Christine Passerieux,  Devenir et rester enseignant ?,  Numéro 28

Édito | (Se) Redonner le désir et le plaisir d’enseigner est un enjeu de société

Devenir et rester enseignant ? La question se pose avec de plus en plus d’acuité, car les conditions d’exercice du métier se sont considérablement aggravées ces dernières années. Le zèle que manifeste le nouveau ministre à s’inscrire dans l’héritage de son prédécesseur ne peut que renforcer les inquiétudes. La politique menée à marche forcée, « en même temps » néolibérale et réactionnaire, conduit à ce que 4000 postes sont non pourvus cette année, le CSP prévoyant que 328 000 postes seront à pourvoir d’ici 2030. Les démissions sont en augmentation, quand certains disent rester « faute de mieux ».

Une telle désaffection du métier s’explique par de multiples facteurs. Le salaire intervient (30% de perte en 40 ans) mais n’est pas la première des préoccupations des enseignants. Ce dont ils témoignent massivement c’est d’une perte de sens, d’une « déprofessionnalisation » de leur métier. Ils interrogent, dans cette perte de sens, les objectifs assignés à l’école, le rôle de l’enseignant dans la société, ce qui est actuellement fait des valeurs humaines et politiques qui les ont conduit à faire ce choix.

Condition fondamentale de l’accès de tous les élèves à une culture commune, la formation des enseignants est actuellement exsangue, ce qui entraîne une transformation du métier. Le management néolibéral exige d’eux l’adaptation à ce qui devient un emploi, dans l’obéissance aux prescriptions, la soumission aux injonctions souvent contradictoires, sans aucune prise en compte des savoirs professionnels existants. La focalisation de l’ancien ministre sur les « fondamentaux », en lieu et place d’une culture commune, devient injonctive, comme l’imposition de prétendues « bonnes pratiques ». En sortant de son rôle, il a privé, les enseignants du leur et a ouvert la porte à toutes les mainmises idéologiques, y compris les pires.

La didactique est mise en sourdine, la dimension universitaire de la formation abandonnée, pour privilégier le « terrain », qui contraint les enseignants à un bricolage hasardeux entre leurs souvenirs et les recettes à appliquer, dans une vision totalement hors sol de l’exercice du métier. Les attaques répétées contre les travaux en sociologie et en sciences de l’éducation ont conduit à leur mise à l’écart et leur inaccessibilité. C’est bien une transformation du métier qui est engagée.

Passeurs de savoirs les enseignants sont de plus en plus assignés à opérer le tri social dans une école parmi les plus ségrégatives en Europe et ressentent un sentiment d’indignité destructeur. Comment en effet s’adresser au quotidien à des élèves dont ils savent que la plupart d’entre eux seront laminés parce qu’issus des milieux populaires (plus de 50%) ? Leurs tâches ne cessent d’augmenter car le credo néo-libéral de « l’adaptation à l’emploi » (et non le métier) et sa logique de mise en marché de l’éducation exigent précarité, docilité et flexibilité : pour les « volontaires » et pour « innover », heures de soutien, « vacances apprenantes », «  école ouverte », remplacements, « devoirs faits », « découverte des métiers », « amélioration des relations lycée-entreprise » … Autant de dispositifs qui s’ajouteront à des emplois du temps déjà très lourds et qui ne sont pas pris en compte.

Sans aucune formation, les contractuels sont recrutés sans que soient toujours vérifiés leur maîtrise des savoirs nécessaires pour enseigner. Ce recrutement fondé sur les « qualités personnelles » de chacun, présage un creusement massif des écarts entre les élèves et participe à mettre à mal le statut des enseignants, défini comme celui de tous les fonctionnaires, par la loi Le Pors de 1983. C’est aussi une transformation de la culture professionnelle qui est en jeu lorsque ces jeunes enseignants, qui vivent douloureusement leur entrée dans le système, ne pourront plus revendiquer le droit à la liberté pédagogique et n’auront d’autre choix que de se soumettre pour garder leur emploi.

C’est l’avenir du métier qui est en péril s’il s’écrit ainsi contre les enseignants. Il faut en finir avec le mépris, la maltraitance, l’autoritarisme, les pressions multiples de la droite et de l’extrême droite, avec la privatisation de plus en plus visible de l’Éducation nationale, avec une société où le comportemental prend le pas sur le social. (Se) Redonner le désir et le plaisir d’enseigner est un enjeu de société. D’aucuns s’y emploient malgré les difficultés. Il est urgent d’en faire un projet politique collectif.

Christine Passerieux

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