Des fondamentaux pour quelle école ?,  Jean-Paul Jouary,  Numéro 12

Et si on osait enseigner les sciences ?

D’aucuns s’étonnent que la fameuse « grande aventure moderne », la science, crée si peu de vocations enseignantes, répande si souvent l’ennui, laisse si peu de traces dans les mémoires, et surtout que tant d’heures de cours et de leçons apprises ne puissent rien contre les croyances les plus absurdes, superstitieuses ou fanatiques, dont on ne cesse de déplorer les ravages. Pourtant, c’est dans les milieux scientifiques que ces phénomènes s’avèrent les plus résiduels. Il faut croire que ce n’est point les sciences que l’on enseigne. Après tout, si les sciences consistent à chercher les bonnes questions et à en remettre les réponses « en question » de façons nouvelles, on ne retrouve pas cette aventure passionnante dans des programmes et modes d’évaluation centrés autour du présupposé qu’il faut apprendre, pratiquer ou répéter des « vérités » déjà constituées. Demande-t-on à comprendre ou à croire ? Ce que l’on enseigne n’est-il pas destiné à être dépassé, c’est-à-dire conservé certes mais dans des ensembles théoriques et pratiques toujours plus larges ? Détacher les contenus enseignés de leur histoire et de leur contexte culturel revient à les transformer en vérités immobiles et dogmatiques. Et puisque qu’elles seront de toute façon dépassées, en perdant cette apparence de vérités absolues elles perdront pour la plupart des sujets toute apparence de vérité. Alors ce sera croyance contre croyance, dogme contre dogme, déraison contre déraison. Pourquoi pas alors l’astrologie prédictive, la numérologie ou les sentences définitives de telle ou telle version d’un Livre venu de Dieu ? Peut-être une certaine façon d’enseigner les sciences en deviennent-elles impuissantes voire complices de toutes les formes de superstition, et des façons les plus dangereuses de refuser la laïcité, cette laïcité que l’on proclame ensuite vouloir enseigner dans des cours spéciaux ! En réalité, développer à grande échelle un enseignement des sciences incluant une authentique démarche culturelle sur ce qu’elles sont vraiment, comme on commence à le faire un peu, trop peu, dans le secondaire, et articuler cela avec un enseignement philosophique plus conséquent dans les filières scientifiques en terminale, favoriserait à la fois l’esprit laïque, la réflexion rationnelle, et les démarches réflexives dont ont besoin les sciences pour être mieux intériorisées parce que davantage vécues comme une aventure intérieure.

“ C’est ainsi qu’une certaine façon d’enseigner prépare les citoyens à admettre les paroles d’ « experts » comme détentrices d’une vérité à laquelle le « petit » peuple
n’aura pas accès. ”

Allons plus loin : cela favoriserait aussi l’esprit démocratique. En effet, à force de présenter les sciences comme génératrices de vérités absolues, et de les prendre comme modèles pour toutes les autres disciplines (sociales en particulier), on en vient à disqualifier la démocratie dans son principe. On parlera ainsi de « sciences po », et non plus d’ « études politiques » comme si la politique était une question de science, feignant d’oublier qu’en sciences on ne vote pas. Avec moins de 1 % d’avis favorables, Einstein avait davantage raison, ou moins tort en tout cas, que les 99 % autres. Voilà ce qu’induit une certaine façon d’enseigner et de médiatiser les sciences, et de présenter par exemple l’économie et la finance, les questions sociales et institutionnelles. C’est ainsi qu’une certaine façon d’enseigner prépare les citoyens à admettre les paroles d’ « experts » comme détentrices d’une vérité à laquelle le « petit » peuple n’aura pas accès. Dire le contraire est devenu le péché de « populisme ». On le voit, derrière les réels problèmes de pédagogie, de filières, de programmes et de modes d’évaluation, se profilent quelques questions éminemment politiques et culturelles. Aucune force politique ne leur donne l’importance et la force que mériteraient ces enjeux. Affirmer cela, est-ce sombrer dans le relativisme ?

“ Toute science est une interprétation, toute science découpe ses objets, toute science intègre des dimensions subjectives et culturelles, métaphysiques ou religieuses, politiques ou artistiques, avec lesquelles elle ne rompt jamais totalement, et sans lesquelles elle ne peut avancer. ”

En fait toute science, comme tout art, relève d’une certaine interprétation. Devrait-on conclure que les sciences doivent renoncer à toute prétention à la vérité objective, et être versées dans le pot commun du relativisme ? Ce serait oublier que ce que le musicien interprète est déjà une création humaine et que dans ce cas le subjectif englobe tous les objets, tandis que le scientifique interprète des objets dont la réalité ne dépend nullement de l’esprit humain. Même si nous n’avons, dans la théorie, aucun moyen de saisir les objets en eux-mêmes, nous éprouvons dans la pratique leur réalité effective. C’est pourquoi, dans les sciences, une expérimentation est possible. Et si, depuis Kant et Bacon avant lui, nous savons que toute expérimentation ne peut délivrer de connaissance qu’en confirmation d’une question humaine déjà construite, il reste qu’à cette question qui doit tout à l’homme, le monde objectif délivre une réponse, laquelle à défaut de ne lui rien devoir du moins ne lui doit pas tout. Il est clair en effet que les faits ne parlant jamais d’eux-mêmes, c’est bien à partir d’une certaine grille que le scientifique interprète les résultats des expérimentations qu’il a lui-même provoquées dans le cadre de cette même grille. On connaît l’histoire de celui qui ayant perdu ses clefs dans la rue, la nuit, les cherche tout autour du seul réverbère ; à celui qui lui demande pourquoi il les cherche à cet endroit, il répond : « mais … ce n’est qu’ici qu’il y a de la lumière! ». Mais s’il les trouve à cet endroit il les aura vraiment trouvées, de même que si, dans le cadre d’une interprétation subjective le scientifique obtient une vérification expérimentale aussi subjective qu’elle puisse être, on ne pourra nier le caractère objectif d’une parcelle de sa récolte. C’est en ce sens, et en ce sens seulement, que les sciences présentent une spécificité radicale que le relativisme ne saura jamais réduire. Cette spécificité ne réside pas dans un accès mythique à de la Vérité absolue et objective : toute l’histoire des sciences, sciences contemporaines comprises, atteste l’absurdité de cette prétention, même si la logique de notre système éducatif la met en scène de façon dominante, et quels que soient les efforts des enseignants. Toute science est une interprétation, toute science découpe ses objets, toute science intègre des dimensions subjectives et culturelles, métaphysiques ou religieuses, politiques ou artistiques, avec lesquelles elle ne rompt jamais totalement, et sans lesquelles elle ne peut avancer.

“ Même affublée de l’étiquette
« science dure », toute science inclut du relatif, de l’humain ”

Au sujet des sciences, on peut reprendre la métaphore kantienne de la « colombe légère » qui, parce que la résistance de l’air ralentit son vol, en vient à imaginer qu’elle volerait mieux s’il n’y avait pas d’air parce qu’elle ignore que dans le vide elle ne pourrait voler[1]E.Kant, Critique de la raison pure, introduction.. Depuis Auguste Comte, certains imaginent que les croyances, opinions et illusions diverses encombrant toujours les sciences, celles-ci seraient plus rigoureuses si elles parvenaient à tracer, entre ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas, une ligne de démarcation (selon les termes de Louis Althusser), une rupture. En fait, les sciences ne peuvent exister hors de ce qui n’est pas elles : « C’est avec la rupture qu’il faut rompre ! » avait lancé Jacques d’Hondt[2]Jacques d’Hondt, L’idéologie de la rupture, Ed. P.U.F, 1978. Cela condamne-t-il les sciences à s’auto-rectifier sans cesse ? Oui : « La science va sans cesse se raturant elle-même. Ratures fécondes », résumait magnifiquement Victor Hugo[3]Victor Hugo, L’art et la science (extrait de W.Shakespeare, 1864), Ed.Actes Sud, 1985. Présentation de Jean-Marc Lévy-Leblond.. Il faut ainsi comprendre les illusions, au deux sens du terme (en saisir le sens et les inclure dans les ensembles conceptuels où elles opèrent), qui au fond ne font qu’un. Même affublée de l’étiquette « science dure », toute science inclut du relatif, de l’humain, comme la physique contemporaine l’illustre de façon spectaculaire. L’inquiétude que provoque ce constat provient d’une incompréhension philosophique. Si tout est relatif, alors il semble ne plus y avoir de science, parce qu’il semble ne plus y avoir de vérité. Or cette façon de poser le problème est déjà une interprétation des rapports entre relatif et absolu, comme entre vérité et fausseté. Prenons un exemple simple. Il peut paraître vrai d’affirmer que nous sommes le 24 janvier 2018. Or cette proposition est relative : nous ne sommes le 24 janvier 2018 que relativement au calendrier chrétien (cela ne vaut pas par exemple pour le calendrier musulman), et relativement à Paris, puisqu’il est des endroits terrestres où il y a un jour de décalage. Mon affirmation est ainsi relative. Mais si j’affirme à présent que, selon le calendrier chrétien, à Paris, au moment où je parle, nous sommes le 24 janvier 2018, alors, parce que ce à quoi la proposition est relative est explicitement inclus dans son énoncé, elle possède désormais une vérité absolue. Encore faut-il bien sûr savoir à quoi une proposition scientifique est précisément relative, ce qui n’est vraiment possible qu’après coup, lorsqu’une théorie plus compréhensive la dépasse et l’englobe pour en faire un cas particulier d’une connaissance plus vaste, laquelle attendra d’être dépassée et conservée à son tour, et ce à l’infini. C’est en ce sens que, dans une théorie scientifique, il peut y avoir de la vérité absolue, c’est-à-dire de l’absolument relatif. Il y en a chez Galilée, Newton, Einstein, et il y en avait même chez Ptolémée : ne dit-on pas encore que « le soleil se lève à telle heure », avec une grande efficacité à l’intérieur strictement de l’apparence visuelle ?

La vraie différence entre le pianiste et le scientifique, c’est que le pianiste sait qu’il interprète, tandis que trop souvent – pas toujours – le scientifique croit que ce qu’il découvre c’est l’objet lui-même, dépouillé de toute interprétation. Et c’est justement cette croyance positiviste qui le rend étranger à sa propre science. Autre façon de dire que les sciences ne sont vraiment des sciences à la hauteur de leurs ambitions qu’en incluant dans leur discours ce qu’elles renferment de relatif, historique, culturel, subjectif[4]Ce n’est pas sans raison que les plus grands scientifiques ressentent le besoin d’inscrire leurs propres travaux dans le fil de processus culturels plus vastes. Qu’on pense à Albert Einstein, qui co-signe avec Infeld une Histoire des idées en physique et qui rédige la préface anglaise des œuvres de Galilée, à François Jacob et sa Logique du vivant, ou à Stephen Jay Gould ou Ilya Prigogine dont toute l’œuvre inclut de façon érudite cette préoccupation.. Cette façon d’inclure l’historicité et la contradiction dans la représentation et l’enseignement des sciences, c’est-à-dire de restituer leur véritable mouvement en tant que passionnante aventure humaine et creuset d’esprit critique, n’est pas seulement l’unique façon de combattre l’ennui et la démotivation des élèves : c’est aussi l’unique moyen de combattre le relativisme plat qui ouvre la porte à toutes les superstitions et croyances irrationnelles, liées ou non à des intégrismes divers.

En effet, à répandre l’idée d’une vérité strictement objective et rationnelle des sciences, comme le fait la logique dominante de tout notre système éducatif, on s’expose nécessairement à se contredire sans cesse et se décrédibiliser : qui ne voit que ce qui est enseigné comme vérité indiscutable est bientôt modifié au profit de nouvelles vérités indiscutables, et qu’à force de ne pouvoir en discuter chacun en vient à se dire que demain peut-être ce qui est déclaré impossible aujourd’hui (astrologie, numérologie, para-psychologie, transmissions de pensées, rêves prémonitoires, etc.) sera peut-être admis demain ? Et si l’évolution des espèces n’était qu’une « croyance » provisoire ?
Et pourquoi pas l’héliocentrisme lui-même ? Et si tout ce qu’assènent les sciences n’était qu’une affaire de croyance, puisque le système éducatif à défaut d’en discuter n’en fait que des objets de croyance ? C’est ainsi qu’à présenter et enseigner les sciences comme des vérités, on en vient à demander à y croire. On devrait alors croire ou non à l’évolution des espèces ou à la relativité, donc à choisir entre plusieurs croyances, si par exemple une thèse scientifique contredit ce que je trouve dans tel ou tel texte religieux. Comme le résume Jean-Marc Lévy-Leblond (qui est à la fois un grand physicien et un « critique de science »), si ces frères ennemis, le scientisme et l’irrationalisme, prospèrent aujourd’hui, c’est que la science inculte devient culte ou occulte avec la même facilité[5]Jean-Marc Lévy-Leblond, L’esprit de sel, Points sciences, 1981. Le seul moyen d’enrayer cette confusion est simplement de présenter et enseigner les sciences pour ce qu’elles sont, comme création humaine de vérités absolument relatives. Car alors il apparaît clairement qu’à défaut de produire des vérités absolues, elles révèlent infiniment des erreurs absolues, qui rendent tout retour en arrière définitivement inconcevable, sans avoir besoin d’affirmer que leurs avancées sont elles-mêmes définitives. La théorie héliocentrique de Galilée est certes relative au seul système solaire (le soleil n’est pas le centre de l’univers), mais jamais plus on ne pourra démontrer que la terre est le centre de cet univers. La théorie de Darwin est tout aussi relative et fausse en bien des aspects, mais jamais plus on ne démontrera que les espèces ont été créées telles qu’elles, qu’il y a eu création d’un premier homme et d’une première femme, ou qu’une évolution finalisée vers nous, intelligente, a conduit au présent, sans processus aléatoires.

C’est ainsi en admettant le caractère indissociablement relatif et absolu de toute science, que l’on peut espérer enterrer une bonne fois le relativisme dont se nourrissent à la fois les superstitions, les croyances fanatiques et… l’ennui intellectuel.

Jean-Paul Jouary
Philosophe

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