Quelles recherches pour des pratiques enseignantes soucieuses des apprentissages pour tous les élèves ?
Devant la difficulté à réduire les inégalités scolaires liées aux inégalités d’apprentissage, la tentation est grande pour le politique comme pour l’enseignant de chercher la méthode, LA bonne méthode, celle qui serait « efficace ». Il est alors d’autant plus tentant de penser que les dernières recherches sur les apprentissages résoudront le problème, et selon les époques, on a pu ainsi voir l’institution scolaire promouvoir sous forme de stages l’existence d’élèves « visuels » ou « auditifs », la programmation neuro linguistique, les intelligences multiples, les cartes mentales… sans que leurs fondements théoriques et scientifiques aient été apportés, mais surtout sans que leur pertinence en particulier dans les situations d’apprentissages scolaires n’ait été prouvée. De là aussi sans doute, la valorisation institutionnelle des innovations, sans même que celles-ci ne fassent cependant l’objet d’une évaluation de leur efficacité, alors que cette (sur)valorisation construit pour ces expérimentations pédagogiques, des conditions exceptionnelles éloignées des conditions ordinaires ; ce qui explique le plus souvent leur réussite locale. Dans ce même souci, l’intérêt pour ce qui est présenté comme recherches scientifiques, dans le courant des neurosciences en particulier, s’accroît actuellement, au motif de permettre d’améliorer les performances des élèves. Mais une question s’impose : quelles recherches sous-tendues par quelles conceptions, conceptions des savoirs, de l’élève, des apprentissages, du rôle de l’enseignant, de celui de l’École, fondent et sont susceptibles de fonder le travail de l’enseignant qui vise la réduction des inégalités des apprentissages scolaires ?
Plusieurs domaines de recherche participent plus ou moins explicitement de la formation des enseignants. On identifiera celui qui, visant ce que l’on nomme actuellement la professionnalisation, s’attache à analyser et à décrire les gestes professionnels, les composantes de l’activité enseignante, ou la « nécessaire réflexivité » du praticien à l’œuvre dans l’analyse de pratiques. Un autre domaine concerne les apprentissages disciplinaires ou portant sur tel ou tel objet d’enseignement ou d’apprentissage (la lecture, la numération, les sciences…). Un autre domaine couvre depuis des décennies les recherches qui visent à comprendre les processus et les modalités d’apprentissage. Dans ce dernier, la concurrence est aujourd’hui forte ; pourtant des conceptions plus ou moins explicitées des apprentissages et de la situation d’apprentissage scolaire de l’élève permettent de les différencier en fonction de leur pertinence au regard de la visée des mêmes apprentissages pour tous les élèves. En effet, elles ne devraient pas toutes présenter le même intérêt pour la formation des enseignants du fait des conceptions qui les sous-tendent et qui ne sont pas également en cohérence avec une École que l’on voudrait égalitaire.
Revenons sur les recherches qui portent sur l’apprentissage et l’enseignement qui sont les plus susceptibles de fonder des pratiques. Il peut s’agir de recherches didactiques centrées sur l’objet d’enseignement, mais il peut s’agir également de conceptions inspirées, voire soutenues par les neurosciences et donc centrées sur le fonctionnement du cerveau ou sur des vulgates revisitées et censées être adaptée à la situation de classe. L’actualité récente a ainsi promu une expérience d’enseignement s’en réclamant, mais qui laisse voir des amalgames surprenants conférant une large place non seulement à une atmosphère aimante, (sécurisante et bienveillante semblent des qualificatifs plus adaptés), mais également à une conception naturalisante du développement de l’enfant qui serait quasi spontané dès lors que l’environnement, la stimulation, l’empathie, la reconnaissance de l’individualité le permettraient. Il n’y aurait qu’à laisser faire. L’école devant alors au mépris de sa fonction d’instance de socialisation, de son rôle de transmission des savoirs et de la constitution d’une culture commune, permettre que se développe chez chacun ce « goût inné » pour apprendre et découvrir. Il est à noter que ces conceptions semblent au demeurant recueillir une adhésion certaine en grande partie liée à ce qui apparaît relever d’une scientificité indiscutable, alors même qu’il existe une différence qualitative entre les travaux en laboratoire ou en situation scolaire d’expérience extra-ordinaire et les mises en œuvre en situation scolaire quotidienne.
D’autres travaux encore ont influencé ou influencent la formation quand il s’agit des théories de l’apprentissage et du développement, celle du psychologue généticien Piaget, celle des psychologues post piagétiens qui ont mis en évidence l’importance pour les apprentissages des conflits sociocognitifs dans la classe, l’influence plus récente des travaux du psychologue Vygotski, et de la psychologie historico culturelle vulgarisée dans la formation des enseignants à partir des concepts théoriques de socio constructivisme ou de zone proximale de développement, ou du concept d’étayage élaboré par Bruner. Dans un domaine plus pédagogique, l’influence des pédagogies institutionnelles, et plus encore des pédagogies dites actives ou « nouvelles » permettent la construction de situations d’apprentissage fondées sur des conceptions de l’élève et des apprentissages reposant sur l’activité de l’élève en situation collective et en réflexion sur les activités et apprentissages conduits. Des différences voire des divergences profondes distinguent ces différentes théories (naturalisation et individualisation vs inscription sociale et collective des apprentissages ; l’apprentissage comme moteur du développement vs le développement comme condition de l’apprentissage scolaire, par exemple).
Les enseignants entre théories, recherches et préconisations institutionnelles : comment choisir ?
Cette liste très rapide, et non exhaustive, loin de constituer des aides pour les enseignants les conduit souvent à juste titre à une attitude relativiste et donc le plus souvent à la mise en œuvre de pratiques personnelles et fondées sur des critères hétérogènes (gestion de la classe, critères d’évaluation, temps de préparation…) prenant peu en compte les connaissances sur les inégalités scolaires et sociales d’apprentissage. Il ne s’agit pas d’idéaliser des méthodes ou de penser des méthodes pour une école et des classes idéales, qui ne seraient donc pas l’école et les élèves tels qu’ils existent ; c’est cependant souvent le cas dans l’engouement pour telle ou telle innovation, y compris dans certaines préconisations institutionnelles qui supposent un élève « idéal », c’est-à-dire celui dont la socialisation familiale le met en connivence avec les pratiques scolaires actuelles. De plus, le risque est grand, quelles que soient les théories, et il en est de même des expériences innovantes, que l’application des théories savantes dans la classe, donc au-delà du contexte qui ont permis leur élaboration, les transforme à l’épreuve des réalités en vulgates et doxas qui caricaturent leurs principes, sauf à transformer les conditions d’exercice du métier.
“ La méconnaissance des fondements de ce qui fait obstacle aux apprentissages de certains élèves dans les pratiques de classe ordinaires empêche les enseignants de les éviter. ”
Loin donc de cet idéal d’UNE méthode « qui réussirait », qui serait « scientifique » et serait aisée à mettre en œuvre, il nous semble au contraire nécessaire, dans la perspective d’un enseignement visant à faire réussir tous les élèves, de penser des recherches qui s’identifient clairement comme permettant de comprendre ce qui fait difficultés pour les élèves, qui, éloignés de la culture scolaire, ne parviennent pas à bénéficier des situations de travail et d’apprentissage proposées, même dans une atmosphère bienveillante et empathique. De plus, les recherches qui peuvent influencer durablement les pratiques enseignantes, plus précisément que les enseignants peuvent prendre en considération sont évidemment celles qui peuvent le plus aisément être intégrées aux pratiques ordinaires ; en d’autres termes, celles qui non seulement ne viennent pas modifier radicalement les habitudes de gestion et d’organisation de la classe, mais également qui correspondent à la pluralité des activités et des savoirs scolaires à enseigner ainsi que les programmes les stipulent.
La question, dès qu’il s’agit de penser non pas l’efficacité du développement ou des apprentissages de l’enfant, mais celle de l’égalité des élèves devant les apprentissages et les savoirs scolaires, réside dans la nature des connaissances à prendre en considération dans ce dernier domaine et qui peuvent constituer des outils d’analyse et de compréhension des difficultés pour l’enseignant. La méconnaissance des fondements de ce qui fait obstacle aux apprentissages de certains élèves dans les pratiques de classe ordinaires empêche les enseignants de les éviter.
Analyser et comprendre les difficultés des élèves de milieux populaires confrontés aux situations scolaires d’apprentissage
En effet, les statistiques concernant les inégalités scolaires d’apprentissage, si elles ne signifient pas, fort heureusement, un déterminisme social inévitable, mettent en évidence que les obstacles à franchir pour certains élèves sont plus élevés que pour d’autres, elles montrent aussi qu’il ne s’agit pas de difficultés individuelles, cognitives, linguistiques ou affectives, mais que cet ensemble correspond à des modes de socialisation langagière et cognitive, en conséquence, à une interprétation par les élèves des situations scolaires et de leur finalité, qui, confrontés à des pratiques qui les ignorent, passent à côté des apprentissages. Certes, la conception de capacités innées et différenciées d’apprentissage, les dons en d’autres termes, est aujourd’hui peu courante chez les chercheurs (les recherches en neurosciences elles-mêmes prennent en considération l’influence de l’environnement sur le développement cérébral). Mais cela signifie aussi que l’école a cette double tâche, d’une part, d’enseigner ce que certains environnements sociaux et familiaux ne permettent pas aux enfants d’acquérir chez eux, d’autre part, de mettre en œuvre des situations de travail et d’apprentissage qui tiennent compte des connaissances construites par la recherche en situation de classe ordinaire, en référence à une sociologie des apprentissages et du langage, sur les difficultés socialement différenciées des élèves.
Des recherches en contexte et pluridisciplinaires
C’est ce type de recherche que l’équipe Circeft-Escol et le réseau interuniversitaire RESEIDA ont théorisé sous la forme d’une hypothèse relationnelle et contextuelle, en d’autres termes, l’hypothèse de la co-construction par les pratiques scolaires et ce qu’en font les élèves, des difficultés et inégalités au sein des classes. Les notions de différenciation passive via les situations, dispositifs et supports de travail auxquels les pratiques confrontent les élèves sans en expliciter les modalités cognitives de travail, et de différenciation active lorsque l’enseignant exige moins de certains élèves que d’autres au motif de les aider et d’être « bienveillants », sont des outils d’analyse des pratiques au quotidien qui permettent aux enseignants de mieux identifier ce qui fait obstacle pour certains. Il en est de même de la notion de brouillage des enjeux cognitifs des tâches par les dispositifs de mise en activité des élèves dominants aujourd’hui, ou de la nécessité d’être familier d’un langage d’élaboration des significations qui permet d’apprendre et de comprendre le monde, les textes et les savoirs – et non des seuls usages du langage pour communiquer et s’exprimer -, familiarité qui n’est pas partagée par tous les élèves et qui suppose donc de faire l’objet d’un enseignement explicite. On peut encore citer les recherches qui portent sur l’analyse des supports de travail des albums, des manuels, des fiches élaborées par les enseignants et qui contribuent largement à la différenciation active comme passive dès lors que les élèves sont rarement « initiés » à ce qui fait difficultés de ces supports ou au contraire parce que leur simplification extrême dans le but d’en réduire la complexité conduit les élèves à passer à côté des apprentissages au demeurant visés.
“ Tous les enfants sont évidemment capables d’apprendre, mais d’apprendre quoi et comment, et à quelles conditions ? ”
La référence à ces recherches qui s’élaborent au sein des classes dans une démarche d’analyse des apprentissages socialement différenciés a ici pour but de mettre l’accent sur l’importance des conceptions de l’élève, de l’école, des apprentissages, susceptibles d’aider au mieux les enseignants afin de lutter contre les inégalités, voire de participer à la formation initiale ou continue des enseignants, institutionnelle ou en auto formation. Toutes les théories, toutes les recherches qui portent sur les apprentissages scolaires ne prennent pas en considération les contextes sociaux dans lesquels s’inscrivent les élèves, les pratiques de classe et les établissements. Toutes les recherches –et ce n’est justement pas non plus leur objectif- n’ont pas une conception de l’élève réel pris dans la confrontation avec des modes de faire pensés pour des élèves familiers des usages langagiers et cognitifs utilisés implicitement dans l’école. En effet, tous les enfants sont évidemment capables d’apprendre, mais d’apprendre quoi et comment, et à quelles conditions ? Les apprentissages scolaires présentent des spécificités dans leur forme comme dans leurs contenus, ces formes et ces contenus ne sont pas exempts de valeurs et d’habitudes cognitives et langagières socialement construites, qu’il est nécessaire d’analyser pour comprendre les difficultés de certains élèves. Il ne suffit pas de permettre aux élèves d’être heureux et de s’épanouir pour que ces apprentissages s’effectuent spontanément. La bienveillance, les enseignants le savent, n’est pas qu’une question relationnelle et de climat de classe, elle est dans l’exigence et la volonté d’accompagner tous et chacun des élèves simultanément dans l’apprentissage des questions complexes que soulèvent les savoirs scolaires qu’il ne s’agit plus seulement de restituer mais de mobiliser pour questionner et comprendre.
“ La formation des enseignants fait souvent apparaître les préconisations pédagogiques et didactiques comme « neutres » et relevant de « bonnes pratiques », mais elles ne sont les secondes qu’à condition de les déconstruire comme « neutres » et donc d’en
analyser les origines et les effets sociaux. ”
L’attention portée depuis quelques années sur les dimensions individualisantes, cognitives et psychologiques des apprentissages, ne permet plus de prendre en considération les connaissances et outils construits par la recherche qui décrivent les obstacles auxquels certaines catégories élèves se confrontent. Cette remarque n’invalide pas ces recherches et ces orientations souvent dominantes aujourd’hui, elle en relativise la portée quand l’objet est de réduire les inégalités sociales à l’Ecole et dans l’école, inégalités qui s’élaborent au cœur des pratiques d’enseignement et qui sont, le plus souvent à l’insu des enseignants également socialement construites. La formation des enseignants fait souvent apparaître les préconisations pédagogiques et didactiques comme « neutres » et relevant de « bonnes pratiques », mais elles ne sont les secondes qu’à condition de les déconstruire comme « neutres » et donc d’en analyser les origines et les effets sociaux.
“ On ne peut que regretter ici la faible empreinte sociologique de la formation des enseignants aujourd’hui tant éloignée des réflexions et recherches des années soixante dix et quatre vingt plus soucieuses sans doute de voir dans les pratiques de l’Ecole les effets d’une domination sociale. ”
On ne peut que regretter ici la faible empreinte sociologique de la formation des enseignants aujourd’hui tant éloignée des réflexions et recherches des années soixante dix et quatre vingt plus soucieuses sans doute de voir dans les pratiques de l’Ecole les effets d’une domination sociale. Ces termes sont aujourd’hui de peu d’actualité, la réalité des inégalités sociales dans le système scolaire reste entière. Les réduire suppose non seulement une volonté politique, mais aussi une connaissance chez les enseignants des analyses des difficultés des élèves, analyses qui sont simultanément sociologiques, psychologiques (mais relevant d’une psychologie des apprentissages) et langagières, donc pluridisciplinaires, fondées sur les recueils et observations de ce qui se passe au quotidien dans les classes.
Elisabeth Bautier
Professeur émérite en sciences de l’éducation,
Équipe Circeft Escol, université Paris 8
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