalisées (30%). À noter que 48 % de ceux qui ont raté leur orientation estiment qu’ils ont manqué de bons conseils.
Avant de donner quelques éléments de réponse à cette question, il convient de réfléchir au sens et au rôle de l’orientation dans la société d’aujourd’hui. D’un point de vue individuel, elle est synonyme de choix. Elle est alors jugée bonne si l’élève poursuit des études qui lui réussissent, c’est-à-dire a) qui lui plaisent ; b) dans lesquelles il réussit ; c) qui lui offrent des débouchés. D’un point de vue plus global, elle signifie plutôt distribution. Distribution dans les formations et, in fine, dans le monde du travail. De l’orientation dépend ainsi la future position sociale des individus. L’enjeu est double : il s’agit d’abord, dans une société où le travail est fortement divisé, de différencier et de répartir les individus ; il s’agit ensuite, dans une société régie par l’idéal méritocratique, d’assurer la fluidité sociale.
La dernière phrase de l’introduction d’un rapport publié en 2008 par le Haut conseil de l’éducation consacré à l’orientation, articule d’une certaine manière les deux points de vue : « une orientation réussie doit permettre à chacun d’exploiter tout son potentiel et de s’insérer professionnellement »[4]Haut conseil de l’éducation, L’Orientation scolaire, Bilan des résultats de l’École, 2008..
Les dessous de la conception néolibérale de l’orientation
En faisant référence au potentiel des élèves, cette citation repose sur une conception essentialiste de leurs capacités intellectuelles, de leurs motivations et de leurs goûts, etc. dans la droite ligne de la théorie des dons. Dans cette optique, l’orientation a pour objectif d’aider l’individu à exploiter correctement son potentiel. À grand renfort de mauvaise psychologie, l’orientation permettrait notamment d’amener les élèves à découvrir leur personnalité – laquelle serait évidemment figée car naturellement donnée – et de choisir en fonction de celle-ci la formation et, in fine, le métier, qui leur correspond. Les tests de personnalités qui foisonnent sur Internet, y compris sur des sites a priori sérieux, tels que celui de l’ONISEP, quand ils ne sont pas utilisés par certains COP, apparaissent comme l’un des moyens d’y parvenir. De fait, ils sont surtout le moyen de conforter l’individu dans ses propres certitudes.
Quant à la dernière partie de la citation, selon laquelle l’orientation serait censée permettre aux individus de s’insérer professionnellement à l’issue de leurs études, elle repose implicitement sur une conception de la société qui fonctionnerait comme un système de marchés interdépendants. Entre autres, citons le marché du travail d’une part et le marché scolaire d’autre part. Sur le premier, les individus vendraient leur force de travail que les employeurs achèteraient. Sur le second, des établissements – publics ou privés – offriraient des titres scolaires que des individus demanderaient. La valeur de ces titres dépendraient de leur utilité sur le marché du travail. Dans ce modèle, l’orientation est l’huile censée fluidifier le marché scolaire en garantissant la transparence du marché, c’est-à-dire en donnant aux acteurs l’information la plus parfaite qu’il soit – qui n’est autre que l’une des cinq hypothèses de la concurrence pure et parfaite. La réforme de la plate-forme Admission Post Bac en 2015 s’inscrit dans cette perspective, en proposant aux lycéens de prendre connaissance des taux de réussite dans les filières choisies et des débouchés.
“ [L’orientation] participe du modelage d’un individu nouveau, responsable, rationnel et calculateur, qui n’est pas sans rappeler l’homo-œconomicus des économistes. ”
Au-delà du principe, contestable en lui-même, cette conception de l’orientation ne résiste pas à une analyse sérieuse de la situation économique dans la mesure où elle ne dit rien de la pénurie d’emploi dont ni le système d’orientation ni le système éducatif en général ne sont responsables. De la même manière, Pôle emploi pourrait, s’il en avait les moyens, améliorer l’accompagnement – et la formation – des chômeurs mais ne saurait créer les emplois qui n’existent pas ! Si cette idée selon laquelle l’orientation permettrait aux individus de s’insérer professionnellement en favorisant l’adéquation de l’offre et de la demande de qualification demeure si partagée malgré son évidente absurdité, c’est qu’elle participe du modelage d’un individu nouveau, responsable, rationnel et calculateur, qui n’est pas sans rappeler l’homo-œconomicus des économistes. Ce dernier constitue précisément le modèle de l’acteur tel qu’il agit sur les marchés. C’est l’individu néolibéral ou néosujet tel que théorisé par Christian Laval et Pierre Dardot[5]Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, Paris, 2009..
L’injonction au projet, une insupportable violence sociale
Dans ce contexte, les conséquences de l’orientation sur les élèves et sur la société en général sont bien plus lourdes que les constats superficiels rappelés au début de cet article. En premier lieu, elle soumet les élèves et leurs familles à une pression terrible qui crée chez eux la crainte de ne pas faire le bon choix. L’orientation génère du stress chez les élèves comme chez les parents. C’est parfois le cas très tôt : dès la troisième, les élèves en difficulté sont sommés de choisir une voie professionnelle qu’ils ne connaissent pas tandis que dans les milieux favorisés, les parents des élèves craignent que leurs enfants n’obtiennent pas la bonne option ou n’entrent pas dans le bon lycée. Le fait même d’avoir à faire un choix constitue une obligation violente. Les élèves sont en effet soumis à l’injonction de formuler un projet alors même qu’ils sont souvent encore loin d’avoir une idée de ce qu’ils veulent faire plus tard.
“ La violence de l’injonction au projet est d’autant plus forte que l’échec fait l’objet d’une dramatisation excessive dans notre société. ”
La violence de l’injonction au projet est d’autant plus forte que l’échec fait l’objet d’une dramatisation excessive dans notre société. Toute réorientation, de même que toute formation non validée sont considérées comme un échec alors même qu’ils servent l’apprentissage. En réalité, cette manière de considérer les erreurs sert l’idéologie dominante. En effet, cela permet de faire porter la responsabilité de l’échec à l’individu et non pas au système. Plus prosaïquement, lutter contre les échecs de l’orientation constitue aussi une manière de réduire les coûts de l’éducation. Pourtant, l’erreur ou l’échec sont aussi, à plus long terme, une condition du progrès, comme c’est le cas en matière de recherche. Il en va de même pour l’orientation : ce sont les essais qui permettent, in fine de faire les bons choix. C’est pourquoi il convient de démocratiser l’échec, c’est-à-dire de donner aux élèves et à leur famille le droit à l’erreur, quels que soient leurs moyens, notamment financiers.
“ Outre la violence sociale que constitue l’injonction au projet, celle-ci est aussi source d’inégalités, et de doublement. ”
Outre la violence sociale que constitue l’injonction au projet, celle-ci est aussi source d’inégalités, et de doublement. D’une part, ce sont les élèves qui rencontrent le plus de difficultés qui sont sommés de construire un projet le plus tôt ; or, ils ont d’autant moins de portes ouvertes que les autres. D’autre part, ces mêmes élèves sont, statistiquement, davantage issus des milieux populaires ; or, c’est dans ces milieux que les familles sont les moins en mesure de construire un projet, à la fois parce qu’elles en ont moins l’habitude et parce qu’elles ne disposent pas des outils et des informations nécessaires pour le faire. À titre d’exemple, la compréhension du système éducatif, de la subtilité des parcours et du jeu des options, pose davantage de problèmes aux familles des milieux populaires.
Orientation, reproduction sociale et lutte des classes
En second lieu, l’orientation participe à entretenir la reproduction sociale. Dans un système scolaire conçu comme une succession d’étapes qui permettent d’écarter progressivement des élèves afin de sélectionner l’élite, l’orientation apparaît précisément comme processus qui, avec l’évaluation, permet de réaliser ce tri. Or, lors de ce processus, la structure sociale d’hier est reproduite. Les fils de cadres deviendront cadres et les fils d’ouvriers deviendront ouvriers.
“ Il convient de faire de l’orientation un moyen de lutter contre la reproduction sociale, en élargissant le champ des possibles des individus. ”
Il convient au contraire de faire de l’orientation un moyen de lutter contre la reproduction sociale, en élargissant le champ des possibles des individus. En particulier, à niveau équivalent, les ambitions des enfants d’ouvriers sont bien moins élevées que celles des enfants de cadres. L’orientation devrait s’attaquer à cette autocensure des classes populaires en dévoilant aux individus leur intériorisation des structures sociales. De la même manière, l’orientation pourrait alors lutter contre les représentations genrées des matières, des filières et des métiers. Ainsi, l’orientation pourrait participer de la visée émancipatrice que nous souhaitons donner à l’éducation dans son ensemble.
Reste que l’objectif du mouvement social, à terme, ne saurait se limiter à lutter contre la reproduction sociale. Nous ne pouvons nous satisfaire d’une société dans laquelle un fil d’ouvrier aurait autant de chances que Jean Sarkozy de devenir Président de l’EPAD. Bien plus que cela, nous voulons une société égalitaire, démocratique et solidaire. C’est bien là la limite d’une réflexion sur le système d’orientation qui ne s’intéressait pas par ailleurs à l’éducation dans son ensemble. De fait, l’orientation reflète énormément la nature du système scolaire : aujourd’hui, il s’agit d’un système qui, d’une part, a pour objectif de former une élite afin de reproduire la structure sociale et qui, d’autre part, est fait pour former des individus rationnels, adaptés au monde capitaliste. Si nous pouvons envisager quelques pistes et quelques mesures concrètes pour réformer le système d’orientation, il convient de penser ce dernier dans la logique plus globale d’un projet pour l’éducation et pour la société.
Erwan Lehoux
Professeur de SES
Notes[+]
↑1 | Il convient toutefois d’interroger et de nuancer cette affirmation. Cf. Romuald Bodin et Sophie Orange, L’Université n’est pas en crise. Les transformations de l’enseignement supérieur : enjeux et idées reçues, Éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2013. |
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↑2 | Opinion Way pour la Chambre de commerce et d’industrie de Paris, Les jeunes bacheliers et l’orientation, Sondage réalisé à l’occasion des Nuits de l’Orientation, décembre 2010. |
↑3 | Parmi eux : 21 % en raison d’un dossier trop faible et 12 % en raison de l’échec au concours ; 18 % en raison d’un changement d’avis ; 10 % en raison du manque de place ; 8 % en raison du coût trop élevé des études. |
↑4 | Haut conseil de l’éducation, L’Orientation scolaire, Bilan des résultats de l’École, 2008. |
↑5 | Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, Paris, 2009. |
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