À droite toute ? L'école menacée par les idéologies réactionnaires.,  Haud Guéguen,  Numéro 26

L’école néolibérale et le front des savoirs

En France comme au Brésil ou en Hongrie, on assiste à une offensive gouvernementale contre les sciences sociales critiques. Analyser les processus de néolibéralisation de l’école tels qu’ils se déploient aujourd’hui, c’est interroger les raisons d’un tel phénomène. C’est aussi interroger plus globalement la manière dont ce dernier s’inscrit dans la logique même du néolibéralisme entendu comme projet de construire une société de marché qui, dès ses débuts, a supposé de cibler ses propres ennemis et de fonctionner ainsi suivant la logique de la « guerre civile » au sens renouvelé que Michel Foucault a pu donner à ce terme.

Que l’éducation occupe une fonction centrale dans la reproduction des inégalités et dans la lutte des classes, c’est là quelque chose de bien connu depuis Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, auteurs des Héritiers[1]Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964. et de La reproduction[2]Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Minuit, 1970., comme des auteurs de L’école capitaliste en France[3]Christian Baudelot et Roger Establet, L’école capitaliste en France, Paris, Maspero, 1971., Christian Baudelot et Roger Establet. Ce qui fait toutefois la marque de ces différents travaux sociologiques, c’est de se situer dans une époque qui, rétrospectivement, se révèle révolue en ce qu’elle précède le tournant néolibéral qui, à partir des années 1990 et suivant un rythme de plus en plus soutenu à partir des années 2000, a très profondément affecté le système scolaire comme l’ensemble de ses acteurs. C’est cette métamorphose ou cette véritable « néolibéralisation » progressive de l’école que les auteurs de La nouvelle école capitaliste[4]Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément, Guy Dreux, La nouvelle école capitaliste, Paris, La Découverte, 2011. avaient entrepris d’analyser en mettant au jour l’horizon général de l’ensemble des réformes incrémentales mises en œuvre depuis désormais plus de deux décennies. À savoir, l’intégrale soumission de l’institution scolaire à une logique de performance et de mise en concurrence généralisée, laquelle n’a pas seulement pour effet d’accroître encore les inégalités sociales en faisant de l’école un vaste marché, mais d’induire une transformation qualitative des contenus d’enseignement toujours davantage réduits à des fins utilitaristes « d’employabilité » et de développement d’un « capital humain » destiné à répondre aux besoins des entreprises.

La néolibéralisation de l’école ne constitue donc pas en soi un phénomène récent, même si ses effets se sont très largement accentués et aggravés au rythme des réformes jusqu’aux dernières en date[5]Réformes du lycée général et technologique et du lycée professionnel, loi de programmation de la recherche (LPR), loi relative à l’orientation et à la réussite des étudiant (ORE) et mise en place de Parcoursup, etc.. En nous concentrant ici sur le cas français, on observe néanmoins aujourd’hui un phénomène relativement inédit : une véritable guerre, de la part du gouvernement, menée contre l’ensemble des savoirs critiques, qu’ils portent sur les dominations de classe, de genre ou de race ou sur la catastrophe environnementale en cours et l’analyse de leurs causes systémiques[6]Sur ce point, voir Claude Gauthier, Michelle Zancarini-Fournel, De la défense des savoirs critiques : quand le pouvoir s’en prend à l’autonomie de la recherche, Paris, La Découverte, 2022.. De cette offensive dirigée contre les sciences sociales critiques, c’est le « colloque » tenu en janvier 2022 à la Sorbonne sur le « wokisme » – et ouvert par l’ancien ministre de l’Éducation nationale qui n’hésita pas à y dénoncer « le virus de la french theory » – qui apparaît comme l’une des manifestations les plus évidentes. À quoi il convient d’ajouter la croisade contre l’« islamo-gauchisme » à l’université annoncée à grands coups d’éclat médiatique par l’ancienne ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, et qui là aussi visait les sciences sociales critiques et, tout particulièrement, les études postcoloniales ou décoloniales. Ces attaques ne constituent toutefois pas des faits isolés ou strictement arbitraires. Comme en Hongrie ou au Brésil, elles s’inscrivent dans une offensive générale dirigée contre toute forme de discours critique mettant en cause les différents ressorts de la domination, révélant par là même leur propre nécessité ou intangibilité pour la préservation de l’ordre néolibéral établi qui exige aussi bien une domination de classe qu’une domination de genre et de race tout comme le maintien d’un capitalisme extractif et productiviste aux effets environnementaux et climatiques délétères.

Telle que nous avons collectivement cherché à l’analyser dans Le choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme[7]Pierre Dardot, Haud Guéguen, Christian Laval et Pierre Sauvêtre, Le choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme, Montréal, Lux, 2021. – ouvrage qui s’inscrit dans le cadre des recherches menées au sein du GENA[8]Groupe d’études sur le néolibéralisme et les alternatives. -, cette offensive néolibérale contre les savoirs critiques se caractérise par un certain nombre de traits dont je ne retiendrai ici que les deux plus marquants, avant de poser en conclusion la question stratégique de savoir comment y répondre dans l’optique de luttes visant à opposer à l’école néolibérale une école qui soit véritablement placée sous le signe de l’égalité, de la démocratie et de l’écologie.

Le néolibéralisme comme stratégie de guerre civile

La première caractéristique ne concerne pas spécifiquement l’offensive néolibérale telle qu’elle se trouve aujourd’hui exercée dans le champ de l’éducation. Plus généralement, elle concerne le néolibéralisme envisagé comme projet visant à étendre la logique du marché à l’ensemble du corps social et jusqu’aux pratiques subjectives les plus intimes. Cette caractéristique, c’est l’hypothèse même que nous avons proposé de défendre dans Le choix de la guerre civile. À savoir que, loin de pouvoir s’analyser dans les seuls termes de la « gouvernementalité », comme Michel Foucault y invite dans Naissance du biopolitique, le néolibéralisme procède d’une véritable stratégie de « guerre civile » entendue au sens précis que l’auteur a pu donner à ce terme dans La société punitive, en en faisant une dimension constitutive de l’exercice du pouvoir lui-même : la guerre civile n’étant donc pas tant à comprendre comme une régression infrapolitique que comme le sens même du politique en tant qu’il est « la continuation de la guerre civile ». De cette stratégie de guerre civile, on trouve aujourd’hui la manifestation la plus frappante dans la violence policière et ce qu’un certain nombre d’auteurs ont pu analyser comme sa militarisation progressive en vue de dissuader et de réprimer toute contestation des réformes néolibérales. Mais cette stratégie ne saurait cependant se limiter à cette dimension de violence exercée contre les populations, se déployant suivant d’autres modalités dans l’ensemble des sphères sociales au sein desquelles s’inscrit le champ de l’éducation et l’offensive qui s’y trouve menée contre les sciences sociales critiques.

Attaquer les sciences sociales critiques au nom de la « civilisation occidentale » et de sa défense

Analyser l’offensive néolibérale actuellement menée contre les savoirs critiques, c’est donc d’abord la réinscrire dans cette dynamique plus générale d’ennemisation qui, dans le champ de l’éducation, passe ainsi par un ciblage de l’ensemble des savoirs mettant directement ou indirectement en cause les fondements normatifs de l’ordre néolibéral (ses fondements coloniaux ou néocoloniaux comme ses fondements patriarcaux ou extractivistes). Ce faisant, c’est l’appréhender comme participant d’un vaste processus de dé-démocratisation de la société. C’est aussi se rendre attentif à sa propre plasticité, les attaques menées par les gouvernements Orban et Bolsonaro s’exerçant au nom de valeurs traditionnelles et directement conservatrices comme la famille ou la religion, là où en France réfère plutôt à des valeurs qui, comme celles de l’universel, de la République et de la laïcité, revendiquent une ambition émancipatrice quand ce n’est pas un certain héritage des Lumières et de la laïcité. Telle qu’elle se joue actuellement en France, cette attaque des savoirs critiques n’est pas par ailleurs réservée au seul champ de l’éducation mais travaille l’ensemble de l’espace public à travers l’introduction et la diffusion (par des figures gouvernementales aussi bien que par des chroniqueurs) de catégories comme celles de wokisme, de séparatisme ou d’islamo-gauchisme qui, chaque fois, ne visent pas seulement à discréditer mais bien à « ennemiser » tous ceux qui se voient soupçonnés de remettre en question les valeurs fondatrices de la « civilisation ».

Une telle rhétorique n’est en réalité en aucun cas inédite, puisque, dès ses origines historiques, les pères fondateurs du néolibéralisme ont fait de la défense de la civilisation occidentale le fer de lance du projet néolibéral et de son ambition d’instituer une société de marché. Ce que la conjoncture actuelle revêt à cet égard de nouveau, c’est donc d’intensifier ce « champ d’adversité » en raison même de l’ensemble des luttes et des savoirs qui entendent aujourd’hui analyser les divers mécanismes de domination dont se soutient l’ordre néolibéral contemporain et en dénoncer les effets destructeurs. Mais c’est aussi, par là, mettre de plus en plus nettement au jour les lignes de front sur lesquelles il s’agit de continuer à lutter. Et ceci, en prenant acte de leur inséparabilité et en se refusant donc à voir les problématiques de la classe, de la race, du genre et de l’écologie comme des questions indépendantes les unes des autres pour au contraire, suivant ce qu’on pourrait rattacher à une approche intersectionnelle ou coalitionnelle, les appréhender dans ce qui les unit dès lors que c’est bien l’ensemble de ces diverses formes de domination qui permet à l’ordre néolibéral de perdurer.

Derrière des attaques menées, en France, au nom de la République une et indivisible, de l’universalité et de la laïcité, on assiste à une stratégie visant à récuser toute tentative de mettre au jour les fractures et inégalités sociales qui divisent et clivent la société. En sorte que derrière la façade de la défense de l’unité du corps social qu’entend se donner cette offensive réactionnaire, il faut en réalité voir un effort pour masquer les rapports de domination qui le traversent. Il s’agit donc là d’une stratégie qui, précisément là où elle prétend dépolitiser les savoirs et programmes scolaires, apparaît éminemment politique : voir les sujets de l’épreuve de spécialité de sciences économiques et sociales du baccalauréat 2022 (montrer que « l’action des pouvoirs publics en faveur de la justice sociale peut avoir des effets pervers », que « l’approche en termes de classes sociales pour rendre compte de la société peut être remise en cause » ou que « l’innovation peut aider à repousser les limites écologiques de la croissance »). Chaque fois, cette stratégie ne se révèle pas seulement être une façon de contester les savoirs ou concepts critiques mais (via l’imposition d’une thèse unique) d’interdire plus radicalement toute forme d’esprit critique.

Les mots et concepts comme enjeux stratégiques des luttes

À travers l’individualisation et l’affaiblissement des collectifs de travail et des pouvoirs syndicaux, la néolibéralisation de l’école a rendu de plus en plus difficile l’ensemble des formes de luttes et des pratiques visant à lui opposer des alternatives. Et ce que cette attaque plus récemment menée sur le front même des savoirs critiques ajoute de nouveau et vise sans aucun doute à produire, c’est l’amplification des désaccords entre enseignants en jouant des confusions qu’induisent aujourd’hui les références à l’universalité et à la laïcité, quand elles se font au nom d’une chasse au « wokisme » et à l’« islamo-gauchisme ». Sans prétendre ici inventer de nouvelles stratégies, il me semble que toute réponse pertinente à cette instrumentalisation des valeurs se doit d’opérer à deux niveaux.

D’une part, en veillant à ne pas tomber dans le piège outrancier des fausses divisions qu’une telle rhétorique cherche à créer ; et pour cela, tenir fermement aux notions de l’universalité et de la laïcité que, plutôt que de céder à ces usages réactionnaires, il convient bien plutôt de redéfinir par la prise en compte et la reconnaissance de la diversité culturelle et de l’exigence d’égalité dont ces valeurs sont porteuses. Mais aussi, d’autre part, en répondant à ces attaques sur leur propre terrain : celui de la rhétorique et du langage, en retournant contre l’adversaire des catégories qui lui conviennent en réalité très bien, et en dénonçant donc le « communautarisme » et le « séparatisme » d’État aussi bien que son « extrémisme » du marché. Une telle opération discursive ne saurait sans aucun doute constituer davantage qu’un élément parmi d’autres d’une stratégie de lutte contre la disqualification des savoirs critiques. Elle n’en revêt pas moins une portée décisive dès lors que, comme y insistait, Michel Foucault, le discours constitue en lui-même un « champ stratégique » et que « le seul fait de parler, d’employer des mots, d’utiliser les mots des autres (quitte à les retourner), des mots que les autres comprennent et admettent (et, éventuellement, retournent de leur côté), ce fait est en lui-même une force[9]Michel Foucault, « Le discours ne doit pas être pris comme… », dans Dits et écrits II, Paris, Quarto-Gallimard, 2001, p. 123-124. ».

Haud Guéguen
Maître de conférences en philosophie
Conservatoire national des arts et métiers

Notes[+]