Le simplisme des fondamentaux
Fondamentaux et conservatisme
Revenir aux fondamentaux semble une sage mesure quand nombre de repères s’effacent. Quand les turbulences mondiales affectent tant l’économie que la santé, quand le dérèglement climatique souffle le chaud et le froid, quand l’école ne fait manifestement du commun que pour mieux trier les élites, on aimerait ramener l’inconnu au connu et retrouver les certitudes qui ont pu caractériser des époques moins soumises aux vertiges du monde tel qu’il va. Dans un tel contexte, les fondamentaux sont un attrape-tout idéal. Le débat public, aimanté par les thèses de l’extrême droite et son épouvantail du grand remplacement, est à la recherche de marqueurs identitaires supposés mettre fin aux désordres. L’éducation n’y échappe pas et les derniers ministres, pour se dédouaner de leurs propres responsabilités, s’emploient à amalgamer ces peurs et les désillusions face à un système éducatif qui, enquête après enquête, apparait toujours plus ségrégatif. Vouloir restaurer ce qu’auraient été les valeurs de l’école républicaine, fondée il y a bientôt 150 ans dans un tout autre contexte, relève plus de la mythologie que de l’action politique responsable. Depuis la rentrée scolaire se multiplient pourtant les mesures et annonces qui prétendent apporter à des questions complexes des réponses très simples. On envisage ainsi le retour à des pratiques invalidées par les faits et les recherches comme les groupes de niveau ou le redoublement, l’adoption de manuels de référence labellisés ayant fait la preuve de leur efficacité, le port d’un uniforme qui invisibiliserait les différences sociales et résoudrait les problèmes de harcèlement, l’abandon des cycles d’apprentissage pour retrouver le cadre plus maîtrisable des années scolaires, le retour aux écoles normales pour former les enseignants, le renforcement, une fois encore et au détriment d’autres disciplines, des matières fondamentales que seraient le français et les mathématiques… Autant d’éléments d’une panoplie aussi désuète qu’hétéroclite, qui ont cependant en commun de renvoyer à un ordre efficace et juste qu’il suffirait de restaurer.
Pour s’en tenir aux simples disciplines « fondamentales », le français et les mathématiques, les enquêtes nationales et internationales montrent que les difficultés des jeunes français n’y sont pas proportionnelles au temps consacré à leur enseignement. En effet, là où, en moyenne, les pays de l’OCDE leur consacrent 41% du temps d’enseignement obligatoire au primaire, la France leur en attribue 59% avec des résultats plus que modestes1. La désignation même de disciplines fondamentales est contestable. Celles-ci sont en effet des constructions sociales de moyenne durée aux frontières mouvantes qu’il vaudrait mieux nommer « configurations disciplinaires2 ». Et si les considérer comme plus importantes que d’autres à un moment du curriculum peut avoir du sens, on ne peut néanmoins les développer qu’avec le secours d’autres matières qui les enrichissent tout en s’appuyant sur elles. Jules Ferry n’avait lui-même jamais souhaité centrer l’enseignement primaire sur les « fondamentaux » et y recourir limite aux enfants des milieux favorisés l’entrée dans d’autres éléments de la culture que sont l’histoire-géographie, les sciences, les langues, la musique ou le sport. Or les concepts mathématiques eux-mêmes font partie d’une approche scientifique globale qu’il serait bon d’étudier dès l’école primaire3. Mais dire qu’on va rebâtir sur des savoirs sûrs et certains a l’avantage de consonner avec une dénonciation actuelle des élites intellectuelles et urbaines supposées éloignées des choses simples et des traditions. Ce populisme pédagogique4 a toutes les allures d’une parade de la part de responsables éducatifs qui ne cessent, en réalité, de subordonner le système scolaire à la production des élites sociales.
Fondamentaux et fondements
La croyance dans les fondamentaux s’enracine elle-même dans l’idée, beaucoup plus légitime celle-ci, que le développement des êtres humains passe par l’appui sur des fondements culturels antérieurs à leur existence individuelle et extérieurs à leur personne. Avec la thèse d’une excentration de l’essence humaine, Marx a contribué à créer une anthropologie qui voit la spécificité des humains dans leur création d’institutions sociales, ensembles de pratiques régies par différents types de normes et de règles reconnues par les membres du groupe. Ces institutions permettent une évolution culturelle cumulative par invention d’artefacts qui, par effet de cliquet, s’inscrivent dans le répertoire du groupe jusqu’à ce que des améliorations le modifient et redéfinissent le commun5. De tels fondements sont, par essence, évolutifs et ne peuvent être assimilés aux fondamentaux qu’évoquent toutes les mythologies, y compris celles qui se colorent de laïcité. C’est d’ailleurs par confusion entre cet universel de la condition humaine et les formes nécessairement singulières dans lesquels elle se déploie que certaines civilisations décernent à ceux qui appartiennent à d’autres les qualificatifs de barbares ou de sauvages et leur imposent leur propre vision du fondamental6.
D’un point de vue scolaire, la confusion entre les fondements culturels de l’humanité et les fondamentaux propres à des époques et à des lieux fait penser la difficulté scolaire en termes de déficits. Dans une telle optique, certains élèves, porteurs des « handicaps socio-culturels » de leurs familles, ont des manques, des lacunes qu’il s’agit de combler car les attendus de l’école sont indiscutables. Une autre approche, relationnelle7, montre au contraire que de tels fondamentaux sont des construits sociaux dont l’assimilation fait pour les uns l’objet d’une socialisation secondaire sensiblement différente de leur socialisation familiale tandis que, pour les autres, elle est dans le strict prolongement des premiers apprentissages. Une telle conception réifiée de la culture scolaire est bien évidemment favorable à ceux qui sont tellement connivents avec elle qu’ils n’imaginent même pas qu’on puisse avoir du mal à y entrer. Or, se faire passeur de culture scolaire relève plus des activités d’étayage que de remédiations qui ne prennent pas en compte ce que certains élèves savent déjà et d’une autre manière. Inculquer à l’infini les fondamentaux est considérer les faits culturels comme des choses alors qu’une analyse de ce que l’humanité retient comme des œuvres, qu’elles soient scientifiques ou artistiques, est la rencontre entre des subjectivités qui les ont créées et d’autres qui les ont reconnues comme telles. Déposées dans le patrimoine commun, elles sont réveillées et développées par les générations suivantes car nous pouvons comparer nos conjectures personnelles à celles de ceux qui nous ont précédés. On peut ainsi avoir, en physique, Archimède comme compagnon de jeu ou revisiter le personnage de Jate dans la Mégère apprivoisée en l’assimilant au garçon manqué de la classe selon des ressentis et des critères que Shakespeare ne pouvait imaginer en son temps8.
Si l’école veut lutter contre les mystificateurs habiles à se saisir des complexités du monde pour imposer, à l’ombre de vérités simplistes, des prêts à penser aliénants, elle peut se demander, à l’instar de Lévi-Strauss qui affirmait que le barbare est d’abord celui qui croit à la barbarie, si la croyance en des fondamentaux n’alimente pas un fondamentalisme républicain.
Fondamentaux et finalités
Les tendances de notre école à contourner la question des fondements par un recours à de pseudo-fondamentaux proviennent largement de positions conservatrices qui, en privilégiant la production d’élites, freinent la démocratisation, mais aussi d’une partition historique qui a fait que, depuis Condorcet, la puissance publique se borne à régler l’instruction et abandonne aux familles le reste de l’éducation. Or l’évolution des savoirs fait que ceux-ci sont devenus plus complexes et exigent pour leur appropriation des mises en relation, des compétences qui ne sont pas intégrées aux enseignements disciplinaires. D’où les très nombreuses « éducation à », les appels à former aux « compétences douces », qui font l’objet d’apports périphériques aux fondamentaux. D’un côté, le conservatisme appelle régulièrement à un recentrement sur ces fameux fondamentaux, jusqu’à paralyser l’application d’une pourtant bien timide réforme de l’orthographe (l’apprentissage de l’absurde règle de l’accord du participe passé avec « avoir », par exemple, consommant, souvent en vain, 80 heures d’enseignement). D’un autre côté, pour coller un tant soit peu aux évolutions du monde, on empile dans des dispositifs parallèles des apports peu solubles dans les disciplines telles qu’elles existent, mais qui finissent par être pris en charge par telle ou telle (comme l’éducation morale et civique par l’histoire et l’éducation à la sexualité par les SVT) devenue, pour l’occasion, fondamentale… Les difficultés des élèves ne pouvant venir de la nature des fondamentaux et de la façon de les enseigner, c’est de leur côté qu’il faut en chercher les causes. Elles sont ainsi imputées, comme vu précédemment, à leurs lacunes et il suffit, pour les combler, de rajouter du fondamental. Mais aussi à leurs dispositions d’esprit, parmi lesquelles l’absence de motivation ou d’estime de soi jouerait un rôle principal. Il est significatif que la réaffirmation contemporaine des fondamentaux s’accompagne de programmes courts censés agir directement sur l’estime de soi globale alors que les recherches montrent que le désengagement des élèves procède souvent de la crainte des évaluations négatives, non seulement de leur travail mais de leur personne9. Ici, un des fondements réels de l’apprentissage n’est pas de développer « hors-sol » une confiance dans ses capacités, mais de comprendre, exercice après exercice, qu’on n’apprend que de ses erreurs et de leur rectification.
Les difficultés à traiter cette question des fondements se reflètent dans celles à définir un socle commun de connaissances et de compétences. Les tentatives de sa version de 2015 de reformuler et rééquilibrer les grands domaines de l’éducation et de la formation n’ont pas abouti. Il manque, de fait, une réflexion et un accord sur ce que doivent être l’école du XXIème siècle et la culture commune qu’elle doit promouvoir. L’accord général sur l’importance de l’école dans le processus de formation et de qualification masque en effet l’absence de débats sur ses finalités. Celles-ci se déploient donc à bas bruit, hors du débat démocratique, et il demeure possible de laisser penser que le recours à de mêmes fondamentaux pour tous en font autant de briques de la construction de trajectoires également accessibles à tous. Or, ces acquis ne sont plus ceux de notre époque et les gagnants de la compétition scolaire accèdent à des savoirs et connaissances plus complexes tandis que, pour les perdants, le fondamental devient vite du définitif.
Loin de constituer le socle d’une émancipation, les fondamentaux caractérisent au contraire une conception fixiste de l’éducation qui empêche les élèves les plus éloignés de la culture scolaire d’intégrer une dynamique des apprentissages. Le paradoxe des fondements de la culture est qu’ils ne prennent leur sens que dans l’assimilation et le dépassement permanent des acquis qu’ils procurent. Ardent pionnier d’une école démocratique, John Dewey estimait ainsi que « l’idée que l’éducation est une préparation et que l’âge adulte marque la fin du processus de croissance sont deux volets de la même contre-vérité perverse10 ».
Patrick Rayou
Professeur émérite Paris 8
- Regards sur l’éducation 2023 : Les indicateurs de l’OCDE, Éditions OCDE, Paris. ↩︎
- Yves Reuter (éd.) Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques, De Boeck 2010. ↩︎
- Étienne Ghys, mathématicien, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, directeur de recherche (CNRS), Le Monde, Carte blanche du 15/11/2023. ↩︎
- Basil Bernstein, Pédagogie, contrôle symbolique et identité, Presses universitaires de Laval, 2007. ↩︎
- Michael Tomasello. Pourquoi nous coopérons. Presses universitaires de Rennes, 2015 ↩︎
- Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Gallimard, 1987. ↩︎
- Élisabeth Bautier & Roland Goigoux, Difficultés d’apprentissage, processus de secondarisation et pratiques enseignantes : une hypothèse relationnelle, Revue française de pédagogie, n°148, 2004. 89-100 ↩︎
- Jérôme Bruner L’éducation, entrée dans la culture, Retz, 2008. ↩︎
- Voir par exemple l’entretien avec Delphine Martinot dans l’Université syndicaliste n°835, octobre 2023.: ↩︎
- John Dewey, Reconstruction en philosophie, Gallimard Folio, 2014. ↩︎