L’enseignement professionnel à la lumière de l’histoire de l’orientation scolaire
La réforme de la voie professionnelle en 2019 a remis au cœur du débat sur l’école la question des finalités, de la place et en définitive de la valeur de l’enseignement professionnel. Cet article ne défend pas un avis tranché mais vise à prendre du recul grâce à l’histoire de la question de l’orientation scolaire et de l’enseignement professionnel.
Faire l’histoire de l’enseignement professionnel et de l’orientation scolaire dépasse largement le cadre de cet article. Il s’agit plutôt ici de montrer ce qu’une histoire de l’orientation peut apporter à la question brûlante de la réforme de la voie professionnelle et au statut de cette filière : voie de relégation ou d’une réussite alternative[1]Vincent Troger, « Voie de relégation ou seconde chance ? Les lycées professionnels sur le fil du rasoir », Les Notes du conseil scientifique-FCPE, n°14, Avril 2019. ? Si l’on convoque un cadre d’analyse compréhensif, c’est-à-dire, qui donne la parole aux élèves et aux acteurs de l’enseignement professionnel, il est fort à parier que la réponse soit double. Certains peuvent avoir vécu l’orientation dans cette filière comme une sanction tandis que d’autres peuvent y entrevoir des biens de salut[2]Ugo Palheta, La domination scolaire. Sociologie de l’enseignement professionnel et de son public, PUF, Lien social, 2012.. Mais ici, on abordera la question d’un point de vue objectif c’est-à-dire que nous aborderons des pans de l’histoire des réformes en la matière afin de rendre compte des finalités assignées à l’orientation scolaire et, en creux, à l’enseignement professionnel. Retenir cette échelle d’analyse ne renvoie pas au postulat selon lequel les logiques structurelles s’imposent à toutes les familles et les élèves et qu’ils subiraient les effets d’un système – quoi qu’on en dise, la sociologie critique ne se résume pas à ce fatalisme – mais à celui qui consiste à dire que par leurs programmes d’action et leurs instruments, les politiques éducatives établissent des cadres et des normes qui délimitent un champ des possibles au sein duquel s’inscrivent stratégies et choix des familles.
Un mouvement en faveur de la démocratisation scolaire
La proposition du comité éditorial d’analyser l’histoire de l’enseignement professionnel au prisme de l’orientation scolaire professionnelle n’est pas le fruit d’un hasard. Ces deux secteurs de l’action publique éducative sont en effet étroitement liés. D’abord parce qu’ils émergent tous deux dans le contexte de la crise de l’apprentissage et de rationalisation du travail à la fin du XIXème siècle. Mais aussi parce que les partisans d’un enseignement professionnel et de l’orientation professionnelle participent au mouvement réformateur du système éducatif de la IIIème République. Celui-ci était organisé autour de deux ordres distincts et concurrents auxquels les enfants étaient destinés selon leurs origines sociales : l’ordre Primaire avec ses écoles élémentaires, ses Écoles primaires supérieures (EPS) et ses Cours complémentaires (CC) ; le Secondaire, payant, avec ses classes maternelles, élémentaires, secondaires. L’organisation de l’enseignement professionnel et son rattachement en 1920 au ministère de l’Instruction publique, légitimait la finalité professionnelle de l’enseignement et l’idée d’une formation de la main d’œuvre à l’école, et contribuait du même coup à la critique d’un enseignement exclusivement tourné vers la culture classique. Elle participait aussi à la croissance de la scolarisation obligatoire et post-obligatoire grâce aux cours professionnels et aux sélectives Écoles professionnelles du commerce et de l’industrie (EPCI) et Écoles nationales professionnelles (ENP), financés par la taxe d’apprentissage. La théorie de l’orientation professionnelle, développée par les psychologues expérimentaux, parmi lesquels E. Toulouse et H. Piéron, prétendait mesurer grâce à des tests psycho-physiologiques les aptitudes des individus et ainsi les orienter de façon optimale dans des secteurs professionnels. Cette recherche d’un équilibre entre aspirations, aptitudes des ouvriers et besoins de l’industrie se distinguait des conceptions tayloristes du travail qui mettait au premier plan les besoins de l’industrie. Cette conception de l’orientation avait la faveur de la direction de l’enseignement technique qui défendait la conception d’un enseignement « méthodique et complet » de l’ouvrier[3]Guy Brucy, « Penser historiquement le CAP », dans Le CAP : un diplôme du peuple (1911-2011) [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2013.. À la fin des années 1930, un décret oblige les apprentis de 14 à 17 ans à passer au centre d’orientation professionnelle pour obtenir un certificat qui mentionne la liste des métiers déconseillés pour des raisons de santé. La théorie de l’orientation professionnelle pénètre aussi l’espace de production des projets de réforme scolaire puisque H. Piéron et H. Laugier siègent à la commission de l’école unique de 1924-1925. Ils discutent des fondements de la sélection à l’école en pointant la faible valeur scientifique des jugements professoraux et l’inefficacité des examens scolaires pour identifier des aptitudes. Ils contribuent ainsi au mouvement en faveur de l’école unique en proposant la mise en œuvre d’une sélection en cours de scolarité qui s’appuierait sur l’observation des élèves, des critères scolaires et des résultats à des tests psychophysiologiques.
Ce rapide détour historique montre les développements concomitants de l’enseignement professionnel et de l’orientation professionnelle et qu’ils participent à ce mouvement en faveur de la croissance de la scolarisation obligatoire et post-obligatoire. Mais il montre aussi qu’ils sont porteurs de transformations profondes du système scolaire avec d’une part une finalité professionnelle de l’enseignement légitimée par l’organisation et le développement d’un enseignement technique court et long et, d’autre part, la question de la mise en œuvre d’une sélection en cours de scolarité. On verra cependant que si la question de l’unification des ordres d’enseignement est pérenne après la Seconde Guerre mondiale, elle ne s’accompagne pas d’un retournement de la table des valeurs des enseignements mais plutôt d’un renforcement de la hiérarchie scolaire.
L’enseignement professionnel et l’orientation comme outils de régulation
Depuis que la revendication d’une école unique s’adosse à celle de l’organisation d’une sélection en cours de scolarité, la question des personnels appelés à jouer un rôle dans l’orientation scolaire des élèves est au cœur des débats. La mobilisation au cours des années 1930/1940 des conseillers d’orientation formés à l’INOP – créé en 1928 – pour intervenir dans le cycle d’observation suscite les résistances des enseignants qui estiment être les plus qualifiés pour évaluer les élèves. Au cours de l’expérience des classes d’orientation de 1938 sous Jean Zay, l’orientation devient moins l’instrument d’une transformation du système éducatif qu’un moyen « de préserver le caractère d’enseignement de culture de l’enseignement secondaire »[4]Jean Zay, Souvenirs et solitude, Editions Talus d’approche, 1987, p. 209.. Néanmoins, en promouvant les méthodes actives et l’observation des aptitudes des élèves, l’organisation des classes d’orientation subvertit l’ordre scolaire classique et promeut un enseignement secondaire scientifique rénové. Finalement, la définition de l’orientation scolaire et de ses fondements induit un nouvel ordre scolaire et constitue donc un enjeu de luttes. C’est pourquoi l’évolution de l’orientation scolaire au cours des années 1950 et 1960 est un révélateur de la place et de la fonction de l’enseignement professionnel.
Après la Seconde Guerre mondiale, les projets de réforme scolaire visent à refondre le système éducatif et à renouveler l’élite de la nation, incapable d’éviter un second désastre. Le plan d’Alger et le plan Langevin-Wallon (LW) plaident pour une élévation générale du niveau culturel de la nation en prolongeant jusqu’à 18 ans la scolarisation obligatoire. Le plan LW met au cœur de la réforme du système éducatif l’orientation comme instrument de justice sociale et de rendement économique dans la mesure où elle permet le placement de chacun selon ses possibilités5. Dans cette nouvelle architecture, les enseignements pratique, professionnel et théorique sont rassemblés dans un second cycle commun. La définition des fondements de l’orientation étant restée en suspens dans les commissions LW (dont les travaux et le rapport sont restés lettre morte en 1947), elle fait l’objet de batailles entre le Primaire et le Secondaire qui se disputent le monopole de l’école moyenne, c’est à dire du collège, tout au long des années 1950. L’ordre primaire défend son réseau d’enseignement post-obligatoire primaire, les méthodes nouvelles et les savoirs scientifiques rénovés tandis que l’enseignement secondaire cherche à préserver le collège de toute primarisation et défend la primauté des humanités sur les autres savoirs. Dans leur lutte pour la définition de l’école moyenne, les porte-paroles du premier et second degré redéfinissent l’orientation comme une sélection par rapport aux savoirs qu’ils estiment fondamentaux. La politique économique modernisatrice, impulsée par Matignon et le Commissariat Général au Plan, et la légitimité acquise par les experts en sciences sociales et leurs prévisions économiques renforcent une conception de l’orientation comme information sur les débouchés professionnels et de l’École au service de l’économie. Les besoins en techniciens et en ingénieurs prévus par le Plan justifient une croissance de la scolarisation obligatoire et post-obligatoire dans les filières techniques et scientifiques au principe de la création des brevets de techniciens puis des BTS. Il s’agit également d’éviter de submerger les filières générales des lycées et de l’enseignement supérieur. Les difficultés rencontrées par l’administration de l’éducation nationale pour endiguer l’explosion scolaire des années 1960 conduit à assigner à l’orientation scolaire la double fonction de préserver la culture classique de l’afflux d’élèves et d’étudiants et de satisfaire les besoins de l’économie dans les filières professionnelles. Cet extrait d’une brochure de l’ONISEP – créé en 1970 – illustre assez bien cette fonction donnée à l’orientation :
Si vous choisissez la voie qui conduit à des baccalauréats de culture générale (A, B, C, D et E), vous devez savoir :
a) que 50% des élèves qui ont choisi cette voie après la classe de 3e ne parviennent pas à obtenir leur baccalauréat, soit par élimination à l’issue des classes de seconde ou première, soit à cause d’un échec à l’issue de la classe terminale ;
b) que ces études ne comportent aucune formation professionnelle. Les baccalauréats A, B, C, D et E ne constituent que des étapes vers des études supérieures ou spécialisées qui dureront ensuite de deux à plusieurs années, sauf pour ceux qui désireraient se présenter à certains concours de recrutement de l’administration. (…)
Si vous ne vous sentez pas apte à être parmi les meilleurs élèves du second cycle des lycées ou si vous n’avez pas l’intention de poursuivre vos études pendant 5 ans après la classe de troisième ou de passer un concours administratif à l’issue de la classe de terminale : ne choisissez pas la voie qui conduit aux baccalauréats de culture générale (…) informez-vous sur l’enseignement technique de second cycle long et court.
Conclusion
En fin de compte ni le réseau de l’enseignement professionnel et ni l’organisation de l’orientation scolaire ne se sont accompagnés d’une révision des finalités du système éducatif. Celui-ci est censé former une élite pour la nation recrutée dans les filières générales, classiques et scientifiques, et répondre aux besoins de l’économie. La progressive unification des voies d’enseignement post-obligatoire n’a pas entrainé de redéfinition du contenu et des exigences de l’enseignement secondaire ni d’horizontalité entre filières pratiques, techniques et théoriques. L’orientation dans les filières professionnelles concerne les élèves qui n’ont pas leur place dans l’enseignement secondaire général. Par conséquent, la valorisation de l’enseignement professionnel nécessite de repenser le curriculum dès le collège dans plusieurs directions convergentes autour du projet de lycée unique :
- donner toute leur place aux savoirs pratiques et techniques au côté des savoirs théoriques ;
- substituer à l’évaluation classement une évaluation formative et progressive ;
- supprimer le palier d’orientation en 3e pour préférer une orientation continue jusqu’au baccalauréat ;
- prolonger la scolarisation obligatoire jusqu’à 18 ans.
Paul Lehner
Maître de conférences en sciences de l’éducation
et de la formation
Docteur en science politique.
Il a récemment publié Les conseillers d’orientation. Un métier impossible, PUF, 2020.
Notes[+]
↑1 | Vincent Troger, « Voie de relégation ou seconde chance ? Les lycées professionnels sur le fil du rasoir », Les Notes du conseil scientifique-FCPE, n°14, Avril 2019. |
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↑2 | Ugo Palheta, La domination scolaire. Sociologie de l’enseignement professionnel et de son public, PUF, Lien social, 2012. |
↑3 | Guy Brucy, « Penser historiquement le CAP », dans Le CAP : un diplôme du peuple (1911-2011) [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2013. |
↑4 | Jean Zay, Souvenirs et solitude, Editions Talus d’approche, 1987, p. 209. |
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