Erwan Lehoux,  Numéro 30,  Orienter ou désorienter ?

Un modèle néolibéral d’orientation ? 
Les mutations de l’orientation depuis la fin du XXe siècle et la question du projet

Dans le dernier tiers du XXe siècle, s’est imposée une conception nouvelle de l’orientation, comme processus au cours duquel l’élève élabore un projet personnel pour choisir son parcours. La place prépondérante du projet dans l’orientation des élèves est aujourd’hui l’objet d’un large consensus, chez les acteurs éducatifs, les élèves et leurs familles, les responsables politiques et commentateurs de la vie publique. Ce paradigme se traduit-il cependant effectivement dans les réformes de l’institution scolaire et dans les pratiques des acteurs éducatifs ?

Dès la fin des années 1960, les Nouvelles procédures d’orientation annoncent un glissement progressif dans la manière de concevoir l’orientation, non plus comme simple affectation et sélection des élèves sur la base de leurs résultats scolaires ou de tests psychotechniques, mais comme processus au cours duquel l’élève choisit son orientation sur la base d’un projet personnel qu’il est invité à élaborer. La loi de 1989 grave ce paradigme dans le Code de l’éducation. Par la suite, l’orientation tout au long de la vie, sous l’impulsion de travaux européens, prolonge cette conception de l’orientation, en l’étendant au-delà du cadre scolaire. Elle remet en cause la distinction entre orientation scolaire, orientation professionnelle et (ré)insertion sociale. Dès lors, l’orientation doit être considérée comme un processus permanent d’élaboration, de réalisation et de ré-élaboration d’un projet de vie dont la scolarité n’est qu’un élément parmi d’autres. En définitive, c’est la réalisation de soi dans l’intégralité de son être qui est en jeu.

Cette conception de l’orientation est fréquemment affirmée dans des textes juridiques et réglementaires, des rapports publics, des discours politiques et médiatiques, et même dans une partie des productions académiques, mais elle est aussi souvent exprimée par les acteurs éducatifs eux-mêmes, comme par les élèves et leurs familles. Cette mutation paradigmatique se traduit-elle, cependant, par des mutations plus concrètes, dans la structure même du système éducatif (mutations systémiques), dans les procédures d’orientation (mutations procédurales) et dans le travail des acteurs éducatifs (mutations pédagogiques) ?

Des mutations de l’orientation à tous les niveaux

Cette première partie propose une synthèse, non exhaustive, des mutations de l’orientation depuis une trentaine d’années, qu’elles résultent de réformes mise en œuvre par en haut, ou de transformations plus diffuses, résultat d’initiatives plus locales[1](1) Il me semble que le propre du gouvernement néolibéral est, précisément, de s’appuyer sur la dialectique entre réformes imposées d’en haut et transformations initiées d’en bas. Les dispositifs ou encore les labels en constituent des instruments particulièrement efficaces.. Elle vise plutôt à dégager quelques grandes tendances, tout en insistant davantage sur leurs manifestations les plus récentes.

Des mutations systémiques

Après l’unification inachevée de l’ordre primaire et de l’ordre secondaire et la massification successive de l’enseignement secondaire puis de l’enseignement supérieur, le système scolaire est dorénavant pensé autour de la distinction entre l’école des fondamentaux d’une part, de la maternelle au collège, et le continuum dit bac -3 / bac +3 d’autre part, du lycée aux premières années de l’enseignement supérieur. Dans l’enseignement secondaire, cela s’est notamment traduit ces dernières années, dans la voie générale, par la suppression des séries (ES, L, S) au profit d’un tronc commun, agrémenté de spécialités dont on sait que le choix peut s’avérer décisif par la suite. La voie professionnelle a également fait l’objet de réformes qui, bien que moins commentées, ont profondément transformé l’architecture de la formation. D’un côté, la spécialisation du baccalauréat professionnel est remise en cause, avec le regroupement, en classe de seconde, des diverses filières autour de « familles de métiers ». D’un autre côté, la réduction du temps de formation, et tout particulièrement du temps consacré aux enseignements dits généraux, renforce la distinction entre la voie professionnelle et les voix générales et technologiques. À terme, l’idée est bien de promouvoir une formation professionnelle non scolaire, notamment au bénéfice de l’apprentissage. Dans l’enseignement supérieur, la loi Orientation et réussite des étudiants a récemment généralisé la sélection à l’entrée de la licence, sous couvert de capacités d’accueil limitées. Sans surprise, faute d’une augmentation suffisante des moyens pour les formations publiques, qu’il s’agisse des licences, des BUT ou des BTS[2]Le Brevet de technicien supérieur (BTS) est préparé en deux ans dans des lycées. Le Bachelor universitaire de technologie (BUT) est préparé en trois ans dans des Instituts universitaires de technologie (IUT) qui dépendent des universités. Il remplace le Diplôme universitaire de technologie (DUT) qui était préparé en deux ans dans les mêmes établissements., la part des formations privées a considérablement augmenté, absorbant la quasi-totalité de l’augmentation de la population étudiante. Outre la sélection par l’argent, cette privatisation contribue à la fragmentation de l’offre de formation, que l’on constate également dans le secteur public où se multiplient de nouvelles mentions de diplôme, dans une logique d’attractivité.

Des mutations procédurales

Les mutations paradigmatiques et systémiques de l’orientation restent souvent dans l’ombre des mutations procédurales qui impactent la manière dont sont traités les vœux émis par les élèves et qui président à leur affectation. Parcoursup en est emblématique. Au-delà du changement de plateforme, ce sont surtout les règles, les méthodes et les critères d’affectation et de sélection qui changent. De même, la mise en œuvre d’Affelnet, à partir de 2008, a entraîné la multiplication des critères d’affectation en classe de seconde. À Paris, en particulier, l’intensité de la compétition scolaire fait de cette procédure un moment redouté par un certain nombre d’élèves et leur famille. D’une manière générale, la tendance est à la digitalisation des procédures et au recours massif à des algorithmes.

Des mutations pédagogiques

Ces changements s’accompagnent de mutations pédagogiques. Le rôle des professionnels chargés de l’orientation est redéfini, puisqu’ils sont désormais censés aider les élèves à s’orienter plutôt que de les orienter. Pour permettre ce travail d’information et d’accompagnement des élèves, un certain nombre de programmes institutionnels a été mis en place, depuis l’expérimentation de l’éducation à l’orientation en 1996 jusqu’à la mise en œuvre du Parcours avenir en 2015. Depuis 2018, un certain nombre d’heures d’accompagnement à l’orientation sont réglementairement indiquées pour les classes de seconde, première et terminale. Parallèlement, le partage des tâches entre les différents acteurs chargés de l’orientation fait l’objet d’importantes transformations, tandis que de nouveaux acteurs émergent. Outre la réaffirmation régulière du rôle des enseignants, en particulier des professeurs principaux, et la remise en cause de la place anciennement occupée par les conseillers d’orientation, devenus depuis 2017 psychologues de l’Éducation nationale, de nouveaux acteurs, le plus souvent privés, marchands ou non, interviennent non seulement à l’extérieur des établissements (les coachs scolaires), mais aussi en leur sein (notamment des associations).

Trois nuances de projet

Il ne faudrait pas voir dans ces mutations à différents niveaux, a posteriori, le résultat d’une entreprise systématique et cohérente de néolibéralisation de l’orientation. En faire la sociogenèse mettrait en évidence une plus grande complexité, faite d’hésitations, de divergences, de contradictions, mais ce n’est pas l’objet de cet article. Il s’agit plutôt d’interroger la cohérence de ces différentes mutations au regard du paradigme désormais dominant de l’orientation considérée comme processus de construction d’un projet personnel, engageant la personne dans tous les domaines de sa vie et tout au long de sa vie, qui témoignent entre autres d’une conception différente du projet d’orientation.

Une conception introspective du projet

Une première conception idéal-typique du projet repose sur la connaissance de soi. L’enjeu est alors d’aider les élèves à élaborer un projet qui corresponde à ce qu’ils seraient vraiment, ce que l’on retrouve notamment dans le référentiel des compétences à s’orienter de l’ONISEP[3]« Référentiel des compétences à s’orienter » pour le lycée d’enseignement général et technologique, publié par l’ONISEP en juin 2022, en collaboration avec le laboratoire de psychologie et d’ergonomie appliquées de l’université Paris Cité, dans le cadre du programme Avenir(s). En ligne : https://avenirs.onisep.fr/content/download/1773212/file/CRI_15_RCO_ENTIER_web.pdf. Puisqu’il s’agit de se projeter dans un monde incertain, il semble que l’individu soit, pour lui-même, son meilleur point de repère. Divers programmes d’accompagnement à l’orientation peuvent favoriser le développement de cette perspective, d’autant plus que les ressources sont assez nombreuses, bien qu’il ne soit pas toujours évident d’en évaluer la fiabilité. Des enseignants eux-mêmes, ou des partenaires privés, notamment associatifs, intervenant dans les établissements scolaires, proposent ainsi des activités qui visent principalement à aider les élèves à mieux se connaître, sous la forme de questionnaires de personnalité, d’arbres de la connaissance de soi ou encore de listes de qualités personnelles. Le développement du coaching scolaire participe également, au moins pour partie, de cette conception du projet.

Les discours et les pratiques des acteurs éducatifs ne sont pas si éloignées, au moins en apparence, des discours et des pratiques d’un certain nombre de psyEN, qui accordent une grande importance à la construction globale des élèves en tant que personnes. Cependant, ils ont tendance à réduire le sujet à lui-même, à son essence supposée intérieure, là où les psyEN insistent davantage, sur la construction sociale du sujet. L’association d’une conception introspective du projet et d’une conception solipsiste du sujet risque alors de conduire les élèves à une infinie quête de soi-même, finalement très éloignée des enjeux d’orientation.

Une conception vocationnelle du projet

Une seconde conception du projet s’appuie au contraire sur la découverte des métiers. L’enjeu est alors d’aider les élèves à se projeter dans un futur métier ou, a minima, dans un certain type de métier, et de les aider à construire un parcours leur permettant d’atteindre l’objectif souhaité. Les conseils régionaux, dont le rôle en matière d’orientation a été renforcé ces dernières années, sensibles aux demandes en ce sens des fédérations professionnelles, ont tendance à soutenir une telle conception du projet d’orientation. La découverte des métiers au collège, renforcée cette année, et l’annonce récente d’un stage obligatoire en fin d’année de seconde, témoigne de cette conception du projet. Un certain nombre d’acteurs privés, comme JobIRL, interviennent par ailleurs dans certains établissements pour proposer aux élèves des activités censées les aider à découvrir les métiers : ils sont en particulier invités à s’inscrire sur une plateforme à partir de laquelle ils pourront prendre contact avec des professionnels afin de se renseigner sur leur métier. À un niveau plus systémique, la réforme de la voie professionnelle, en remettant en cause la place des enseignements dits généraux, participe également de cette conception vocationnelle du projet, de même que la création des modules de découverte professionnelle en troisième en 2005, puis de la troisième prépa-pro en 2011, devenue prépa-métier en 2019.

Pour les tenants d’une conception vocationnelle du projet, il s’agit non pas seulement d’une manière d’aider les élèves à s’orienter, mais aussi, pour ceux qui rencontreraient des difficultés sur le plan scolaire, de les aider à redonner du sens à leur scolarité, et à retrouver une certaine motivation. Or, cette approche se révèle souvent être pour les élèves en question un piège redoutable : comme le souligne Jean-Yves Rochex (1992), « à rabattre la question du sens sur celle de l’utilité, bon nombre de discours et de pratiques visant à ne justifier la scolarité que de sa fonction de préparation de l’avenir social et professionnel courent le risquent d’enfermer les jeunes d’origine populaire dans un rapport au savoir et à l’école qui ne leur permet pas de comprendre quel est le sens du savoir, quelle est la spécificité de l’école et de ses activités ». En outre, la découverte des métiers cache le plus souvent un regard d’une grande pauvreté sur l’activité de travail, quand celle-ci n’est pas purement et simplement ignorée. Les témoignages souvent mis en avant par les tenants de cette approche évoquent plus souvent leur parcours que leur activité, passées quelques considérations assez floues sur les conditions et l’environnement de travail (travailler dedans/travailler dehors, travailler avec l’humain ou non, etc.).

Une conception pragmatique du projet

Le dernier idéal-type a davantage été formalisé par les économistes libéraux. Le projet personnel apparaît alors comme le résultat d’un calcul, soit la différence, entre, d’une part, les gains escomptés de telle ou telle orientation et, d’autre part, ses coûts, en prenant y compris en compte, selon la probabilité de cette éventualité, les coûts engendrés par un échec. Le projet retenu est celui qui maximise les gains autant qu’il minimise les coûts et le risque d’échec.

C’est dans cette optique qu’on peut lire la plupart des réformes structurelles du système scolaire et universitaire, d’abord dans la mesure où elles en renforcent le caractère « tubulaire[4] À ce sujet, voire Nicolas Charles et Romain Delès, « L’individualisation des parcours étudiants en Europe : ce que faire des études veut dire », Administration & Éducation, 160(4), 2018, p. 85-96. En ligne : https://doi.org/10.3917/admed.160.0085 ». Loin de laisser une plus grande liberté de choix aux élèves, malgré la prolifération de discours à ce sujet, les paliers d’orientation successifs s’emboîtent. Si le processus d’orientation est bien progressif, les choix restent difficilement réversibles et enferment précocement les élèves dans une voie dont il est de plus en en plus difficile de sortir. Dans ce contexte, la promotion des passerelles et du droit à l’erreur a tout d’un leurre, destiné à rassurer les élèves quant aux conséquences de leurs choix, en s’appuyant sur quelques exemples qui relèvent de l’exception. Cette conception du projet va également de pair avec le renforcement des logiques de marché dans le système éducatif, puisque l’orientation apparaît comme un mécanisme facilitateur permettant d’optimiser le fonctionnement dudit marché.

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Cette dernière conception du projet est, en définitive, la plus compatible avec le fonctionnement classique du système scolaire, puisque les jugements scolaires restent centraux. Pour autant, ces dernières années, cette logique pragmatique se combine avec la promotion des compétences issues d’expériences extra-scolaires, au détriment des compétences scolaires. À ce titre, Parcoursup encourage les élèves à valoriser leurs engagements et autres activités.

Pour autant, les différentes conceptions du projet coexistent dans l’institution scolaire, d’où une certaine ambiguïté aux effets potentiellement contradictoires. D’un côté, la conception pragmatique du projet a tendance à renforcer chez les élèves le sentiment d’être responsables de leur parcours scolaire. De l’autre, les conceptions introspective et vocationnelle du projet peuvent, chez certains élèves, accompagner ce processus de responsabilisation, en l’euphémisant, puisqu’elles leur permettent d’intérioriser les contraintes scolaires. Subjectivement, leurs choix ne sont dès lors pas vécus comme contraints, mais comme le reflet de leur propre personnalité, de leurs propres désirs, dont l’ajustement aux contraintes scolaires résulte d’un long processus dont ils sont finalement assez peu conscients. Mais chez d’autres élèves, cette même ambiguïté génère une situation bien plus violente encore, dès lors que les contraintes scolaires auxquelles ils se heurtent in fine, au moment des décisions d’orientation, viennent remettre en cause des projets vécus comme expression de soi, dans son essence ou dans sa vocation supposée.

Erwan Lehoux
Doctorant en sciences de l’éducation
Université Paris 8, CIRCEFT-ESCOL
Membre de l’institut de recherches de la FSU

Bibliographie

Leïla Frouillou, Clément Pin et Agnès van Zanten, « Les plateformes APB et Parcoursup au service de l’égalité des chances ? L’évolution des procédures et des normes d’accès à l’enseignement supérieur en France », L’Année sociologique, vol. 70, n° 2, 2020, p. 337 363. https://doi.org/10.3917/socio.102.0209

Cédric Hugrée et Tristan Poullaouec, L’université qui vient. Un nouveau régime de sélection scolaire, Raisons d’agir, 2022.

Erwan Lehoux, « Les discours et les présupposés des nouveaux acteurs de l’orientation. La définition de l’orientation et des finalités de l’école en question », Recherches en éducation, n° 53, 2023. https://doi.org/10.4000/ree.12031

Anne-Claudine Oller, Le coaching scolaire. Un marché de la réalisation de soi, Presses Universitaires de France, 2020.

Jean-Yves Rochex, « Interrogations sur le “projet”. La question du sens », Migrants-Formation, n° 89, 1992, p. 102 118.

Notes[+]