Annick Davisse,  Claire Pontais,  L'émancipation au cœur de l'éducation,  Numéro 3

Quelle égalité pour la mixité et l’émancipation des filles et des garçons ?

Interrogeant les écarts de notes filles/garçons au bac, en français, dans le n°2 des Carnets Rouges, nous pensions que la publication de ces données créerait étonnement et débat, il semble que non… Est-ce parce ces chiffres ne faisaient que vérifier une inégalité que tout le monde connaît ou parce qu’après tout « on n’y peut rien » ? Notre expérience de lutte contre l’échec des filles en EPS comme notre conception du combat contre les inégalités scolaires (donc contre l’échec des garçons) nous conduit à revenir sur quelques ambiguïtés de ce que l’on entend par action « pour l’égalité entre filles et garçons » et par là même un progrès de l’«  émancipation » de tous et toutes.

Inégalités de quoi ?

L’édition 2013 de la brochure « Filles et garçons sur le chemin de l’égalité » laissait espérer un progrès de l’analyse des inégalités de sexe, en terme de résultats scolaires puisque l’édito des Ministres indiquait : « En premier lieu, les filles réussissent nettement mieux que les garçons à l’école. Elles connaissent moins de difficultés scolaires, elles poursuivent des études plus longues et plus de 45% d’entre elles obtiennent un diplôme de l’enseignement supérieur contre 37% seulement des garçons. Le moment est sans doute venu de s’interroger sur les difficultés persistantes des garçons : 12% des garçons de 17 ans connaissent des difficultés de lecture, 22% des garçons sortent de formation initiale sans diplôme. En second lieu, cette réussite scolaire des filles ne se traduit toutefois pas dans l’orientation et le choix des spécialités. (…) Faire progresser les garçons, résoudre leurs difficultés spécifiques, les réconcilier avec l’école, donner de l’assurance aux filles, les encourager à s’engager dans des études scientifiques et technologiques constituent autant de défis à relever dans les années qui viennent pour notre système éducatif ».

La brochure 2014 poursuit : « les garçons réussissent toujours moins bien que les filles à l’école. Ils ont plus souvent des difficultés en lecture et poursuivent moins souvent des études longues. Un garçon sur cinq sort de formation initiale sans diplôme, contre un peu plus d’une fille sur 10 ».

Mais alors, pourquoi la note ministérielle « De la maternelle au baccalauréat. Egalité des filles et des garçons », n’indique-t-elle aucune piste ou « outil » pour « faire progresser les garçons » ?

On peut avancer une double hypothèse :

1) faute d’avoir accepté d’y réfléchir, malgré des alertes dès les années 90 comme « L’école préfère les anges »[1]Annick Davisse. Société française, 7/57, automne 1996, la réflexion collective pédagogique et militante n’a pas avancé sur le sujet. Les récentes recherches de Stéphane Bonnéry sur la question doivent d’autant plus être saluées et diffusées.

2) pour les rédacteurs-trices de la note ministérielle, comme dans beaucoup de démarches féministes, promouvoir l’égalité se résume à une lutte contre les stéréotypes, trop souvent pensée comme une « éducation à », sans lien avec les inégalités d’apprentissage.

Poursuivre l’élimination des visions stéréotypées est indispensable, mais, depuis plus de trente ans, il faut constater que, conçues, hors des contenus d’enseignements, les recommandations « pour l’égalité » contribuent de fait au brouillage des missions des enseignant-e-s. Comme le primat d’un introuvable « éducatif » trop souvent  réduit à de la morale qu’illustraient, pour l’EPS, les recommandations « mixité » de 2000. Cette tendance à vouloir « civiliser » les garçons des milieux populaires[2]Pour ne rien dire ici des garçons issus des immigrations. Cf. Les féministes et le garçon arabe, écrit en 2004 par Nacéra Guenif- Souilamas avec Eric Macé, qui évoquaient ce « nouvel ennemi » (Ed. de l’Aube, 2006). sur un modèle enseignant normalisateur, s’est hélas renforcée avec les commentaires et recommandations qui ont suivi les funestes attentats de janvier 2015.

A l’école, égalité de quoi ?

Lorsque nous avons constaté, en éducation physique et sportive (EPS), que les filles, majoritairement moins sportives que les garçons, restaient trop souvent en deçà de leurs possibilités, notre combat a été celui de l’égalité et pas celui d’une « éducation à l’égalité ».

Faire réussir les filles ne pouvait s’opérer par une simple démarche de dénonciation des stéréotypes (au demeurant particulièrement forts dans le sport). Pour proposer des pistes permettant que se traduise en actes et en savoirs un changement de représentations des enseignant-e-s et des élèves, nous avons eu à creuser, d’une part les malentendus dans la conception des contenus d’enseignement et des objectifs à atteindre, d’autre part les rapports des filles à tel ou tel pan de la culture sportive, dans la diversité des activités physiques sportives ou artistiques (APSA)

Nous avons d’abord tenté de comprendre à quels échecs elles étaient confrontées, pour constater que beaucoup d’entre elles s’acquittaient des tâches prescrites sans entrer réellement dans l’activité « faisant semblant »[3]« Simulacre des filles, turbulence des garçons », Annick Davisse, revue Dialogue (GFEN) n°82, 1995., (semblant de courir vite, semblant de lutter, semblant de jouer contre, surtout quand elles étaient en mixité, etc.). La plupart des garçons à l’inverse, s’engageaient à fond, donnant l’impression de jouer sinon leur vie, du moins leur « honneur » à chaque match, et rechignant à pratiquer certaines activités perçues comme féminines. De tels constats poussent certain-e-s au retour à une « naturalisation » des différences : séparer les filles des garçons, proposer des activités différentes ; se conformer aux idées reçues des filles, « moins capables que les garçons », « manquant » d’aptitudes et de goût pour la compétition ». C’est ce à quoi tendent les propositions actuelles de l’institution d’un sport/santé plus conforme à leur soi-disant « sensibilité ».

Opposées à ce renoncement, convaincues que s’émanciper, c’est se libérer de cadres de pensée tout faits, de relations de subordination, des héritages d’un corps trop contraint, nous avons défendu une EPS qui peut y contribuer. Pour qu’elles-ils puissent pratiquer toute leur vie les activités de leur choix, l’objectif est d’aider les élèves, dans le temps scolaire, à se construire :

Des pouvoirs d’agir : accéder à des techniques, opératoires, gestuelles… qui permettent de s’émanciper d’une motricité ordinaire qui limite notre liberté. Pour les filles, comme pour les garçons, c’est donc d’abord les rendre compétent-e-s. C’est leur apprendre à s’éprouver physiquement, se mettre en jeu esthétiquement, agir avec adresse, développer son pouvoir sur les objets, s’engager en prenant des risques mesurés, mettre en œuvre des stratégies…

Des pouvoirs de penser par soi-même : s’éloigner des préjugés, accéder à la rationnalité, s’autoriser, laisser libre cours à son imaginaire, pouvoir exercer son esprit critique, avoir une autonomie intellectuelle. Et sur cet aspect, l’EPS est sans doute un véritable levier, pour acquérir des méthodes de travail, « apprendre à s’entraîner », porter des jugements objectifs, et peut aider beaucoup d’élèves, en particulier des garçons, qui refusent les risques liés aux incertitudes de l’apprentissage.

Des pouvoirs d’agir et penser avec les autres, pour apprendre ensemble et échapper ensemble aux stéréotypes et préjugés de tous ordres : mettre en commun, avoir des controverses sans se fâcher, être capable d’obéir mais aussi de questionner, refuser mais aussi proposer, tenir bon sur ses convictions mais relativiser. S’enrichir des différences (et pas seulement les respecter).

Si la dimension didactique est apparue essentielle dans la mise en œuvre de ces objectifs, c’est que la construction de tels pouvoirs, pour prendre sens dans la vie de chacun-e, est indissociable de l’accès réel à la culture patrimoniale des activités physiques sportives et artistiques. Proposer une culture commune aux élèves (danse et rugby pour les garçons et les filles), c’est donc d’abord interroger les APSA dans ce qu’elles ont de fondamental, méritant de fonder les contenus d’enseignement, mais aussi de contradictoire, révélateur d’aspects à la fois dits « masculin » ou « féminin ». Exemple, en gymnastique, les deux aspects : prise de risque/maîtrise du risque ; en course : vitesse / lecture du terrain ; en escalade : lecture de voie / grimper en force et/ou en finesse ; en volley-ball : valoriser autant l’attaque en smash, que l’attaque placée ; en rugby : le contact/ évitement.

S’émanciper ensemble de l’étroitesse des modèles dominants

Prendre en considération les différences de rapport aux pratiques des élèves, pour construire de la culture commune, c’est en effet à la fois leur permettre d’entrer dans l’activité par l’aspect le plus proche de leurs représentations premières et les aider à s’émanciper de ses limites stéréotypées. A la fois penser un accès effectif pour tous et toutes les élèves à la dimension culturelle de l’activité et les aider à se dégager des normes culturelles dominantes. Évidemment, y parvenir en mixité, c’est-à-dire en étant face à des différences fortes de représentations, n’est pas simple, c’est pourtant l’enjeu d’une socialisation des garçons et des filles en commun, d’un apprentissage qui s’appuie sur le besoin de l’autre, constitutif de nombre d’APSA. Les aspects relationnels sont à prendre en compte évidemment, mais en les faisant évoluer dans les interrogations sur l’adaptation des règlements, des formes de compétition (notamment sans élimination). Sans ce travail exigeant, la mixité peut rester formelle, apparence laissant subsister côte à côte des conceptions clivées. L’objectif d’apprendre réellement ensemble suppose cette centration ambitieuse sur l’acquisition de savoirs construits en commun, et non pas seulement sur une « éducation à ».

L’égalité qui aspire à l’émancipation collective ne s’incarne ni dans un modèle où les femmes accéderaient simplement au statut des hommes dans le monde existant, ni dans une triste « revanche » où, grâce au capital scolaire, la situation des filles « humilierait les garçons ». C’est pourquoi nous insistons sur la nécessité de travailler aussi sur l’échec scolaire des garçons, qui touche particulièrement les milieux populaires, avec son lot de frustration et de ressentiment. Sinon, c’est le prétexte à ce « masculinisme » que tente de manipuler l’extrême droite et qu’illustre par exemple tristement les propos de Zemmour.

Nous partageons plus généralement cette observation de Christiane Marty dans « Le Féminisme pour changer la société » (2013, Syllepse) : « L’égalité entre les femmes et les hommes fait du surplace, voire régresse sous l’effet de la crise, alors que les inégalités sociales se situent à un niveau inacceptable. Les éliminer est non seulement une exigence politique, c’est aussi une condition pour l’émancipation individuelle et collective des femmes comme des hommes ».

Du fond de leur condition de dominées, les filles ont su saisir l’école comme un espace d’émancipation. En effet, même si des inégalités d’orientation demeurent, en France, c’est comme on sait, à partir de 1971 que le nombre de bachelières dépasse celui des bacheliers, mais tout le 20ème siècle est celui de l’investissement du savoir par les filles. Cette « révolution silencieuse » comme l’appelaient  Baudelot et Establet((Allez les filles (Le Seuil, 1992). Séverine Depoilly reprend justement ce terme dans son article publié dans la Revue Française de Pédagogie : « Des filles conformistes ? Des garçons déviants ? Manières d’être et de faire des élèves des milieux populaires » (n° 179, printemps 2012).), fait historiquement système avec l’accès des femmes au travail salarié, puis le droit à disposer de leur corps.

Ces liens historiques, en France, entre la scolarisation montante des filles et de l’émancipation des femmes éclairent a contrario, dans le monde, le terrifiant enjeu des entreprises les plus obscurantistes : pour empêcher toute possibilité que les femmes échappent à leur oppression radicale, il faut interdire ou détruire l’école, en Afghanistan ou ailleurs. A l’inverse, on comprend mieux la situation en Iran quand on sait la très forte proportion d’étudiantes dans les universités urbaines. Relever le défi qu’aujourd’hui filles et garçons poursuivent ensemble ce chemin d’émancipation par et dans l’école, appelle donc également à la solidarité internationale.

Annick Davissse
Inspectrice Pédagogique Retraitée
Claire Pontais
Responsable nationale SNEP

Notes[+]