Marine Roussillon,  Numéro 11,  Questions vives

La start-up nation et l’éducation

« Start-up Nation  », « État plateforme  »… Les formules dont Emmanuel Macron nous a abreuvés pendant la campagne présidentielle avaient tout l’air de slogans destinés à séduire les managers et à faire la une des journaux. Des gadgets pour donner à son programme néolibéral un petit air de fraîcheur et de nouveauté. Elles désignent pourtant un projet de société cohérent, inscrit dans la continuité des politiques néolibérales de ces dernières décennies, et qui vise une refonte profonde du salariat comme de l’État.

Le capitalisme traverse une crise structurelle, qui touche aussi bien son modèle économique que le modèle politique de la démocratie représentative, et plus largement l’ensemble de notre société et de notre culture. La place nouvelle des connaissances et de la créativité dans la production de valeur ajoutée est au cœur de cette crise. Le capitalisme a besoin d’une main d’œuvre plus créative et mieux formée, mais sans que ce haut niveau de formation et de créativité ne débouche sur une maîtrise accrue du travail et des choix collectifs. La sortie de crise – par l’enfoncement dans le capitalisme ou par son dépassement – passe par la réponse à cette contradiction. Le projet de « start-up nation  » a l’ambition d’apporter une réponse à cette contradiction. Il s’agit de prendre appui sur la place nouvelle des savoirs et de la créativité pour franchir une étape dans l’individualisation du travail et la mise en concurrence généralisée, empêchant ainsi l’accès à des pouvoirs nouveaux.

“ Il s’agit à l’arrivée de produire une société
d’individus isolés, dans leur travail comme dans leur vie de citoyens, dont le travail et la créativité pourront facilement être captés au service d’une augmentation de la rentabilité du capital. ”

Dans ce projet, l’éducation joue un rôle central : c’est dans le système éducatif que s’opère la reconfiguration du salariat et de la société de demain. Avec la nomination de J.M. Blanquer à l’éducation nationale, Macron renoue avec le néolibéralisme autoritaire de Nicolas Sarkozy. Il rassemble ainsi les tenants de politiques éducatives réactionnaires, dont le maître mot est l’autorité, et les néo-libéraux partisans de « l’autonomie  », un temps divisés par les politiques éducatives menées par le PS. En s’appuyant sur cette alliance, il prépare une refonte brutale et rapide du système éducatif français, autour de trois principes : sélection accrue, individualisation des parcours, concurrence généralisée. Il s’agit à l’arrivée de produire une société d’individus isolés, dans leur travail comme dans leur vie de citoyens, dont le travail et la créativité pourront facilement être captés au service d’une augmentation de la rentabilité du capital.

Le modèle israélien

La « start-up nation  » n’est pas une invention d’Emmanuel Macron. C’est le titre d’un ouvrage paru en 2009 et décrivant le « miracle économique  » israélien : Start-up Nation: The Story of Israel’s economic Miracle, par D. Senor et P. Singer (2009). Cet ouvrage, marqué par les théories économiques néo-libérales, propose d’expliquer la forte croissance de l’économie israélienne depuis 2003 par l’invention d’un modèle fondé sur le développement des nouvelles technologies (avec des entreprises très appréciées sur les marchés financiers mondiaux : Israël est le 2e pays en nombre d’entreprises cotées au NASDAQ après les États-Unis), sur la part importante de la main d’œuvre qualifiée (Israël est le pays avec la concentration en ingénieurs la plus élevée, 140/ 10 000 contre 88 pour le Japon et 85 pour les États-Unis) et sur une culture de la prise de risque individuelle. Les auteurs expliquent cette culture par l’existence d’un service militaire obligatoire, et par les spécificités d’une armée israélienne décrite comme valorisant l’initiative individuelle.

La description d’Israël proposée par cet ouvrage est évidemment contestable : en considérant la croissance comme seul indicateur de la santé économique du pays, les auteurs oublient que la sortie de crise s’est traduite par une augmentation importante de la pauvreté. Le rôle de l’appartheid, de la guerre et de la colonisation dans le modèle économique israélien n’est pas non plus pris en compte. Il n’en reste pas moins qu’à travers l’exemple d’Israël, l’ouvrage propose une réponse globale et ultralibérale à la crise du capitalisme. Cette réponse prend en compte l’ensemble des dimensions de la crise actuelle : c’est un modèle économique, mais aussi un modèle culturel et politique, un modèle d’organisation de la collectivité. Ce modèle s’inscrit dans la continuité des politiques néolibérales qui cherchent, depuis les années 1970, à capter la production de connaissances au service de la rentabilité. Il prend appui sur la place nouvelle des connaissances et de la créativité pour accélérer la refonte néolibérale de la société : la fragmentation du collectif (de travail, mais aussi politique) en individus isolés et mis en concurrence les uns avec les autres.

Faire de la France une start-up nation : quelques mesures

L’application d’un tel modèle en France ne saurait donc se réduire à un soutien au secteur des nouvelles technologies : c’est l’ensemble de la société qu’il s’agit de transformer par des réformes visant à capter les aspirations aux savoirs, à la créativité et à la liberté pour développer une culture de la prise de risque individuelle ; à isoler les travailleurs et les citoyens pour mieux mettre leur travail et leur créativité au service de la rentabilité du capital.

Le salariat est en crise ? Abolissons le salariat ! La start-up nation propose à chacun de devenir son propre patron : c’est le modèle de l’auto-entrepreneur ou des plates-formes comme Uber. Le capitalisme capte ainsi l’aspiration à plus de liberté, plus de maîtrise dans le travail, au profit d’une précarisation des travailleurs. Dans ce modèle, la contractualisation individuelle se substitue au code du travail pour régler les conditions de l’exploitation.

“ La start-up nation détourne l’aspiration sociale aux savoirs, à la créativité et au développement personnel pour la mettre au service de la rentabilité. ”

La start-up nation détourne l’aspiration sociale aux savoirs, à la créativité et au développement personnel pour la mettre au service de la rentabilité. Cela passe notamment par la généralisation du « projet  » comme modèle du travail. Dans certaines multinationales, comme par exemple chez Google, les salariés sont encouragés à utiliser une partie de leur temps de travail pour développer des « projets personnels  », à condition que les résultats de ces projets soient la propriété de l’entreprise. Dans la recherche publique, le financement par projet encourage l’initiative individuelle au détriment des dynamiques collectives et met les chercheurs en concurrence entre eux. Dans ce modèle, la précarité finit par apparaître comme une condition de la créativité. Pour innover, il faut prendre des risques !

Du modèle économique au modèle politique : un risque pour la démocratie ?

Le modèle ultra-libéral de la start-up nation est aussi un modèle politique menaçant pour la démocratie. Comment en effet penser le débat démocratique dans une société d’individus isolés, en concurrence permanente les uns avec les autres ? Si la première start-up nation est l’un des pays les plus autoritaires de l’OCDE, ce n’est sans doute pas sans raison : une société ultra-libérale est une société violente, dans laquelle le maintien de l’ordre passe par une intervention autoritaire de l’État.

“ Une société ultra-libérale est une société violente, dans laquelle le maintien de l’ordre passe par une intervention autoritaire de l’État. ”

Notre compréhension de la restructuration actuelle de la vie politique française gagne à être comprise à la lumière de ce modèle économique et politique. « En Marche !  », le mouvement fondé par Emmanuel Macron, s’inspire de la même conception du collectif. Il ne demande aucune cotisation à ses adhérents et tolère la double appartenance. Chaque adhérent est libre de créer un comité local et d’organiser des initiatives. « En Marche !  » apparaît ainsi comme un « parti-plateforme  », auquel des individus peuvent se rattacher ponctuellement sans rien partager, capable de capter au profit d’un candidat des actions individuelles diverses. Cette organisation extrêmement souple est tenue par un encadrement autoritaire : « En Marche !  » est dirigé par un conseil d’administration qui prend les décisions sans participation des militants. Ce type d’organisation apparaît comme une réponse ultralibérale à la crise de la démocratie représentative. Sous couvert de « participation  », il propose une organisation fortement cloisonnée. Les militants isolés n’ont pas de réel pouvoir sur l’orientation du mouvement ; c’est une minorité de cadres qui prend les décisions et capte les initiatives militantes à son profit.

On voit comment ce modèle pourrait s’étendre au gouvernement de l’État : d’un côté, un pays gouverné comme une entreprise, sans passer par la représentation nationale – c’est déjà le cas avec les ordonnances ; de l’autre, la promotion d’initiatives citoyennes isolées, d’une « démocratie participative  » soigneusement encadrée. La valorisation des candidats et candidates « issus de la société civile  » s’inscrit pleinement dans ce modèle politique : il s’agit de promouvoir une forme individuelle d’engagement politique (individuelle, donc isolée et maîtrisable) et de la capter au profit d’une orientation politique construite ailleurs. La participation au gouvernement d’une blogueuse féministe comme Marlène Schiappa illustre parfaitement le fonctionnement de cet « État-plateforme  ».

L’école de la start-up Nation : autoritarisme et concurrence

Dans cette transformation ultra-libérale de la société française, le système éducatif joue un rôle stratégique. Depuis déjà plusieurs décennies, la refonte des systèmes éducatifs en Europe vise à permettre le développement d’un salariat mieux formé, sans lui donner les pouvoirs qui vont avec la maîtrise des savoirs. La politique annoncée par Macron et Blanquer s’inscrit dans la continuité de ce projet : sélection accrue, mise en concurrence, diversification des horaires et des contenus des apprentissages en fonction des établissements, individualisation des parcours, développement de l’enseignement privé… sont autant d’éléments qui visent à isoler les salariés et les citoyens de demain, à les priver des cadres collectifs leur permettant d’agir ensemble. La réforme annoncée du baccalauréat converge avec la casse du code du travail : dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’isoler les salariés et les citoyens de demain.

Cette refonte du système éducatif s’appuie sur une offensive idéologique visant à naturaliser les inégalités. Blanquer se réfère régulièrement aux sciences cognitives et utilise l’idée qu’il y aurait « différents types d’intelligence  » pour justifier la différenciation des parcours et les inégalités de réussite. L’école, loin d’aider chacun à progresser et à se construire, viendrait ainsi confirmer une « nature  » innée… et comme par hasard très liée au milieu social !

En route vers la start-up nation. Panneau de signalisation : "Village entreprise Green Side" ; "e. Golf Park" ; "École Montessori" ; etc.
En route vers la start-up nation !

La référence aux sciences cognitives permet aussi au ministre de se mêler de pédagogie. Blanquer défend depuis longtemps l’idée que les choix pédagogiques ne devraient pas relever des enseignants, qu’il est nécessaire de mettre en place une « pédagogie officielle  ». Dans ses dernières interviews, il affirme vouloir encourager « l’esprit Montessori  » dans l’école publique : il espère ainsi capter les aspirations légitimes à une transformation des pratiques pédagogiques, vers une école plus émancipatrice, au profit de la marchandisation de l’éducation et de la construction d’une culture individualiste. Marchandisation de l’éducation, d’abord : la pédagogie Montessori est aujourd’hui un produit marchand, vendu par des écoles et des fondations privées. Favoriser cette pédagogie à l’école, c’est ouvrir au sein même du service public plusieurs marchés : celui du matériel scolaire adapté à cette pédagogie, extrêmement normé, et celui de la formation des enseignants (voir à ce sujet l’article de Paul Devin, « Montessori : fer de lance de la marchandisation du service public d’éducation  », 16 mars 2017 : https://blogs.mediapart.fr/paul-devin/blog/160317/montessori-fer-de-lance-de-la-marchandisation-du-service-public-deducation).

Mais « l’esprit Montessori  » est aussi particulièrement adapté à la construction d’une culture de l’initiative individuelle, à la formation de citoyens et de travailleurs isolés. La spécificité de la réflexion de Maria Montessori, si on la compare à d’autres pédagogues contemporains, comme Célestin Freinet par exemple, est en effet d’ignorer, voire d’occulter la dimension sociale des apprentissages. Si tous deux cherchent à mettre en œuvre et à augmenter la liberté de l’enfant, Montessori pense la liberté à l’échelle individuelle, quand Freinet travaille l’articulation de l’individuel et du collectif, en valorisant la coopération. Des sciences cognitives à Montessori, les choix pédagogiques du gouvernement sont cohérents : occulter la dimension sociale des apprentissages, pour mieux naturaliser les inégalités et isoler les futurs adultes.

Un défi politique : penser les nouvelles formes du collectif

En réaction à la crise du capitalisme, on voit ainsi se déployer une réponse cohérente, visant à franchir une nouvelle étape dans la construction d’une société ultralibérale. Dans cette réponse, le système éducatif joue un rôle central. Un projet pour l’école, c’est un projet pour la société.

Résister à ce projet ultra-libéral implique de penser les formes nouvelles du collectif. La force de la « start-up nation  » et de ses déclinaisons, c’est de s’appuyer à la fois sur la crise de toutes les formes actuelles de collectifs – crise du salariat, crise des partis et des syndicats, crise de la nation et de la démocratie – et sur la montée des aspirations aux savoirs, à la créativité, à la culture et au développement de la personne. En occultant la dimension sociale, collective, de tout développement personnel, en réduisant la personne à l’individu, ils enferment ces aspirations dans le cadre de la précarité, de la concurrence, de l’aliénation.

Une réplique progressiste à ce projet de société ne peut se contenter de contre-propositions, sur le travail ou sur l’école. Apporter des réponses progressistes à la crise, tracer les chemins d’un dépassement du capitalisme, ne suffit pas si on ne pense pas dans le même mouvement les formes nouvelles du collectif : de la pensée et de l’action collectives, seules capables d’imposer de nouveaux choix. Il ne s’agit pas simplement de penser le(s) commun(s) – ce qui ne peut être marchandisé, ce qu’il est plus efficace de partager, ce qui échappe à l’économie de marché ou lui pose problème –, ni d’en appeler à des identités partagées – le « peuple  », les « 99%  »… – mais bien de penser la manière dont peut organiser une pensée et une action collectives, autrement que dans l’accumulation d’individus et la confiscation des pouvoirs. Il ne s’agit pas là d’une simple question d’« organisation  », d’un problème interne aux « vieux partis  », mais de la question politique : celle de l’avenir des partis, mais aussi de la démocratie, des États, des collectifs de travail. Beaucoup a déjà été écrit sur le sujet : il est temps de s’emparer de cette tradition pour l’actualiser. Dans cette démarche, l’expérience éducative, qui s’attache à développer la personne dans des relations sociales, a beaucoup à nous apprendre.

Marine Roussillon
Membre de la direction du PCF en charge des questions d’éducation