Amélie Hart-Hutasse,  Christophe Cailleaux,  Des fondamentaux pour quelle école ?,  Numéro 12

Quand les entreprises veulent s’approprier l’éducation

« Qui aura cette idée folle, de réinventer l’école ? ». La question a été posée par le MEDEF, lors de son université d’été 2017, alors qu’il réunissait autour d’une table-ronde un bel aréopage : deux chefs de grandes entreprises, le ministre de l’Éducation nationale, la présidente de la Société des agrégés, et, last but not least, Andreas Schleicher, directeur de l’Éducation et des Compétences à l’OCDE, fondateur du classement PISA.

Les entreprises, et tout particulièrement celles du secteur de « l’EdTech » ne se contentent plus d’exiger de l’école qu’elle prépare les élèves à leur futur rôle de travailleurs, un discours classique du patronat. Elles veulent entrer dans l’école pour y redéfinir les contenus, les méthodes et les objectifs de l’enseignement[1]Éduquer mieux former toujours. Manifeste pour l’Éducation, l’enseignement supérieur et l’apprentissage, MEDEF, 2017., instrumentaliser la pédagogie au service de leur vision de l’éducation, en la réduisant à un bien marchand comme un autre.

La marchandisation de l’école n’est certes pas un thème nouveau[2]Cf. par exemple Christian Laval, La nouvelle école capitaliste, 2011.. Ce qui l’est davantage, c’est le créneau stratégique choisi depuis quelques années par les marchands de technologies, qui prétendent se placer dans le camp de « l’innovation pédagogique » pour redéfinir l’école, affirmant sans frémir que « l’entreprise est une promesse d’autonomie et d’émancipation. »

L’EdTech, une nébuleuse au secours de l’école

Qui sont les acteurs de cette marchandisation ? On les réduit souvent aux « GAFAM », (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft). Leur rôle est certes majeur, mais il ne doit pas occulter celui des FTN, notamment françaises, comme Orange ou la BNP ; ni celui de très nombreuses start-up, moins connues et souvent perçues comme plus respectueuses du périmètre du service public. Leurs intérêts communs sont défendus par l’AFINEF, une organisation patronale rassemblant une myriade d’entreprises du numérique éducatif, petites ou grandes[3]Association française des industriels du numérique de l’éducation et de la formation : http://www.afinef.net/.

Une tribune de cette organisation publiée dans Le Monde du 15 novembre 2017 nous permet d’analyser le discours archétypal des marchands d’éducation. Adressée à E. Macron, E. Philippe, J.-M. Blanquer et M. Mahjoubi, elle est sobrement intitulée “L’éducation en France au temps des Lumières numériques”. Il s’agit d’un discours de la catastrophe, dénonçant l’école publique dans un portrait à charge : école ancienne, dépassée, celle du XIXe siècle et des tableaux noirs, école de l’ennui et de la frustration, de la répétition de gestes vides de sens. Et pour couronner le tout, une école normative et élitiste, productrice (et non simplement reproductrice) d’inégalités. Ce tableau s’accompagne d’un propos plus large sur le monde à venir, où la seule certitude est le règne de l’incertitude et de la compétition généralisée : « 50% des emplois qu’exerceront les élèves actuellement en primaire n’existeront pas quand ils seront adultes ».

Face à ce danger, il faut donc des sauveurs. Les entrepreneurs du numérique éducatif se présentent ainsi comme une forme de révolution démocratique, émancipatrice, offrant enfin l’accès à tous les savoirs, proposés gratuitement, facilement à chaque élève. Bienfaiteurs désintéressés, s’ils demandent une obole de 140 millions d’euros au Ministère de l’Éducation nationale, c’est précisément pour sauver le service public !

Des acteurs privés qui souhaitent s’imposer comme des acteurs majeurs de l’éducation

Le discours est grossier, voire grotesque. Il masque fort mal des stratégies commerciales bien pensées, en premier lieu pour vendre massivement des outils numériques. Ainsi, aux États-Unis, en imposant ses PC dans les salles de classe du secondaire, Google est parvenu à en écouler près de 8 millions, engrangeant pour chacun d’entre eux une marge de 30$. Bénéfice énorme qu’il pourra renouveler, étant donné la durée de vie très limitée de ces outils, et la transformation des élèves en consommateurs captifs[4]On peut lire la belle enquête de Susan Singer dans le New York Times de mai 2017 : https://www.nytimes.com/2017/05/13/technology/google-education-chromebooks-schools.html. En France, on compte plus de 12 millions d’élèves, plus de 800 000 personnels enseignants, auxquels il faut ajouter les administratifs. Microsoft s’est confortablement installé dans cette niche : Windows équipe la quasi-totalité des PC de l’Éducation nationale.

“ Pour ces entreprises, il s’agit surtout de s’imposer comme des acteurs majeurs, décisionnaires, dans le champ de l’éducation. ”

Mais pour ces entreprises, il s’agit surtout de s’imposer comme des acteurs majeurs, décisionnaires, dans le champ de l’éducation. D’abord en martelant le discours selon lequel l’éducation est devenue pleinement un marché. Cette bataille idéologique bénéficie de relais médiatiques. Ainsi, la directrice de la rédaction de L’Étudiant, M.C. Missir (par ailleurs chroniqueuse sur France Culture dans l’émission Rue des écoles), organisait le 23 février 2017, au siège du magazine, une journée consacrée à “Marché de l’éducation et stratégies financières : comment se positionner”. Une journée au droit d’entrée de 550€ pour écouter des financiers, des patrons de la EdTech, expliquer que l’éducation est devenue un marché, et regretter qu’il ne soit pas encore suffisamment ouvert. La médiatisation de ce discours est en outre servie par un calendrier événementiel qui multiplie les salons, les « talks », etc.

“ Les marchands s’érigent aussi en évaluateurs du système qu’ils ne cessent de dénigrer : les tests PISA de l’OCDE sont depuis des années le levier de politiques de casse des services publics et de management dans les établissements, dans tous les pays concernés. ”

Les marchands s’érigent aussi en évaluateurs du système qu’ils ne cessent de dénigrer : les tests PISA de l’OCDE sont depuis des années le levier de politiques de casse des services publics et de management dans les établissements, dans tous les pays concernés. Or, ces tests ont été confiés dernièrement à Pearson, conglomérat spécialisé dans l’éducation. On rappellera pourtant que ce dernier a été condamné en 2007 pour dissimulation de manœuvres commerciales : sa fondation caritative à but non lucratif (notamment sponsorisée par Bill Gates) avait vendu des cours en ligne… 

Finalement, le but des marchands est bien de privatiser l’éducation. Tout le discours visant à dénoncer l’école publique aboutit à proclamer la nécessité d’un modèle alternatif, concurrent. Il faut privatiser par externalisation à tout-va : aide aux devoirs, cours en ligne (OpenClassrooms), formation des enseignants (Eduvoices), orientation ou plutôt « coaching », ENT… Privatiser également en appuyant la création d’écoles privées dites alternatives, voire “démocratiques”, y compris à travers des fondations d’entreprise dont l’un des premiers buts est d’échapper à l’impôt.

Des politiques publiques en faveur de « l’innovation » au service d’intérêts marchands

Depuis des années, les institutions ont souhaité imposé un virage numérique à l’éducation, à travers des plans successifs[5]Le dernier en date « L’école change avec le numérique » http://ecolenumerique.education.gouv.fr/plan-numerique-pour-l-education/ et des injonctions incessantes à « l’innovation ». La maîtrise du numérique est demandée aux enseignant.e.s stagiaires avec le C2i2e, nécessaire pour la validation de leur année ; Intégrer les éléments de la culture numérique nécessaires à l’exercice de son métier fait partie du référentiel de compétences des enseignant.e.s, dans la rubrique Les professeurs pédagogues et éducateurs au service de la réussite de tous les élèves. S’agit-il de favoriser la créativité pédagogique, pour mieux enseigner, réduire les inégalités scolaires ? Ou bien de justifier a posteriori le choix de consacrer une part considérable des budgets publics à l’équipement numérique, dans le but de stimuler la croissance d’un secteur économique ?

En effet, l’État a refusé de miser sur ses propres ressources pour développer les outils numériques qu’il souhaite voir employés par ses agents. Et il a choisi de définir l’innovation en éducation presque exclusivement comme l’utilisation de nouvelles technologies, censées pallier toutes les difficultés des élèves et des enseignant.e.s. Ainsi l’État et les collectivités sont devenus des facilitateurs de la croissance de la EdTech plutôt que de la pédagogie et de la didactique. Le partenariat signé avec Microsoft en 2015 a été abondamment dénoncé[6]https://www.nextinpact.com/news/104420-accord-microsoft-education-nationale-cnil-veut-plus-quune-simple-charte-confiance.htm, en vain.

Les événements numériques évoqués plus haut ont systématiquement lieu sous le patronage du Ministère de l’Éducation nationale et/ou des académies. Najat Vallaud-Belkacem avait mis en place une mission chargée de faire éclore des projets centrés sur la mesure des apprentissages par le numérique (E-Fran). Si, à l’époque, on mettait en avant le rayonnement international des chercheurs, les récents partenariats d’innovation s’adressent cette fois exclusivement à des entrepreneur.e.s. : Jean-Michel Blanquer veut faire entrer l’intelligence artificielle dans l’école. Les entreprises sont invitées à proposer le développement d’outils pour les apprentissages, le coût de l’expérimentation étant en grande partie à la charge du Ministère, qui achètera ensuite les outils conçus. Présent lors du lancement du fond EduCapital, premier fond d’investissement français dédié à l’éducation et à la formation, le ministre de l’Éducation nationale a logiquement déclaré : « L’école française peut être à son tour une référence, en dépassant des clivages entre public privé, qui n’ont pas lieu d’être »[7]http://blog.educpros.fr/le-mammouthologue/2017/11/12/au-lancement-deducapital-deux-ministres-et-une-demonstration-de-force-de-la-edtech-francaise/.

Les institutions publiques convergent donc avec les ambitions et les intérêts des entreprises, faisant du numérique une arme contre l’école publique. Et cela contribue à transformer le métier enseignant.

Enseignants, il faut « changer de posture »

Appliquée au métier enseignant, la course à l’innovation propre au monde de l’entreprise dans un contexte capitaliste concurrentiel a un effet dévastateur. Puisque l’école doit changer, s’adapter au monde numérique de demain, l’enseignant.e ne maîtrisera jamais son métier et doit accepter d’être perpétuellement en recherche de nouveaux outils, de nouvelles pratiques, expérimenter sans cesse. Voir se transformer carrément en entrepreneur. Pour être « bon » ou « bonne prof » il faut innover, et partager, communiquer. C’est le sens des préconisations du rapport Becchetti-Bizot de mai 2017[8]Repenser la forme scolaire à l’heure du numérique. Vers de nouvelles manières d’apprendre et d’enseigner, C. Becchetti-Bizot, IGEN, mai 2017.. Multipliant les formules creuses et redondantes, il met l’accent sur la nécessité d’un fort engagement professionnel, d’un retour réflexif permanent sur son travail, sur la dimension collaborative du métier. Ce qui relève en fait de la dépossession est présenté comme un enrichissement, permettant de retrouver le plaisir d’enseigner, imposture violente qui évacue toutes les conditions matérielles du travail quotidien.

“ Ce qui relève en fait de la dépossession est présenté comme un enrichissement, permettant de retrouver le plaisir d’enseigner, imposture violente qui évacue toutes les conditions matérielles du travail quotidien. ”

Les salarié.e.s du secteur privé entendent ce discours depuis de nombreuses années, au service de pratiques managériales prônant l’adaptabilité, la flexibilité, la formation tout au long de la vie en lieu et place d’une formation initiale solide. De la même façon, le travail en équipe n’a pas le même sens quand il est choisi par un collectif professionnel qui a le temps d’en définir l’intérêt et les objectifs, et quand il est imposé par une hiérarchie comme un but en soi.

Ces logiques marchandes contribuent à redéfinir le métier, l’enseignant devenant « un guide, un médiateur, dont le rôle est d’aider l’élève à naviguer parmi une masse de données »[9]Construire le modèle éducatif du XXIe siècle. Les promesses de la digitalisation et les nouveaux modes d’apprentissage, par Cécile et François-Xavier Hussherr (FYP Editions, 2017), ou encore « le directeur d’une micro-entreprise qui produit de la connaissance »[10]« Ces nouvelles pédagogies pour apprendre autrement », Le Monde, 27 novembre 2017.. Nous voici bien loin de l’ambition d’une école émancipatrice. Quitte à produire comme une entreprise, ou à guider les élèves sans avoir à concevoir des situations d’apprentissage, ce qui demande un haut niveau de qualification, il se pourrait d’ailleurs que des applications puissent très bien remplacer les enseignant.e.s. Le modèle de l’école du futur rêvée à la fois par l’entreprise et par des institutions qui leur servent de relais, ne serait-elle pas celui de « l’École 42 » de Xavier Niel, une école sans enseignant.e.s ?

Amélie Hart-Hutasse & Christophe Cailleaux
Enseignant.e.s en histoire-géographie
Auteur.e.s d’un blog sur l’éducation.

Notes[+]