Annick Davisse,  Numéro 13,  Quelques idées communistes pour l'éducation

« Pour tous  », oui mais quoi et comment ?

Notre époque porte l’exigence d’égalité en terme de « demande sociale  » – parfois explicite, parfois non. L’usage de la formule « pour tous  »[1]En témoignent les faibles suites communes aux interrogations partagées au début des années 2000 notamment au colloque de Marseille si justement titré « Défendre et transformer l’école pour tous  ». Des révérences, oui, mais perçoit -on une volonté de poursuivre le travail, entre acteurs de champs différents, en s’en coltinant ensemble les contradictions, par exemple sur la déclinaison du juste « plus d’école  » en horaires disciplinaires ?, comme de celle de « culture commune de haut niveau  » sont-elles suffisamment évocatrices de ce que ces exigences appellent de transformations à opérer, pour concevoir les contenus scolaires et culturels comme les pratiques professionnelles ? Les luttes pour la « démocratisation  » ont été et restent limitées par cette insuffisance d’explicitation.

Surmonter les écueils de la mixité filles/ garçons en EPS.

Ayant d’abord, durant des décennies, revendiqué la mixité filles / garçons en EPS, puis travaillé à sa mise en œuvre pratique, j’ai buté sur cette double question : mettre les élèves ensemble pour qu’elles et ils apprennent quoi ? La généralisation de la mixité, obtenue au cours des années 80, contribua – t – elle à une meilleure réussite de tous en EPS ?
Oui et non. Sans effets notoires pour la plupart des garçons – majoritairement plus sportifs – elle a été une aubaine pour les filles sportives. Elle a un peu « protégé  » les garçons non sportifs, mais surtout révélé les difficultés persistantes des filles non sportives (plus nombreuses à partir de l’adolescence). Belle découverte ! Ces quatre groupes ne faisaient qu’illustrer le rapport réussite à l’école/ pratique hors école, et pour beaucoup d’enseignant.e.s, ces différences étaient une évidence, face à laquelle elles et ils, même en les déplorant, ne pouvaient au mieux, que « s’adapter  », « faire avec  ».

“ L’usage de la formule « pour tous », comme de celle de « culture commune de haut niveau » sont-elles suffisamment évocatrices de ce que ces exigences appellent de transformations à opérer, pour concevoir les contenus scolaires et culturels comme les pratiques professionnelles ? ”

Les questions posées par la mixité en EPS ressemblent à celles du collège unique : l’école n’est en effet pas « responsable » des différences de rapport d’origine à la culture. Mais qu’en fait – elle ? Est-il inévitable qu’elles se transforment, voir s’aggravent, en inégalités ? la visée d’acquis communs, d’un « pour tous  » était plus parlante que celle, trop générale de « démocratisation  ». Si la mixité, toutes choses par ailleurs inchangées, ne faisait qu’enregistrer la « diversité  » des rapports à la culture sportive, il fallait donc de préciser ce que peut et doit aux élèves l’enseignement d’une EPS commune. Confrontée comme actrice institutionnelle (IPR/EPS puis formatrice à l’IUFM de Créteil) à cette nécessaire explicitation, j’ ai eu à avancer sur trois registres :

  • l’interprétation de l’ activité réelle des élèves
  • le choix des pratiques culturelles de référence,
  • l’élaboration des contenus d’enseignement, de l’entrée dans l’apprentissage à l’évaluation des acquis communs réels des élèves.

1) Sur l’activité réelle[2]Je renvoie aux titres des articles que j’ai écrits dans cette période : « Turbulence des garçons, simulacres des filles  », dans la revue du GFEN, Dialogues n°83 ; « Elles papotent, ils gigotent  » dans Ville, école, Intégration n°116 ; « Des filles réelles aux filles possible  » et « Ni comme si ; ni comme ça  » dans « Sport école société, la différence des sexes  », A. Davisse, C. Louveau, L’Harmattan 1998. des élèves, les constats que les filles, dans les années 80 restaient souvent, face aux réalisations attendues, d’«éternelles débutantes  », ont été faciles à établir, non seulement en terme de notes obtenues, mais en terme d’observations de terrain assez bien partagées. Ce que l’on y pouvait changer le fut évidemment moins.

2) Sur le choix des activités enseignées dans les établissements, il était clair que la mixité avait « tiré  » les filles du côté des activités sportives de référence habituelles en EPS, particulièrement les sports collectifs. Or c’est, en gros, là qu’elles réussissent le moins bien à entrer réellement dans l’activité[3]Au vu des écarts de notes au bac. ; sur ces questions, voir la publication « EGALITE  », hors série n°7 de la revue Contrepied (SNEP). Fallait-il, au prétexte que les filles n’y réussissent pas bien, renoncer à la pratique scolaire de ces activités ? pour elles ? dans une sorte d’« EPS des filles  » dont on m’a parfois imputé le projet ? pour tout le monde ? S‘opposer à ce type de renoncements, ce n’est évidemment pas ne rien changer, tout au contraire. Il fallut sortir d’une pensée égalitariste[4]Cette illusion fut aussi la mienne dans les années 60, et, je crois, plus généralement celle des artisans (dont les communistes ne furent pas les moindres) d’une démocratisation revendiquée en terme « d’accès à » dans laquelle au fond il suffisait de mettre les élèves en présence d’un champ culturel pour qu’ils (ici elles) s’y inscrivent en termes d’apprentissage. Ce débat existe encore toujours aujourd’hui (il y a 4 ans, mon point de vue des années 80 a été un sujet d’agrégation externe).

J’ai défendu l’élargissement des références culturelles de l’EPS, notamment à la danse. Cela n’avait rien d’évident car si, en mixité, les filles, en sport collectif, peuvent rester extérieures aux savoirs mais « sages  », les garçons, en danse, manifestent fréquemment leur refus. Question symétrique à la précédente : fallait-il, parce la danse était trop difficile en mixité en priver les filles ? ou la leur réserver, en renonçant à proposer à tous les élèves (donc aussi aux garçons) cette composante culturelle ?

J’ai donc proposé, avec succès, à la fois au syndicat (SNEP-FSU) et au ministère que l’élargissement des références de l’EPS, passe par un changement significatif : passer de « activités physiques et sportives  » (APS) à activités physiques sportives et artistiques (APSA). Mais sur le terrain, cet élargissement n’est pas si facile, question de formation des enseignant-e-s. A priori plutôt sportifs et sportives, elles et ils ne sont pas à l’aise spontanément avec « l’artistique  » et ont eu tendance à contourner le problème en programmant les « arts du cirque  » plutôt que la danse.

3) Sur les contenus d’enseignement, la question la plus difficile que posent les inégalités, c’est celle des voies pour cheminer vers du « commun  » à partir des rapports aux savoirs et à la culture manifestement différents. Penser les élèves comme égaux et « tous capables  » ne conduit pas à faire « comme si  » leurs rapports aux savoirs et à l’apprentissage étaient semblables. « Pédagogie différenciée  », m’a – t – on souvent suggéré d’un air entendu… Certes, sauf que les butoirs rencontrés dans ce travail sur les rapports au savoir posaient plus souvent des problèmes d’ordre didactique : si la construction des contenus d’enseignement peut s’envisager à partir d’« entrées » différenciées dans une APSA, avons-nous le temps de la construction du commun ? En avons-nous les ressources didactiques et quid de son évaluation[5]Sur les contenus d’enseignement, les conceptions didactiques et l’épistémologie des savoirs, je renvoie au très pertinent article de Christian Couturier et Claire Pontais dans Carnets Rouges n° 12. ?

“ Le défi de sortir de l’implicite du tri (on enseigne, apprenne qui peut) est évidemment un enjeu politique et son corollaire ne l’est pas moins : par quel bout concevoir cette révolution ? ”

Ce cheminement contre les inégalités, à partir de la prise en considération des différences et dans une visée de culture commune, est évidemment en tension permanente avec les moyens réels de l’EPS, en particulier ses horaires et la formation des enseignant.e.s, dont l’insuffisant développement des recherches didactiques et épistémologiques. Mais ni cette question légitime et permanente des moyens, ni les dégâts de la prescription politique ne sauraient renvoyer à plus tard les interrogations qui, aujourd’hui, touchent au cœur de l’exercice du métier…

« Pour tous  » : l’école bousculée ?

Que ce soit en EPS ou dans les autres champs disciplinaires, l’exigence d’acquis réels, communs, pour tous et ensemble, bouscule le métier. Le défi de sortir de l’implicite du tri (on enseigne, apprenne qui peut) est évidemment un enjeu politique et son corollaire ne l’est pas moins : par quel bout concevoir cette révolution ? Les trois questions posées ci-dessus : observation de l’activité réelle des élèves, choix des activités et de contenus permettant le passage d’un familier diversifié à du commun reconnu, ont-elles un intérêt pour penser culture commune et collège unique ?

“ La référence décontextualisée à la formule « élitaire pour tous » ne fonctionne-t-elle pas comme un écran, empêchant d’analyser les pratiques réelles ? ”

Personnellement, depuis le temps que je cherche à mieux faire prendre en compte l’échec scolaire des garçons des milieux populaires, notamment en Seine Saint Denis, j’ai acquis la conviction que l’échec de nombreux garçons, dans les activités langagières notamment[6]Au vu des notes en français au bac (10,8 pour les filles, 9,8 pour les garçons, l’écart étant de même ordre en philo.), je demandais ainsi dans le second numéro de carnets rouges s’il fallait « virer Flaubert ?  », comme, en EPS, certains voudraient, au prétexte de l’échec des filles, éliminer les sports collectifs ; voir aussi Sport pour les filles, lecture pour les garçons, chiche ? dans « Pour une Culture commune  », FSU sous la direction d’Hélène Romian, Hachette éducation 2000. ressemble à celui des filles dans les activités physiques. La connaissance de la fréquentation sexuée des pratiques sportives nous aide à comprendre proximité ou distance à leur imaginaire de tel ou tel élève. N’est-il pas nécessaire alors de mieux observer de la même manière la fréquentation des théâtres ou de la lecture, marquée par les mêmes inégalités[7]Il s’agit bien ici des fréquentations – à ne pas confondre avec la création – voir les statistiques du Ministère de la Culture et d’O. Donnat : La féminisation des pratiques culturelles. que la réussite scolaire : quid des milieux populaires ? quid des hommes dans ces pratiques ? La référence décontextualisée à la formule « élitaire pour tous  » ne fonctionne-t-elle pas comme un écran, empêchant d’analyser les pratiques réelles ?

Un exemple : au regard de la familiarité de beaucoup de garçons avec des formes parlées de musique serait-il impensable d’imaginer une place plus grande pour les pratiques de théâtre à l’école ? La question n’est pas de « faire du rap  » à la place… des auteurs classiques à l’école, mais de comprendre ce que ces rapports plus « familiers  » peuvent nous dire de possibilités d’« entrer  » réellement dans les apprentissages. Cette piste de travail est évidemment très éloignée des slogans des années 80, visant à couper la dialectique élèves / savoirs/ culture, en « mettant l’élève au centre  », renoncements à l’acquisition de la culture patrimoniale « pour tous  » qui ont, hélas, bloqué les débats du camp progressiste. Aujourd’hui, le soutien fasciné des médias au « blanquérisme  » et à sa prescription de gadgets mécanistes vont tout autant aggraver le désarroi et la saturation professionnelle.

Comment avancer ?

S’il faut redire l’ambition et illustrer le possible par beaucoup de travail d’épistémologie des savoirs et de constructions didactiques, il faut ici avoir aussi un point de vue sur les chances de mise en mouvement des professionnels, sans laquelle rien ne bougera vraiment. Celle – ci n’adviendra ni par l’accumulation de dénonciations, ni par les seuls slogans aussi pertinents soient-ils.

Nous ne sommes pas réduit.e.s à seulement dénoncer les attaques, ni à défendre le statu quo par fatalisme (« l’école n’y peut rien  »), ni à penser que réduire les inégalités ne serait qu’une question de moyens. Certes, d’une part l’école ne peut pas tout, d’autre part ouvrir ce débat sur la nécessité de transformer l’école ici et maintenant, peut toujours entr’ouvrir un espace dans lequel s’engouffre le loup libéral. Mais, au point où en sont les entreprises de démolition (cf. le bac ou l’orientation), le sentiment de dégradation du métier est tel qu’il faut absolument que s’élargissent et se renouvellent les angles de résistance.

Clamant la nécessité du « pour tous  », articulé sur le « tous capables » du GFEN , nous pouvons être pris pour de gentil.le.s extra – terrestres si les enseignant.e.s ne se donnent pas collectivement des raisons de changer d’optique et de pratique. La mise en commun des difficultés du métier, au plus près des pratiques de la classe, me semble la seule voie, et, en ce sens, la revendication de « concertation outillée  » devrait être au cœur des luttes.

Annick Davisse
Inspectrice Pédagogique Retraitée

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