Guy Brucy,  Le lycée professionnel au cœur des enjeux d'égalité,  Numéro 23

De quelques enjeux historiques de la formation professionnelle initiale

La formation initiale d’une main-d’œuvre qualifiée a toujours constitué une question vive pour les démocraties libérales. Au cœur des débats : les finalités de la formation, le rôle de l’État, l’implication des employeurs, le statut des diplômes et leur reconnaissance. Le regard historique n’est pas inutile pour tenter de comprendre la logique des évolutions du dispositif français.

Une philosophie libérale de la formation et ses contradictions

À la fin du XIXe siècle, les Républicains tentent de résoudre un double problème : celui du contrôle social de la jeunesse populaire masculine entre sa sortie de l’école primaire et son arrivée au service militaire ; celui de la pénurie de main-d’œuvre qualifiée réclamée notamment par les grandes entreprises de la construction mécanique et de l’électricité. Leur politique aboutit à la mise en place d’un dispositif de formation en écoles techniques qui, à la veille de la Première Guerre mondiale scolarisent environ 20 000 jeunes répartis dans 4 écoles nationales professionnelles (ENP), 73 écoles pratiques de commerce et d’industrie (EPCI) et 15 écoles professionnelles de la Ville de Paris. Principalement fréquentées par les enfants des couches intermédiaires ou du sommet de la classe ouvrière, ces écoles très sélectives produisent une élite destinée à un avenir de cadres voire d’ingénieurs. Mais elles ne répondent pas aux attentes de ceux qui souhaitent une formation de la masse des ouvriers. Sous l’influence de groupes de pression dont la puissante Association française pour le développement de l’Enseignement technique (AFDET), se constitue un système destiné aux jeunes qui travaillent dès leur sortie de l’école primaire. Il repose sur trois piliers : l’obligation faite aux employeurs d’envoyer leurs apprentis suivre des cours professionnels, gratuits, sur le temps de travail (loi Astier du 25 juillet 1919) ; un diplôme spécifique – le Certificat d’Aptitude Professionnelle (CAP) – ; le versement par les employeurs d’une « taxe d’apprentissage » dont le produit est affecté au développement des écoles et des cours. Les grandes entreprises soucieuses de fidéliser la main-d’œuvre qualifiée, souscrivent à ce projet. En revanche, le monde de l’artisanat admet difficilement que l’apprentissage sur le tas soit complété par des enseignements théoriques et validé par un diplôme. Aussi, en dépit d’une intense propagande en leur faveur, les cours professionnels peinent-ils à se développer : 90 % des apprentis y échappent toujours vingt ans après le vote de la loi Astier.

Pour les ouvriers qualifiés de la métallurgie, militants de la CGT et souvent du Parti communiste, la lutte contre les politiques patronales de « rationalisation » et la revendication d’un pouvoir ouvrier dans l’entreprise vont de pair avec la définition des qualifications et leur classement dans la hiérarchie des salaires.

Par ailleurs, le projet politique des Républicains n’est pas exempt de contradictions. Porteurs des valeurs du solidarisme, ils refusent d’enfermer les salariés dans leur seule fonction productive. Aussi plaident-ils pour un modèle éducatif visant à construire « l’homme, le travailleur et le citoyen » par l’apprentissage « méthodique et complet » d’un métier, ce qui implique que les enseignements pratiques soient complétés par des enseignements théoriques et généraux. C’est ce que résume cet extrait d’une circulaire de décembre 1926, signée du ministre de l’Instruction publique Édouard Herriot : « En droit, l’ouvrier est aussi un citoyen et un homme. Comme tel il n’est pas un moyen mais une fin ; il doit non seulement être capable de produire, mais aussi de penser ; il a droit à la culture par laquelle on devient homme, c’est-à-dire un être libre. […] Si la base est dans l’utile, rien n’empêche de monter haut et d’aller loin. Il n’y a pas de limites à la curiosité et à la connaissance ». Mais, favorables au libéralisme économique, ils plaident également pour un ajustement étroit des formations aux besoins des employeurs et pour un État « modeste » au nom du principe : « Tout par la profession et pour la profession ». Il en découle une grande hétérogénéité des formations et une fragmentation des métiers en de multiples spécialités au point que la valeur des diplômes s’en trouve affectée. Or, le patronat des secteurs les plus dynamiques, souhaitant des diplômes à forte valeur prédictive au moment de l’embauche, réclame l’homogénéisation des formations et de leur certification. De son côté, la Direction de l’Enseignement technique lutte contre la multiplication des spécialités qui, selon elle, constitue une triple faute : pédagogique, car elle est contradictoire avec la notion d’apprentissage « méthodique et complet » ; économique, car elle va à l’encontre de la formation d’une main-d’œuvre qualifiée ; sociale enfin, car spécialiser les travailleurs c’est « limiter sciemment leur horizon » pour en faire « une proie facile du chômage ». C’est ainsi qu’à la fin des années 1920, la convergence des points de vue entre puissance publique et fractions modernistes du patronat, entraîne l’imposition des premières normes qui fixent des définitions de métiers et des règlements d’examen communs à l’ensemble du territoire national. C’est dans le même esprit qu’en 1932 est élaboré un « Plan général de l’Enseignement technique » qui préconise un dispositif de formations définies en fonction des besoins de l’économie nationale, accomplies dans l’institution scolaire d’État et couvrant l’ensemble des degrés de la hiérarchie du travail.

Former par l’école, certifier par le diplôme national, reconnaître par la convention collective

Avec le mouvement social de mai-juin 1936, s’ouvre une séquence de dix années décisives pour l’histoire de l’enseignement technique et professionnel : les conventions collectives font du CAP la référence de la qualification, l’État s’impose comme l’instance unique de délivrance des diplômes et l’école publique devient le lieu de formation dominant. Pour les ouvriers qualifiés de la métallurgie, militants de la CGT et souvent du Parti communiste, la lutte contre les politiques patronales de « rationalisation » et la revendication d’un pouvoir ouvrier dans l’entreprise vont de pair avec la définition des qualifications et leur classement dans la hiérarchie des salaires. En rédigeant les premières conventions collectives, ils caractérisent l’ouvrier qualifié comme celui qui possède « un métier dont l’apprentissage peut être sanctionné par un CAP ». Comprenant que cette situation ouvre des possibilités inédites de valorisation des diplômes, le directeur général de l’Enseignement technique, Hippolyte Luc, en profite pour amplifier la refonte générale des programmes, règlements et épreuves d’examens en vue de leur unification à l’échelon national. En réalité, son projet est plus ambitieux encore car il s’inscrit dans une politique visant à renforcer les prérogatives de l’État. Resté à son poste sous Vichy, Luc exploite habilement les circonstances pour limiter les pouvoirs des écoles et cours privés en faisant aboutir le projet visant à confier à l’État, et à lui seul, le monopole de la délivrance des diplômes (loi du 4 octobre 1943 validée à la Libération). Dans la même logique, il contribue à renforcer la prééminence du modèle de formation des ouvriers et employés qualifiés dans des établissements scolaires publics, indépendants des entreprises, en faisant passer les centres dits de « formation professionnelle » ou de « jeunesse », sous le contrôle de la Direction de l’Enseignement technique. Rebaptisés centres d’apprentissage à la Libération, ces établissements sont définis comme des « foyers d’humanités techniques, intégrés dans l’ensemble du système éducatif de la nation », chargés de dispenser « l’enseignement technique, théorique et pratique d’une profession déterminée et un enseignement général comportant la formation physique, intellectuelle, morale, civique et sociale des jeunes » (Loi du 21 février 1949). Les ancêtres des actuels lycées professionnels étaient nés. S’ouvre alors une période où syndicats ouvriers, partis de gauche, haute fonction publique keynésienne et patronat des secteurs les plus performants, partagent la conviction que l’État a un rôle majeur à jouer pour moderniser l’économie et assurer une plus grande justice sociale. Dans ce contexte, la France dispose d’un réseau de 1163 écoles publiques d’enseignement technique et professionnel qui, même si elles ne répondent qu’insuffisamment aux besoins, remplissent des fonctions essentielles. Ainsi, pour les enfants d’ouvriers dont les espoirs de scolarisation ne dépassent pas le certificat d’études, les centres d’apprentissage sont la voie royale permettant d’obtenir le CAP, signe distinctif d’appartenance à l’élite ouvrière et gage de promotions futures. Par ailleurs, les diplômes délivrés jouent le rôle d’instruments de mesure de la qualification dans les grilles de classifications, stabilisant ainsi la correspondance entre le titre, le poste et le salaire. Par ce biais, l’État joue son rôle d’« appareil technique de production des qualifications et d’appareil juridique de leur garantie[1]Annie Vinokur, « Réflexions sur l’économie du diplôme », Formation Emploi, n°52, 1995, pp. 151-181) ». Enfin, signe de leur efficience reconnue, tous ces établissements sont sollicités par les organisations patronales car les employeurs leur reconnaissent la capacité à développer chez les salariés « le goût de l’étude, l’habitude du raisonnement et les facultés d’assimilation ultérieure[2]Rapport Waeles, UIMM, 1955 ».

Un dispositif déstabilisé et travaillé par des mouvements contradictoires

Au début des années 1960 dans le cadre de la réforme Berthoin-Fouchet (janvier 1959-août 1963) puis à partir des années 1980, les gouvernements successifs cherchent à transformer l’appareil de formation pour répondre aux exigences de la compétition économique, aux évolutions technologiques et au chômage des jeunes. Ils pensent le rendre attractif en l’alignant sur le modèle, socialement valorisé, de l’enseignement général. Dans cette logique, l’Enseignement technique disparaît en tant qu’entité autonome et le baccalauréat devient l’horizon de référence comme en témoignent la création du bac de technicien en 1965 puis celle du bac professionnel en 1985. Or, deux problèmes majeurs ne sont jamais traités : celui de la persistance d’une hiérarchie instituée des savoirs qui accorde la prééminence aux connaissances formelles ; celui de la croyance selon laquelle former c’est embaucher.

En perpétuant le mépris du travail manuel, le primat accordé aux savoirs théoriques sur les savoirs pratiques pérennise l’idée que l’enseignement professionnel n’est, de fait, que le recours offert aux jeunes ne maîtrisant pas les savoirs fondamentaux. Comment, dans ces conditions, le rendre attractif et atteindre les objectifs de qualification et d’insertion réussie qu’on lui assigne ? C’est, une fois de plus, toute la question des rapports entre l’école et la production, entre le savoir et le faire, entre la théorie et la pratique qui se trouve posée.

En perpétuant le mépris du travail manuel, le primat accordé aux savoirs théoriques sur les savoirs pratiques pérennise l’idée que l’enseignement professionnel n’est, de fait, que le recours offert aux jeunes ne maîtrisant pas les savoirs fondamentaux.

Par ailleurs, croire que former c’est embaucher induit à partir des années 1980, une subordination des visées humanistes de la formation aux exigences de l’insertion des jeunes et de la compétitivité économique. Sommées de « s’ouvrir » aux entreprises, les écoles trouvent des réponses dans le répertoire d’idées et d’actions élaboré, dans l’industrie, à des fins de productivité et de pacification sociale, pour la formation des adultes : compétences, objectifs, contrôle continu, etc…Ces changements s’effectuent au moment même où les fractions du patronat acquises au néo-libéralisme affirment ouvertement leur volonté d’établir un nouveau rapport des forces sur le marché du travail et promeuvent, au sein même de l’Éducation nationale, des modèles pédagogiques qui visent à inculquer aux élèves des schèmes de pensée valorisant la figure de l’individu entrepreneur, ambitieux, « flexible » et « employable ».

L’enseignement technique et professionnel est alors confronté à des tensions découlant du choix à assumer entre deux systèmes de références contradictoires : celui d’une classe qui tire profit du travail des individus et a donc intérêt à ne reconnaître et à ne rémunérer que les savoirs utiles parce que rentables à court terme ; celui d’un projet émancipateur qui vise à délivrer aux jeunes des connaissances et des méthodes leur permettant de « défier les postulats fondamentaux de la société » (Discours de la présidente de l’Université Harvard, 12 octobre 2007).

Guy Brucy
Professeur honoraire en sciences de l’éducation
Université de Picardie-Jules Verne, Amiens.

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