Quel métier apprend-on ? Entre taylorisation et émancipation
Il arrive qu’on apprenne un métier. Il arrive même qu’on apprenne celui qu’on exerce. Vous allez certainement considérer, à lire ces deux premières phrases, qu’elles sont parfaitement inutiles, bien évidemment on apprend le métier que l’on fait, un métier cela s’apprend, un maçon, pour être maçon, il a appris à être maçon, un électricien, pour être électricien, il a appris à être électricien, un enseignant, pour être enseignant, il a appris à être enseignant, je ne pourrais rien objecter à cela, je pourrais juste peut-être dire qu’en écrivant ces deux premières phrases, j’ai voulu dire autre chose que cette évidence, j’ai voulu poser une question, où apprend-on le métier tel qu’on le fait, tel qu’on l’exerce, dans quels lieux, avec quelles rencontres, dans quelles situations, et si cette question peut avoir une première réponse formelle, les enseignants aujourd’hui apprennent leur métier à l’ESPE, avant c’était à l’IUFM, encore avant c’était à l’Ecole Normale, il suffit de se regarder pour savoir qu’elle ne suffit pas.
Si je me regarde, je peux dire que j’ai appris le métier tel que je l’exerce dans différents lieux, auprès de différentes personnes, dans différentes situations : il y a eu quelques enseignements à l’IUFM, il y a eu l’implication dans un collectif d’enseignants organisés au GFEN, il y a eu la lecture de certains textes, de travaux de chercheurs en didactique, en sociologie des apprentissages, il y a eu l’apport syndical, il y a eu des rencontres avec d’autres enseignants, avec des discours politiques sur l’école, il y a eu des élèves qui bousculent, des expériences concrètes…
“ Apprendre un métier prend place dans les différents registres de ce métier : le registre personnel, le métier tel qu’on le fait, le registre interpersonnel, le métier tel qu’on le discute avec son collectif de travail, le registre transpersonnel, l’exercice du métier en tant que pris dans une histoire de ce métier, dans ce réservoir de gestes professionnels sédimentés, passés, et enfin un registre impersonnel, le métier tel qu’il est prescrit. ”
Et il y a eu aussi tout ce que j’ai refusé : certains prescriptions, certaines formations institutionnelles, certains conseils, certains discours politiques sur l’école…
Tout cela pour dire deux choses.
La première est que l’apprentissage d’un métier ne se situe pas uniquement dans l’institution dévolue à cet apprentissage. Apprendre le métier tel qu’on l’exerce se situe au conflit entre ce que l’institution entend que l’on fasse et ce qu’elle organise pour se faire, les ressources que l’on puise dans un certain nombre de collectifs, professionnels, politiques, syndicaux, existant concrètement ou ayant existé, et le réel de l’activité. Pour le dire autrement, apprendre un métier prend place dans les différents registres de ce métier : le registre personnel, le métier tel qu’on le fait, le registre interpersonnel, le métier tel qu’on le discute avec son collectif de travail, le registre transpersonnel, l’exercice du métier en tant que pris dans une histoire de ce métier, dans ce réservoir de gestes professionnels sédimentés, passés, et enfin un registre impersonnel, le métier tel qu’il est prescrit.
La seconde est que, si pour faire son métier, on prend des éléments et on en rejette d’autres, c’est qu’il y a conflit entre ces éléments. Les différents discours politiques sur l’école s’immiscent dans les questions de formation des enseignants et il y a opposition entre ces discours, entre ces visions différentes de l’école, notamment entre celles qui se situent dans la lutte pour la démocratisation du système scolaire et pour une école émancipatrice, et celles qui se satisfont du caractère inégalitaire de notre système scolaire, voire de l’exacerbation de la ségrégation scolaire. Et il y a donc opposition entre plusieurs figures de l’enseignant dont on peut identifier deux bornes : d’un côté un enseignant qui œuvrerait pour lutter contre les inégalités, qui a donc en main l’ensemble des savoirs permettant de penser et d’agir pour l’émancipation des élèves, et qui a le temps et les ressources collectives pour déployer son action ; de l’autre un enseignant qui, assujetti par les prescriptions ministérielles imposant une logique d’individualisation des parcours scolaires et des apprentissages, devient de fait le relais de la sélection socialement marquée qui caractérise notre système scolaire.
Réduction des volumes de formation, augmentation du prescrit : la construction d’un devenir inégalitaire du métier enseignant
Peut-être faut-il maintenant regarder ce qu’est devenu la formation des enseignants, à l’aune des deux éléments pointés plus haut, où apprend-on son métier, quels sont les conflits sur les formes du métier et les politiques d’éducation auxquelles elles se réfèrent et s’appuyer sur un premier constat, les volumes de formation ont diminué de façon importante ; s’il y a quarante ans les enseignants avaient droit à trois ans de formation professionnelle rémunérée, aujourd’hui, un enseignant n’a droit qu’à une année de formation sous statut de fonctionnaire, dont la moitié est prise par l’exercice de la responsabilité de classe, ; s’il y a quinze ans, les futurs enseignants pouvaient avoir plus de 900h de formation, les récentes préconisations du ministre entendent diminuer les volumes des MASTER métier de l’enseignement à 750 h ; s’il y a quelques années les enseignants pouvaient profiter de 36 semaines de formation continue sur l’ensemble de leur carrière, cette formation continue n’existe plus, ou si peu.
Dans le même temps où il y a eu une hausse du niveau de recrutement des enseignants, on constate une baisse des volumes de formation consacrés aux savoirs professionnels, à la transposition des savoirs pour être agissant dans un cadre professionnel.
Mais après avoir passé toute une introduction à essayer de vous convaincre que l’on n’apprend pas uniquement le métier dans les institutions faites pour la chose, je ne peux pas me contenter de ce constat, qu’advient-il de ces autres espaces où on apprend le métier, de ces temps de rencontres, de ces cadres collectifs, de ces moments pour se confronter à la recherche, là-aussi le constat est amer. À force d’intensification du travail et d’augmentation du temps de travail, à force de restriction du droit syndical à réunions, à force de diminution des subventions aux mouvements pédagogiques, ces autres espaces ont été diminués, pour bien des enseignants ils n’existent plus, les isolant, les laissant seuls face à une institution qui augmente le prescrit, qui aujourd’hui entend définir les « bonnes pratiques » avec une vision partielle et partiale des acquis de la recherche, et faire des enseignants les instanciateurs de ces « bonnes pratiques ».
Ainsi le métier d’enseignant est en voie de taylorisation par des mécanismes de standardisation.
Ainsi les enseignants sont en train de perdre une grande partie de la richesse de leur genre professionnel, de l’ensemble de ce répertoire de gestes construits par des générations de praticiens, de chercheurs, d’acteurs des mouvements pédagogiques…
Quand on sait qu’un enseignant a à traiter entre 700 et 1200 interactions avec les élèves par heure, entre 700 et 1200 interactions où peuvent être levées ou renforcées des ambiguïtés, où peuvent se construire des savoirs ou s’effondrer un devenir élève, où une classe peut devenir un collectif apprenant ou toute dynamique de coopération peut s’éteindre, il y a comme un drame qui se dessine.
Drame relatif, si l’on a comme projet de renforcer le caractère ségrégatif de notre système scolaire, si l’on veut faire des enseignants les premiers acteurs de la relégation des élèves les plus marqués par l’échec scolaire qui sont majoritairement issus des classes populaires.
Drame majeur, si l’on est porté par l’ambition de construire une école résolument émancipatrice, coopérative, luttant contre les déterminismes sociaux, qui met en son centre la question du rapport aux savoirs des élèves des classes populaires.
Quelle formation pour un devenir émancipateur du métier ?
Ce dernier enjeu est bien évidemment le nôtre. Quels seraient les éléments d’une professionnalité qui prendrait au sérieux la réussite des élèves des classes populaires ? Ou pour poser la même question différemment, quels seraient les contenus de formation indispensables à ce projet ?
“ Il ne suffit donc pas d’avoir une maîtrise académique de sa discipline ou de ses champs d’enseignement. Il faut être formé à toutes les épaisseurs que revêtent les situations
d’apprentissage. ”
Les élèves en situation d’échec, essentiellement issus des classes populaires, battent en brèche l’idée qu’un savoir en tant qu’il est énoncé clairement se suffit pour être intégré. Cela ne marche pas. De fait, ces élèves convoquent dans la situation d’apprentissage tout ce qu’ils sont, mais aussi tout ce que le savoir est et qui ne se dit pas, tous ces implicites auxquels les enfants des classes populaires n’ont pas accès. Faire « comme si », c’est les abandonner. Il ne suffit donc pas d’avoir une maîtrise académique de sa discipline ou de ses champs d’enseignement. Il faut être formé à toutes les épaisseurs que revêtent les situations d’apprentissage.
Cela veut dire d’abord avoir une maîtrise disciplinaire complète qui ne se cantonne pas aux savoirs académiques. En effet, le savoir ne se réduit pas à sa mémorisation, ou son énonciation. Un savoir est le résultat de crises constitutives, dans l’histoire de l’humanité d’une part, mais aussi dans le rapport de chacun à ce savoir. Ces crises, ces ruptures lui appartiennent et donnent de l’épaisseur aux situations d’apprentissage. Il est donc essentiel d’avoir une maîtrise épistémologique et didactique solides.
Cela veut dire ensuite avoir des connaissances de la psychologie de l’enfant et des processus d’apprentissage. On le sait, pour beaucoup d’élèves, l’intérêt pour apprendre n’est pas un préalable mais est à conquérir. Et apprendre, c’est mettre en danger son mode d’interprétation du monde existant. C’est aussi s’autoriser à penser.
Cela sous-tend aussi d’avoir des connaissances sur les mécanismes qui empêchent certains enfants, et plus particulièrement ceux issus des classes populaires, de voir que, derrière la tâche, il y a un savoir à construire. L’école est le lieu de construction d’un rapport second au monde, après celui construit dans la famille. Si pour certains, il y a continuité entre ces deux rapports au monde, pour les enfants issus des classes populaires, il y a rupture. L’école exige des usages langagiers de haut niveau, qui ont à voir avec l’écrit. L’école exige de passer d’une maîtrise pratique du monde à une maîtrise symbolique. Ces exigences sont implicites. Quand elles ne sont pas acquises au sein de la famille, il y a masquage des réels enjeux des apprentissages. Les enfants éloignés de la culture scolaire sont leurrés, ce qui contribue de façon essentielle à l’augmentation des inégalités entre élèves.
Cela implique enfin de maîtriser un certain nombre de gestes professionnels inhérents aux situations concrètes d’exercice du métier, dans une conception transformée du métier. Si l’on prend au sérieux l’idée que l’enseignant est concepteur-créateur de situations d’apprentissage, avec tout ce qu’elles doivent intégrer au vu de qui a été énoncé précédemment, il y a nécessité du collectif. Collectif dans la classe, pour donner à voir les implicites, pour permettre le débat autour des ruptures que nécessitent les apprentissages. Collectif enseignant, qui permet d’étendre le pouvoir d’agir, autour d’une conception solidaire de la pratique professionnelle appuyée sur la nécessité de disputes professionnelles, entendues en tant que discussions. Collectif pluriprofessionnel dans lequel les enseignants prennent leur part.
“ Tous ces éléments, qui participent d’un agir enseignant permettant un devenir émancipateur de notre système scolaire, doivent pouvoir s’immiscer dans l’ensemble des espaces où s’apprend le métier tel qu’on l’exerce.”
Ces exigences de formation ne peuvent être abordées séquentiellement. Ni même de manière séparée, sans risquer de leur faire perdre leur sens. Elles sont à convoquer ensemble dans l’acte de création de situations d’apprentissage.
Tous ces éléments, qui participent d’un agir enseignant permettant un devenir émancipateur de notre système scolaire, doivent pouvoir s’immiscer dans l’ensemble des espaces où s’apprend le métier tel qu’on l’exerce. Ceci veut dire que si, bien évidemment la lutte pour la reconquête de la formation initiale et continue des enseignants est essentielle ainsi que la bataille sur le temps de travail, il faut aussi construire ces autres espaces où le métier se fabrique, fonder ou refonder des collectifs qui prennent à bras le corps ce que son métier est en train de devenir, et la nécessaire lutte pour une école émancipatrice. Des collectifs qui lient discours émancipateurs sur l’école et pratiques.
Adrien Martinez
Enseignant, syndicaliste
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