Jérôme Martin,  Numéro 23

L’enseignement professionnel, terrain d’expérimentation dans les années 1950. L’apport d’Antoine Léon, chercheur et militant communiste

Cet article propose d’analyser comment les recherches novatrices d’Antoine Léon, d’abord centrées sur l’orientation des élèves des centres d’apprentissage, interrogent la construction d’une nouvelle forme scolaire, l’enseignement professionnel, au croisement de l’enseignement général et de l’enseignement du métier.

« L’amélioration des conditions d’existence de la jeunesse est subordonnée au niveau de la lutte des organisations de la classe ouvrière. Aussi devons-nous affirmer comme nécessaire la liaison entre les spécialistes de l’OP et les représentants authentiques de la classe ouvrière. Il est un domaine où notre rôle peut être efficace : c’est celui qui englobe la préparation de l’apprentissage et l’apprentissage proprement dit du métier. Dans ce domaine, poser nos problèmes en termes de formation et rattrapage et non en termes de détection d’aptitudes immuables, doit nous permettre d’envisager, sinon d’obtenir, des solutions plus saines qui résulteraient d’une attitude techniciste. (1953, p. 245) ». Ces propos tenus par Antoine Léon aux journées nationales d’études des intellectuels communistes (Ivry, 29-30 mars 1953) illustrent la manière dont il a articulé l’engagement communiste, l’exercice du métier de conseiller d’orientation professionnel (COP) et les recherches psychopédagogiques dans le cadre du Service de recherches de l’Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle (INETOP).

Connu comme un pionnier de l’orientation éducative et de la formation pour adultes, Antoine Léon (1921-1998) a également posé les bases d’une psychologie de l’apprentissage du métier à partir de ses observations de terrain dans les centres d’apprentissage (CA) dans les années 1950. Mobilisant à la fois les approches expérimentale et clinique de la psychologie, il a interrogé les rapports entre formation générale et apprentissage du métier, ouvrant la voie à une psychopédagogie de l’enseignement professionnel.

Léon, entre héritages et innovations

Le parcours d’Antoine Léon mérite d’être rappelé car il est représentatif de la génération des psychologues d’après-guerre. Tout d’abord, l’école, puis la psychologie ouvrent à Léon une voie de promotion sociale et professionnelle. Issu d’une famille pauvre d’Algérie, boursier, il est repéré par ses instituteurs comme un élève brillant destiné à entrer à l’École normale d’Alger. Il commence alors une carrière d’instituteur à Alger (1944-1945) avant de se tourner vers la psychologie, comme de nombreux instituteurs de sa génération. En 1946, Léon rejoint l’INETOP en deuxième année grâce au certificat de psychométricien passé à Marseille. En 1947, diplômé et major de sa promotion, il intègre le service de recherche de l’INETOP.

La trajectoire de Léon est marquée par son adhésion au Parti communiste français (PCF) qu’il rejoint en 1944 alors qu’il participe aux combats de la Libération. Il joue un rôle actif dans l’implantation communiste parmi les personnels d’orientation et publie des textes dans La Pensée et L’École et la Nation sur l’orientation, la psychopédagogie ou les sciences de l’éducation. L’intérêt de psychologues pour les apprentis des centres d’apprentissage est renforcé par la proximité idéologique et politique entre les personnels des centres et les psychologues, le PCF et la Confédération générale du travail (CGT) étant très implantés au sein des centres d’apprentissage, considérés comme un lieu privilégié de la formation de la classe ouvrière.

En rupture avec la conception « diagnostique » de l’orientation reposant sur la notion d’aptitude et l’usage des tests psychotechniques, Léon met en place un dispositif original reposant à la fois sur des pratiques expérimentales, cliniques et pédagogiques, qui s’apparente à une « observation participante ».

Léon apparaît comme représentatif d’une nouvelle génération de chercheurs en psychologie, issue pour une bonne part de l’INETOP, qui met en œuvre de nouvelles techniques de recherche, mobilisant la psychotechnique, la psychologie clinique ou bien encore la psychosociologie. Léon revendique une filiation avec la psychologie d’Henri Wallon (1979-1962)[1]Voir Régis Ouvrier-Bonnaz, « Lire Wallon pour comprendre les enjeux de l’orientation », Carnets Rouges n°13, 2018. Les recherches de Léon s’inscrivent dans le renforcement des liens entre l’INETOP et l’enseignement professionnel. Dès 1948, l’INETOP établit chaque année une batterie de tests collectifs qui est appliquée le même jour à l’ensemble des candidats. Son service de recherches développe une intense activité au sein des CA où, à côté de recherches statistiques de grande ampleur, d’autres plus restreintes sont menées à l’échelle des classes.

L’enseignement professionnel, terrain d’expérimentation

Léon est novateur dans sa démarche de recherche. En rupture avec la conception « diagnostique » de l’orientation reposant sur la notion d’aptitude et l’usage des tests psychotechniques, par ailleurs condamnés par le Parti communiste (1936), Léon met en place un dispositif original reposant à la fois sur des pratiques expérimentales, cliniques et pédagogiques, qui s’apparente à une « observation participante » consistant à s’intégrer au fonctionnement quotidien d’un CA. Il assure un enseignement régulier de morale, organise des cours de rattrapage, rencontre les autres professeurs. Il mène également des enquêtes à domicile auprès des familles et élabore toute une série d’outils d’enquête (fiches d’observations, dossiers individuels d’élèves). Il s’astreint même à apprendre un métier (le fraisage) jusqu’au niveau du CAP (1955).

Les analyses de Léon portant sur les enjeux pédagogiques et didactiques de l’enseignement professionnel découlent d’une série d’expérimentations portant sur l’orientation, menées entre 1948 et 1955. Si la question de l’orientation est bien au centre des recherches de Léon, ses objets d’étude montrent qu’il en a une conception formative. A côté de travaux sur la préparation des choix professionnels, il s’intéresse à la sélection à l’entrée des établissements d’enseignement professionnel, à l’inadaptation à l’apprentissage ou encore à la docimologie des examens professionnels. L’orientation devient ainsi une déclinaison d’une approche éducative, pédagogique et didactique, transversale à l’acte pédagogique lui-même, de la formation à l’évaluation. Léon décloisonne l’orientation pour l’intégrer à l’enseignement au nom d’une conception de l’élève comme sujet en développement.

Léon envisage ainsi deux domaines d’action éducative. Il s’agit d’une part de l’information professionnelle, c’est-à-dire des informations techniques sur les métiers fournis par le milieu scolaire et, d’autre part, des motivations et des intérêts des jeunes. La notion de participation active de l’enfant à la construction de ses choix, de ses apprentissages et de son adaptation caractérise sa conception éducative de l’orientation fondatrice d’une psychopédagogie. Elle implique une action éducative continue de la part du maître, du conseiller d’orientation et des parents dans la préparation de l’enfant à la vie professionnelle. Elle s’appuie sur le caractère historique, évolutif des conduites individuelles, sur leur plasticité et sur le rôle décisif joué par les milieux formateurs dans leur élaboration. L’adaptation professionnelle, loin d’être conçue en termes d’ajustement mécanique, résulte des formes toujours plus efficaces de conduites que l’individu met en œuvre pour résoudre les problèmes techniques et sociaux qui se posent tout au long de sa vie.

Léon, à partir d’une analyse des activités d’apprentissage, tente de dessiner les possibilités de l’autonomie des individus à l’intérieur des structures capitalistes.

Les positions défendues par Léon ne sont pas étrangères à ses références marxistes et à son engagement politique. Il s’agit de promouvoir un choix professionnel libre au profit des enfants des classes populaires qui repose d’une part sur la connaissance objective des activités professionnelles, à la fois technique, économique et politique, et, d’autre part, sur l’acquisition d’un niveau de formation théorique et pratique permettant une mobilité professionnelle. Léon, à partir d’une analyse des activités d’apprentissage, tente de dessiner les possibilités de l’autonomie des individus à l’intérieur des structures capitalistes.

Membre du service de recherche pendant dix ans, Léon est contraint de le quitter. En effet, la publication en 1957 de Psychopédagogie de l’orientation professionnelle cristallise les conflits théoriques entre lui et Henri Piéron (1881-1964), directeur de l’INETOP qui récuse l’idée d’un rôle éducatif des COP. Si Léon est bien l’inventeur d’une conception éducative de l’orientation, il convient de souligner que c’est au cours même de l’apprentissage du métier qu’il en établit les fondements.

Observer les conduites d’apprentissage

Léon rencontre l’analyse du travail à l’occasion de l’étude des stages d’initiation professionnelle dans les CA, mais c’est moins le travail lui-même qui l’intéresse que les processus d’apprentissage. Dans son « analyse de quelques mécanismes d’acquisition des premiers éléments d’un métier chez l’adolescent »[2]Se reporter au commentaire de S. Blanchard, « Analyse de quelques mécanismes d’acquisition des premiers éléments d’un métier chez l’adolescent. Une recherche pionnière en psychopédagogie expérimentale d’Antoine Léon », Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, 2018, 20/2., c’est l’opposition entre les formes intellectuelles et les formes manuelles du travail qui est au centre de sa recherche. Il ne suffit pas d’affirmer que le travail considéré comme manuel requiert de la réflexion ou la mise en œuvre de connaissances scolaires, il appartient à l’éducateur de mettre en lumière le lien concret reliant, pour chaque métier, l’enseignement général à la pratique professionnelle. Cette recherche est menée par l’observation d’élèves lors de 3 stages d’initiation dans des ateliers d’ajustage, de forge et de soudure, durant la première année d’apprentissage, puis, plus spécifiquement, l’apprentissage de 25 élèves de deuxième année durant leur stage en atelier de fraisage.

Léon trouve dans l’enseignement professionnel un terrain d’expérimentations lui permettant d’associer psychologie et marxisme.

Léon postule deux modalités d’approche des objets techniques, l’une « mineure intuitive », la seconde « majeure relevant de l’explication rationnelle »[3]Voir à ce sujet l’article de Bernard Prot, « Transfert et généralisation dans “Culture générale et apprentissage d’un métier” d’Antoine Léon  », in Serge Blanchard & Régis Ouvrier-Bonnaz, Connaissance du travail et orientation. Une histoire en débats, Toulouse, Octares, 2016 [version électronique libre d’accès]. La première est construite par l’enfant dans son expérience personnelle, tandis que la seconde est enseignée à l’école. Ces deux « structures cognitives » peuvent entrer en conflit, expliquant par exemple certains cas d’inadaptation. Mais, bien qu’elles soient d’origine et de nature différentes, elles s’influencent. On retrouve ici les conceptions de Wallon sur la triade « théorie-technique-pratique ». Loin de constituer un principe de différenciation scolaire entre les enfants, cette triade fonde la possibilité d’organiser pour chacun d’eux toutes les formes possibles de leur activité, manuelle et l’intellectuelle. Inscrit tout à la fois dans le marxisme et la psychologie de Wallon, Léon partage l’idée que les activités techniques sont le vecteur de médiation vers les connaissances générales. L’objet est promu au rang d’instrument pédagogique. L’enseignement professionnel n’est pas seulement une spécialisation de l’individu dans une fonction mais le point de départ d’un élargissement culturel l’approche psychopédagogique tournée vers l’activité de l’adolescent organisée par une technique éducative appropriée en étant le levier.

Conclusion

Le tournant que représente dans les années 1950 la scolarisation des apprentissages professionnels ne repose pas seulement sur son intégration fonctionnelle au système scolaire mais également et plus peut-être encore dans l’invention d’une pédagogie novatrice que Léon s’est attaché à analyser. Léon trouve dans l’enseignement professionnel un terrain d’expérimentations lui permettant d’associer psychologie et marxisme. A partir d’une interrogation pratique et théorique sur l’orientation, il construit un nouvel outillage conceptuel débouchant sur une psychopédagogie de l’orientation qui fonde, dans un second temps, une psychopédagogie de l’apprentissage. Donnant une consistance pédagogique aux conceptions de Wallon sur l’objet technique, médiation vers la connaissance, Léon envisage la formation dans une continuité, de l’école primaire à l’éducation permanente, de l’enfance à l’âge adulte. Léon découvre ainsi dans l’observation des élèves aux prises avec leur apprentissage concret les possibilités théoriques de dépasser la division formation générale/formation professionnelle.

Jérôme Martin
Docteur en histoire contemporaine
Professeur d’histoire-géographie au lycée Jean Renoir de Bondy (93)
Chercheur associé au CRTD-CNAM et membre du Groupe de Recherche sur l’Histoire du Travail et de l’Orientation (GRESHTO)

Bibliographie

Antoine Léon, La Nouvelle critique, n°45, 1953, p.240-247.

Antoine Léon, « Analyse de quelques mécanismes d’acquisition des premiers éléments d’un métier chez l’adolescent », L’Année psychologique, n°54, 1954, p. 139-156.

Antoine Léon, Formation générale et apprentissage du métier, PUF, 1965.

Pierre Roche, « Antoine Léon (1921-1998) : un précurseur de l’orientation éducative », L’orientation scolaire et professionnelle, n°48, 2019, p. 231-241.

Notes[+]