Isabelle Harlé,  L'école et son dehors,  Numéro 25

Ouverture de l’école aux savoirs extérieurs : tensions, résistances et contradictions

L’ouverture de l’école aux savoirs extérieurs suscite bien des débats relatifs par exemple à la prise en compte des pratiques culturelles plurielles, à la continuité des temps éducatifs et des espaces de socialisation, au sens des apprentissages, à la légitimité des savoirs, à la justice sociale…. Quel regard la sociologie peut-elle poser sur ces questions ?

La prise en compte par l’école de savoirs extérieurs semble être une évidence aujourd’hui comme en témoignent les nombreux dispositifs curriculaires présents dans le socle commun qui supposent partenariats avec des acteurs externes (on peut penser aux éducations à… aux parcours éducatifs) mais également reconnaissance de compétences acquises dans les sphères publiques (comme l’engagement des élèves par exemple). Cette ouverture plus fondamentalement est pensée comme vectrice de sens aux apprentissages et peut aller de pair avec une remise en question des savoirs disciplinaires, jugés cloisonnés. Nous nous proposons d’examiner les formes et les registres de justification que peut prendre cette ouverture aux savoirs extérieurs ; d’en mesurer les difficultés au regard d’une prégnance de la forme scolaire qui fait la part belle aux savoirs formels et d’en souligner les enjeux de socialisation.

L’ouverture de l’école à des savoirs extérieurs : quelle légitimité ?

Que sont les savoirs scolaires ? des contenus d’enseignement reconnus comme légitimes dans une société donnée, à un moment de l’histoire. La sociologie du curriculum a montré depuis longtemps combien ces contenus sont relatifs, évolutifs, objets de rapports de force, soumis au jeu de groupes de pression internes et externes à l’école qui revendiquent leur conception des savoirs légitimes. Ceux-ci sont hiérarchisés, objets d’inégale valeur, « stratifiés » pour reprendre l’expression de Young (1971/1997) qui définit les savoirs à haut statut comme des savoirs abstraits, privilégiant la culture écrite et le peu de pertinence pratique, c’est-à-dire « peu de relation directe avec des situations non scolaires ». Nombre d’évolutions des programmes peuvent ainsi être interprétées qui évacuent toute forme de manipulation de leurs prescriptions (le passage par exemple des travaux manuels éducatifs à la technologie au collège) ou recentrent les contenus sur des savoirs savants au détriment d’une appréhension des réalités contemporaines (les sciences économiques et sociales ont ainsi fait l’objet lors de la réforme de 2010 d’un recentrage vers les contenus disciplinaires de l’économie et de la sociologie en dépit de leur vocation originelle à explorer les faits économiques et sociaux en s’appuyant sur l’interdisciplinarité et les méthodes actives). Des années après les analyses de Goodson (1981) qui ont montré que la pérennité d’une matière passe par la substitution d’une légitimité académique et scientifique à une légitimité pédagogique et utilitaire, ces exemples interrogent toujours le rapport entre formalisation et légitimité de la discipline.

Ces évolutions témoignent d’une résistance de la forme scolaire. Un savoir scolaire c’est en effet également un savoir mis en forme scolaire. Ce concept est bien connu. Travaillé par Guy Vincent il désigne une forme de catégorisation des savoirs qui privilégie l’écrit, sépare l’écolier des pratiques sociales, exige la soumission à des règles. Maulini et Perrenoud (2005) en ont défini les traits caractéristiques : un contrat didactique entre un formateur et un apprenant, une organisation centrée sur les apprentissages, une pratique sociale distincte et séparée, un curriculum planifié, une transposition didactique, un temps didactique, une discipline c’est-à-dire un effort, du labeur. La discipline scolaire, mode de structuration des contenus caractéristique de la forme scolaire résiste dans le système éducatif et à travers elle les savoirs formels peu en prises avec l’extérieur.

Pourtant l’école s’ouvre à l’extérieur. Différents registres de justification sous-tendent ces évolutions : la diversification des motifs de légitimité des savoirs scolaires ; la prise en compte des évolutions sociales et des demandes sociales associées ; le souci de justice sociale et de démocratisation de l’école.

Des savoirs savants aux pratiques sociales

La légitimité d’un savoir scolaire a longtemps reposé sur sa relation avec un savoir savant. Pourtant, les didacticiens ont élargi le concept de transposition didactique aux « pratiques sociales de référence » pour rendre compte de matières comme la technologie par exemple, qui ne sauraient reposer sur la simple adaptation d’un savoir universitaire à des situations d’apprentissage. Les contenus scolaires sont, selon Martinand à élaborer à partir de pratiques sociales, économiques, techniques, culturelles, professionnelles …, susceptibles de leur donner un sens. Ce sont ces pratiques, celles par exemple de l’artisan, de l’ingénieur ou du technicien, qu’il faut transposer pour concevoir les activités des élèves. Ainsi, si la question de la légitimation, de la reconnaissance sociale reste centrale elle ne concerne plus seulement un savoir qualifié de savant mais des pratiques sociales. Une des interrogations de ce courant devient alors : quels contenus d’enseignement dispenser qui soient utilisables à l’extérieur de l’école, dans des pratiques sociales identifiables ? Quelles finalités pratiques aux apprentissages ? Les Numériques et sciences informatiques, introduites dans la récente réforme des lycées illustrent ce questionnement dans leur volonté de proposer des contenus qui répondent à des besoins professionnels en informatique. Plus globalement il s’agit de penser le rapport des élèves à ces pratiques sociales de référence, ou celui si l’on préfère du rapport entre les pratiques sociales des élèves et les savoirs enseignés, question défrichée en sociologie du curriculum par les travaux de Vulliamy concernant la musique.

Une éducation globale de l’enfant et de l’adolescent

L’introduction des éducations à … à l’école est légitimée sur une volonté de prise en compte des demandes sociales. Si celles-ci ont une certaine antériorité dans le système éducatif (comme l’éducation à l’hygiène), elles prolifèrent véritablement à partir des années 80, conséquences de la massification de l’enseignement secondaire et des nouveaux publics associés mais aussi d’une prise en compte de l’individu. L’éducation au développement durable, l’éducation aux médias et à l’information, l’éducation à la vie affective… répondent à des demandes sociales et visent à modifier les pratiques des élèves, voire à les faire adhérer à des valeurs. Elles sont en prise directe avec l’extérieur puisque la finalité est bien de transformer les comportements des élèves.

Les compétences en prise avec les situations sociales et professionnelles

L’ouverture de l’école aux compétences est justifiée au nom de la démocratisation et de la justice sociale. Ainsi, la réflexion menée par Perrenoud autour de l’introduction de la notion de compétences s’appuie sur un registre éthique de justification : la formation aux compétences s’adresse aussi et surtout aux élèves en difficulté dans l’acquisition des savoirs. Il s’agit de les former aux exigences de la vie professionnelle et aux besoins de la vie quotidienne en les confrontant à des situations problèmes. C’est ainsi que dans le socle commun les disciplines s’effacent au profit d’une entrée par domaines et compétences. Le socle peut être lu ici comme la critique et la volonté de remédier aux programmes disciplinaires qui produisent des savoirs décloisonnés et encyclopédiques ne faisant plus sens pour les élèves. Dans le sillage du socle une multiplicité de dispositifs se déploient qui visent à ouvrir les contenus scolaires sur l’extérieur en faisant éclater les disciplines : les éducations à …, les parcours éducatifs (avenir, de santé, éducation artistique et culturelle, citoyen) s’inscrivent parfois dans des établissements apprenants en prise avec le territoire, articulant les temps scolaires et hors l’école et nécessitant en même temps de repenser les modalités d’évaluation. Par exemple, la dimension de l’engagement, présente dans le parcours citoyen peut être reconnue à travers des open badges. La prise en compte de savoirs extérieurs implique une modification du format des apprentissages et de leur évaluation.

Le socle commun : une approche curriculaire des contenus d’enseignement

Le socle commun est caractéristique d’une approche curriculaire des contenus d’enseignement, c’est à dire systémique. C’est en cela qu’il entend répondre aux critiques relatives à la structuration disciplinaire des enseignements en redonnant du lien, du sens aux apprentissages tout au long du parcours de l’élève, mais également entre les différents temps éducatifs comme le précise Jean-Claude Forquin : « La notion de curriculum implique en effet que l’on prenne en considération l’ensemble d’un parcours de formation et non pas un aspect ou une étape, considérés isolément. Elle suppose ainsi, premièrement, l’idée d’une pluralité organisée de contenus cognitifs (…) le curriculum comporte une dimension ‘systémique’, il comprend et véhicule nécessairement des ‘contenus’ – savoirs, représentations, valeurs – mais il constitue lui-même une ‘forme’, une mise en forme, mise en cohérence, ou ‘mise en système’ de ces contenus. » (Forquin 2008 : 73-74). Cette approche systémique présente des points communs avec le code intégré proposé par Bernstein gouverné non par un cloisonnement entre matières mais par leur intégration autour d’une « idée » directrice, telle « le principe de l’enquête interdisciplinaire centrée sur une question » et par une plus grande perméabilité entre le monde scolaire et le monde non scolaire.

Cette ouverture de l’école interroge à nouveau les registres de légitimité des savoirs : d’une légitimité académique, patrimoniale à une légitimité sociétale. Cette évolution n’est pas sans poser problème car elle ouvre davantage la porte aux pressions extérieures dans la définition des contenus à enseigner et elle peut également fragiliser les enseignants dont l’identité et l’autorité reposent essentiellement sur des savoirs de référence disciplinaires.

Une socialisation renouvelée ?

Pour autant cette ouverture de l’école aux savoirs extérieurs, c’est à dire à la diversité invite à repenser les finalités de l’école et en particulier la conception du citoyen qu’elle prétend former. Si l’on admet que la forme scolaire socialise, alors il faut interroger l’évolution des socialisations à laquelle les modifications curriculaires évoquées appellent. En effet, dans la forme scolaire traditionnelle, la soumission de l’élève à l’autorité de l’enseignant, détenteur du savoir, la règle du silence … préfiguraient une figure du citoyen qui respecte l’autorité publique, ce qu’Audigier définit comme une citoyenneté d’obéissance. Dès lors, la prise en compte des pratiques sociales des élèves, de la singularité de leur parcours … et la mutation des dispositifs pédagogiques, davantage participatifs, que ces évolutions supposent, invitent-elles à penser une citoyenneté de liberté et de responsabilité soucieuse des diversités ? C’est aussi le sens du récent ouvrage dirigé par Garnier, Derouet, Malet qui précise que « l’éducation scolaire ne peut plus se désintéresser des autres configurations d’éducation ». C’est là tout l’objectif d’une approche curriculaire des contenus qui vise à articuler les temps éducatifs.

Des questions en suspens

La question du sens des apprentissages est bien sûr centrale dans cette volonté d’ouverture des savoirs sur l’extérieur. Toutefois, l’adéquation est loin d’être triviale et se heurte au moins à deux objections de taille. La forme scolaire, même si elle évolue, parce qu’elle présente les caractéristiques nécessaires à toute scolarisation des apprentissages, n’en dénature-t-elle pas, de facto, le sens ? La frontière énoncée par Charlot entre « apprendre l’école » et « apprendre la vie » est-elle franchissable ? Par ailleurs, des sociologues comme Young, reviennent sur la légitimité de savoirs scolaires qui s’ouvriraient sur l’extérieur défendant a contrario la fonction de l’école à dispenser des « savoirs robustes », qui précisément étrangers à la culture des élèves, trouvent leur place à l’école, comme seul lieu d’acculturation.

Isabelle Harlé
CIRNEF, Université de Caen Normandie

Bibliographie

Jean-Claude Forquin, Sociologie du curriculum, Rennes : PUR, 2008.

Bruno Garnier, Jean-Louis Dérouté, Régis Malet, Sociétés inclusives et reconnaissance des diversités, Rennes : PUR, 2020.

Ivor Goodson, Becoming an academic subject: patterns of explanation and evolution. British journal of sociology of education, 2, 163-180, 1981.

Olivier Maulini & Philippe Perrenoud, La forme scolaire de l’éducation de base : tensions internes et évolutions. In O. Maulini & C. Montandon (dir.), Formel ? Informel ? Les formes de l’éducation (pp.14-168), Bruxelles : De Boeck, 2005.

Michaël F.D. Young, Les programmes scolaires considérés du point de vue de la sociologie de la connaissance. In J-C. Forquin (dir.), Les sociologues de l’éducation américains et britanniques (pp. 173-199), Paris, Bruxelles : De Boeck, 1971 / 1997.