Numéro 24,  Propositions de lecture

La naissance de l’orientation professionnelle en France (1900-1940) | Jérôme Martin

Orientation professionnelle
Jérôme Martin,
La naissance de l’orientation professionnelle en France (1900-1940). Aux origines de la profession de conseiller d’orientation,
L’Harmattan, 2020.

Note de lecture proposée par Régis Ouvrier-Bonnaz.

Ce livre, résultat du travail de thèse revisité d’histoire de Jérôme Martin, tombe à point à un moment où l’existence même des centres d’information et d’orientation et leurs personnels, dépositaires de l’histoire de l’orientation, est remise en cause. Cette publication est d’autant plus importante que les historiens, à de rares exceptions près, se sont peu intéressés à l’histoire de l’orientation scolaire et professionnelle, la plupart des travaux significatifs concernant cette histoire ayant été réalisés par des psychologues ou des sociologues ayant appartenu aux services publics d’orientation[1]Voir à ce sujet l’importante bibliographie de fin d’ouvrage..

Travail d’un historien, cet ouvrage nous donne l’occasion de mieux appréhender « pourquoi et comment cette notion d’orientation a été élaborée » (…) et, à quels problèmes sociaux ou scolaires elle prétend répondre. La structuration de l’ouvrage, en trois grandes parties d’égale importance, « l’émergence de l’orientation (1900-1922) », « la naissance du conseiller d’orientation » et « vers l’institutionnalisation », organise l’approche de la naissance et du développement de l’orientation. Ce qui est privilégié, ce n’est pas l’étude de l’orientation en tant que concept ou méthode mais son usage social. Procédant ainsi, l’auteur fait de l’orientation, « un objet globalisant d’histoire » au sens donné par Jacques Le Goff et Pierre Toubert (1977)[2]Jacques Le Goff & Pierre Toubert, Une histoire totale du Moyen Age est-elle possible ? Actes du 100e Colloque national des sociétés savantes (pp. 31-44). Paris, 1977. pour la penser en lien avec l’ensemble des dimensions qui structurent et organisent la société de la première moitié du XXe siècle. La perspective proposée vise à resituer l’orientation dans un contexte politique et culturel large montrant, tout à la fois, les initiatives d’un certain nombre d’intellectuels dans le champ d’une psychologie naissante mais aussi les différentes initiatives de la société civile relayées par les pouvoirs publics pour favoriser l’apprentissage et l’insertion professionnels des jeunes.

Dans la première partie, l’auteur revisite la liaison entre l’orientation et le travail pour faire des questions adressées au monde du travail à la fin du XIXe siècle le fondement de l’orientation. Trois problématiques organisent cette liaison : la première, économique, interroge les modalités de répartition de la main d’œuvre dans « le fonctionnement du mécanisme industriel » qu’accompagnent la diminution « des métiers à bras » et le déclin de l’apprentissage domestique ; la seconde étudie l’articulation entre l’école, la formation et l’insertion professionnelle de la jeunesse populaire ; la troisième revisite les tentatives de constitution de la psychologie en tant que science pour essayer de comprendre comment celle-ci tente d’apporter une base théorique à l’orientation. Pour discuter chacune de ces problématiques de nombreuses références sont mobilisées et de nombreux fonds d’archives consultés à Paris et en province. Certaines peu connues ouvrent sur des champs d’investigation nouveaux, ainsi de l’analyse de la place prise par les patronages dans l’aide au placement des jeunes quittant l’école obligatoire ou l’étude des enjeux de la rivalité entre républicains et catholiques dans l’accompagnement de la transition entre école et monde du travail, la Ligue de l’Enseignement jouant alors un rôle déterminant à côté d’un catholicisme social en plein développement.

Dans la deuxième partie, l’auteur revient longuement sur l’apport du réseau de scientifiques à l’origine de l’institutionnalisation de la psychologie en France et de la constitution d’une matrice disciplinaire de l’orientation professionnelle et scolaire autour de la figure tutélaire d’Henri Piéron (1881-1964) et de l’Institut d’orientation professionnelle créé en 1929. Pour ces scientifiques, l’orientation est une des modalités concrètes des politiques à mener par les Républicains d’où une présentation particulièrement éclairante des liens tissés entre le mouvement de l’orientation et celui de la réforme sociale dans la première partie du XXème siècle. Dès lors, l’approche historique de la construction de l’orientation permet de mieux comprendre comment celle-ci a été « un puissant levier » du développement de l’école obligatoire en France parce que « précisément, l’orientation s‘appuie sur les mêmes conceptions que celles mises au service de l’école … elle poursuit les mêmes objectifs : l’intégration des individus à un ordre social juste » (p. 208), d’où l’importance accordée aux travaux de docimologie. L’orientation est ainsi perçue comme « un outil d’intégration sociale » qui « participe au projet humaniste d’éducation-émancipation de la classe ouvrière sous l’égide de l’État central pour former l’homme et le citoyen par le travail » (pp 110-111).

De cette analyse découle la troisième partie « Vers l’institutionnalisation ». Jérôme Martin y analyse les oppositions à une extension de l’orientation à l’enseignement secondaire au nom de la liberté de choix des familles mais aussi les réticences d’un corps médical opposé à l’utilisation des tests préconisant une orientation faite par le chef de famille, le médecin et l’enseignant. Chemin faisant, il établit un lien avec les raisons qui ont entraîné, sous le Ministère Jean Zay, l’échec des classes d’orientation en 1938 dont l’objectif était d’instituer une période d’observation des élèves au moment de l’admission en classe de sixième. A partir de ces réticences, il analyse comment « l’alliance indéfectible entre orientation et qualification » se renforce et se développe faisant progressivement de l’orientation « une affaire d’État » soutenue par tout un dispositif législatif portant l’orientation professionnelle « au rang de service public » (p. 241).

Si cet ouvrage par l’ampleur des données mises à disposition et la rigueur des analyses intéressera les chercheurs, les enseignants et les étudiants du domaine, il est aussi un outil essentiel pour celles et ceux qui refusent, aujourd’hui, de cautionner les remises en cause du service public d’orientation en les aidant à donner du sens à leur combat.

Notes[+]