À droite toute ? L'école menacée par les idéologies réactionnaires.,  Erwan Lehoux,  Numéro 26

Les vouchers, porte ouverte à l’extrême-droite

Défendue dès les années cinquante par l’un des chantres de l’économie néolibérale, Milton Friedman, les chèques éducation ou « vouchers » ont notamment été expérimentés dans le Chili de Pinochet et dans certains états des États-Unis. En France, la mise en place d’une telle mesure est défendue par certaines associations dont beaucoup entretiennent des liens avec l’extrême-droite.

Instrument typiquement néolibéral, le chèque éducation ou voucher consiste, pour les pouvoirs publics, à octroyer aux familles un chèque correspondant au coût de la scolarité primaire voire secondaire de leurs enfants tout en les laissant libres de l’utiliser dans les établissements de leur choix, y compris dans les écoles publiques dont l’accès devient, en conséquence, payant. Selon, Milton Friedman[1]Milton Friedman, « The Role of Government in Education » dans Robert A. Solow (ed.), Economics and The Public Interest, ‎Rutgers University Press., Piscataway, 1955., cette solution a l’avantage de reconnaître les externalités positives, c’est-à-dire les bénéfices collectifs de la prime éducation[2]Pour ces économistes, ces bénéfices résident d’abord les gains de productivité générés par maîtrise par les futurs travailleurs et futures travailleuses des compétences jugées plus fondamentales que les autres, mais aussi dans certains coûts ainsi évités, tels que les coûts des troubles à l’ordre social causés par les populations les moins éduquées. tout en créant les conditions de fonctionnement d’un marché éducatif sur lequel l’offre et la demande sont en concurrence. Cette concurrence est en effet considérée par les économistes orthodoxes comme un gage d’efficacité du système économique ou, en l’occurrence, du système éducatif, dans la mesure où elle oblige les acteurs à toujours s’améliorer.

De fait, les évaluations des expérimentations menées au Chili comme aux États-Unis montrent que la mise en place des vouchers est loin de tenir ses promesses : il n’y a ainsi aucun consensus scientifique quant à l’amélioration significative des résultats des élèves, ni au niveau individuel ni à l’échelle des établissements[3]Arnaud Lacheret, « L’évaluation comme instrument d’effacement du sens politique : la controverse autour de l’évaluation des schools vouchers américains », Revue française d’administration publique, 2013, vol. 148, no 4, p. 923 937.. En revanche, de nombreuses études mettent en évidence une augmentation des inégalités entre élèves et entre établissements.

Au-delà des controverses qu’elles ont suscitées compte tenu de leurs résultats divergents, Arnaud Lacheret montre que « le principal effet de cette vague d’évaluation et de débats sans précédents fut […] de dépolitiser au maximum la notion de school voucher et, d’une façon plus large, de voucher en général[4]Ibid., p. 935. ». Si l’auteur rappelle surtout son origine néolibérale, l’engouement, déjà ancien, de l’extrême-droite pour cet instrument ne peut qu’interroger. Le libre choix défendu par les néolibéraux, souvent au nom de l’autonomie des individus, voire d’une conception solipsiste du sujet censé trouver en lui-même les supports nécessaires au sens de son existence, peut en effet sembler contradictoire avec l’objectif poursuivi par l’extrême-droite d’un retour à l’ordre dans lequel l’individu est au contraire contraint par des unités supérieures transcendantes : la famille, la religion, la patrie…

Le cas chilien permet sans doute de mieux comprendre cette alliance paradoxale. Comme le souligne le philosophe Carlos Ruiz Schneider, ce qui rassemble la droite conservatrice chilienne, catholique et corporatiste, et les Chicago Boys[5]Nom donné à un groupe d’économistes chiliens formés à l’Université de Chicago et influencés, notamment, par l’économie Milton Friedman. De retour au Chili, ils apparaissent parmi les principaux conseillers de Pinochet. est « la volonté de détruire le domaine politique[6]Cité par Teresa Longo, « La réforme éducative sous le régime de Pinochet : histoire d’une expérimentation néo-libérale », Carrefours de l’éducation, 2001, vol. 11, no 1, p. 112. ». Selon Teresa Longo, les premiers comme les seconds estiment ainsi que « l’État [a] été trop puissant par rapport à l’Église, au marché et surtout aux puissantes familles de l’aristocratie[7]Ibid., p. 113. ». Que l’on ne se méprenne pas : c’est bien l’État en tant qu’instance politique, démocratique, aux prises avec l’expression d’intérêts de classe contradictoires, qui est ici visé. Or, c’est bien contre cette volonté démocratique d’égalité et d’émancipation que l’extrême-droite, en France comme ailleurs, a toujours défendu, en matière d’éducation, le libre choix des familles, d’abord en s’opposant farouchement au développement de l’école publique et à toutes les lois en faveur de la démocratisation scolaire, plus récemment, du temps du Front national, en proposant la mise en place d’un « chèque scolaire[8]Voir en particulier le programme présenté par Jean-Marie Le Pen à l’occasion des élections présidentielles de 2007. URL: https://www.vie-publique.fr/discours/166209-programme-electoral-de-jean-marie-le-pen-president-du-front-national-et. », même si la mesure ne figurait plus dans les programmes présentés plus récemment par Marine Le Pen.

Cette proposition est largement relayée par certaines associations réputées proches de l’extrême-droite, dont la Fondation pour l’école, présidée par Anne Coffinier. Proche de La Manif pour tous[9]« Anne Coffinier, l’autre égérie de la manif pour tous », Le Monde, le 11 octobre 2013. URL: https://www.lemonde.fr/m-actu/article/2013/10/11/anne-coffinier-l-egerie-anti-genre_3493286_4497186.html., cette dernière dénonce le caractère trop idéologique de l’école publique et défend au contraire le développement d’écoles privées hors contrat. La structure qu’elle préside, reconnue d’utilité publique, finance ainsi de nombreux établissements, dont certains liés à des courants catholiques traditionalistes et intégristes[10]Quand une fondation « d’utilité publique » finance des écoles privées hors contrats traditionalistes et intégristes », Basta, 19 novembre 2020. URL: https://basta.media/Fondation-pour-l-ecole-etablissements-prives-hors-contrats-non-mixite-fraternite-saint-pie-X-academia-christiana.. Elle a également longtemps subventionné les écoles du réseau Espérance banlieue, « dont on peut estimer qu’elles sont des « écoles de l’endoctrinement[11]Paul Devin, « Espérance banlieues : écoles de l’endoctrinement », billet de blog publié dans Le Club de Médiapart, le 2 avril 2017. URL: https://blogs.mediapart.fr/paul-devin/blog/020417/esperance-banlieues-ecoles-de-l-endoctrinement. ».

En définitive, si les vouchers apparaissent d’abord comme un instrument néolibéral, ils constituent pour l’extrême-droite une solution à même de favoriser le développement des écoles hors contrat, y compris les plus réactionnaires, tout en ayant l’apparence d’une revendication en apparence neutre, en cela qu’elle semble plus technique que politique, légitimée au nom de la liberté des familles. Or, non seulement, « le libre-choix est en réalité une obligation de jouer, quand bien même on réprouverait les règles du jeu et que l’on aurait les plus grandes craintes quant à ses conséquences sociales et politiques[12]Christian Laval et al., La nouvelle école capitaliste, Paris, La Découverte / Poche, 2012, p. 120. », mais de surcroît, il est bien celui des familles, de sorte que les enfants sont en fait enfermés dans les choix idéologiques de leurs parents. Au contraire, il faut réaffirmer que l’éducation doit permettre aux enfants de construire leur autonomie et, pour cela, leur donner la possibilité de prendre du recul par rapport aux évidences familiales. Dans cette optique, l’éducation ne saurait relever seulement du choix des familles mais doit aussi faire l’objet de choix collectifs, résultats de délibérations démocratiques.

Erwan Lehoux
Doctorant en sciences de l’éducation
CIRCEFT-ESCOL, Université Paris 8
Membre de l’Institut de recherches de la FSU

Notes[+]