Fondamentaux et instruction obligatoire
Pour beaucoup, il apparaît évident que le syntagme des « fondamentaux » doit être partie prenante de la détermination de ce que l’on peut et doit attendre d’une instruction obligatoire. Et pourtant, ce n’est pas ce qu’il s’est passé historiquement, tant s’en faut. Et c’est fondamental.
Les « fondamentaux » ne sont pas dans la loi de 1882 instituant l’instruction obligatoire
La loi du 28 mars 1882 a instauré l’instruction obligatoire mais non pas l’école obligatoire puisqu’il est prévu que cette « instruction obligatoire pour les enfants des deux sexes âgés de six ans révolus à treize ans révolus peut être donnée soit dans des écoles publiques ou des écoles libres, soit dans les familles par le père de famille lui-même ou par toute autre personne qu’il aura choisie ».
Il est donc nécessaire de signaler ce que l’on considère comme relevant obligatoirement de cette instruction obligatoire. Et c’est ce qui est indiqué dans l’article premier de la loi elle-même: « L’enseignement primaire comprend : L’instruction morale et civique ; La lecture et l’écriture ; La langue et les éléments de la littérature française ; La géographie, particulièrement celle de la France ; L’histoire, particulièrement celle de la France jusqu’à nos jours ; Quelques notions usuelles de droit et d’économie politique ; Les éléments des sciences naturelles physiques et mathématiques ; leurs applications à l’agriculture, à l’hygiène, aux arts industriels, travaux manuels et usage des outils des principaux métiers ; Les éléments du dessin, du modelage et de la musique ; La gymnastique ; Pour les garçons, les exercices militaires ; Pour les filles, les travaux à l’aiguille ».
On voit que la naissance de l’école républicaine et laïque ne fait nullement la part belle – tant s’en faut – aux ‘’fondamentaux’’ et notamment à la trilogie récurrente du « lire, écrire, compter », et se trouve être bien plus complexe que cela (malgré ses limites historiques évidentes).
Jules Ferry lui-même est intervenu très explicitement là-dessus en indiquant quel était l’objectif : passer d’une école d’« Ancien régime » au régime nouveau, républicain. « C’est cette préoccupation dominante qui explique […] tous ces accessoires auxquels nous attachons tant de prix, que nous groupons autour de l’enseignement fondamental et traditionnel du « lire, écrire, compter » : les leçons de choses, l’enseignement du dessin, les notions d’histoire naturelle, les musées scolaires, la gymnastique, les promenades scolaires, le travail manuel, le chant, la musique chorale. Pourquoi tous ces accessoires ? Parce qu’ils sont à nos yeux la chose principale […] Telle est la grande distinction, la grande ligne de séparation entre l’ancien régime, le régime traditionnel, et le nouveau » (Discours de Jules Ferry au congrès pédagogique des instituteurs de France du 19 avril 1881).
« Fondamentaux » et mantras de Blanquer ou Macron
In fine, on est confondu par les confusions persistantes (délibérées ou non) dans le débat public, en premier lieu au ‘’plus haut niveau’’. On a en tête le mantra de l’ex-ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer constamment répété tout au long du premier quinquennat d’Emmanuel Macron : « lire, écrire, compter et le respect d’autrui ». Sans compter celui porté par le président de la République lui-même depuis son élection en 2017 : « lire, écrire, compter, et bien se comporter » (la variante finale de la formulation d’Emmanuel Macron n’étant pas, par ailleurs, un ‘’détail’’…).
Dans le cadre de la prolongation de la période d’instruction obligatoire de 14 ans à 16 ans révolus, Valéry Giscard d’Estaing (le principal initiateur de ce qui a été appelé le « collège unique ») a – lui – logiquement indiqué qu’il était nécessaire qu’il y ait une nouvelle définition de cette instruction obligatoire désormais prolongée durant la période de scolarisation en collège (pour tous). Et il n’a nullement brandi la trilogie récurrente du « lire, écrire, compter ». Il est vrai qu’il se réclamait du « libéralisme avancé » et non pas du « libéralisme » (tout court).
La question d’une nouvelle définition de l’instruction obligatoire
Dans son livre « Démocratie française (la charte du ‘’libéralisme avancé’’) paru en octobre 1976, VGE souligne que « la mise en place d’un système unique de collèges pour tous les jeunes Français constituera un moyen puissant d’égaliser leur acquis culturel et devra s’accompagner sur le plan des programmes de la définition d’un savoir commun, variable avec le temps et exprimant notre civilisation particulière ».
Valéry Giscard d’Estaing s’est toujours prononcé là-dessus sans ambiguïté. Il y est revenu dans le Monde du 26 avril 2001 : « Tout le monde devait aller au collège, et tous les collèges devaient être les mêmes. Dans mon esprit, ceci devait s’accompagner d’une réflexion sur la définition de ce savoir commun qui devait être identique […]. Le débat doit se concentrer sur cette question : quels savoirs donner à cet ensemble de jeunes qui constituent un acquis culturel commun ? On n’a guère avancé depuis vingt-cinq ans. Au lieu d’avoir rabattu tout l’enseignement des collèges vers l’enseignement général, les rapprochant des classes de la 6° à la 3° des lycées d’autrefois, en un peu dégradé, il aurait mieux valu en faire une nouvelle étape de la construction du cycle scolaire ».
Le plus remarquable cependant est que la question de la définition d’un « savoir commun minimal », d’un « socle commun de connaissances et de compétences » ou d’« une culture commune » (des versions qui ont leurs intérêts et leurs limites) exigible à la fin de la scolarité obligatoire, à la fin du collège, est restée plus oui moins une question vive finalement éludée ou non aboutie.
Le rapport du Collège de France rédigé par Bourdieu
Pour rappel, on fera un sort particulier au rapport du Collège de France rédigé par le sociologue Pierre Bourdieu. La lettre de « commande » envoyée par le Président de la République François Mitterrand au Collège de France le 13 février 1984 indiquait sobrement : « J’attacherai le plus grand prix à ce que le Collège de France veuille bien réfléchir à ce que pourraient être, selon lui, les principes fondamentaux de l’avenir ». Elle n’impliquait nullement que la réflexion s’oriente vers la « définition d’un minimum culturel commun ».
Or c’est précisément ce que le rapport du Collège de France rédigé par Pierre Bourdieu met en avant : « Des programmes nationaux devraient définir le minimum culturel commun, c’est-à-dire le noyau de savoirs et de savoir-faire fondamentaux et obligatoires que tous les citoyens devraient posséder. Cette formation élémentaire ne devrait pas être conçue comme une sorte de formation achevée et terminale, mais comme le point de départ d’une formation permanente. Elle devrait donc mettre l’accent sur les savoirs fondamentaux qui sont la condition de l’acquisition de tous les autres savoirs. Elle devrait mettre aussi l’accent sur les formes de pensée et les méthodes les plus générales et les plus transposables ».
Il y a sans doute lieu de méditer une dernière précision, contenue dans ce rapport du Collège de France rédigé par Pierre Bourdieu, et qui a son importance. Pierre Bourdieu, on le sait, avait mis en évidence dans l’un de ses ouvrages célèbres (La Reproduction), le caractère “arbitraire” de chaque culture scolaire. On ne devrait donc pas être étonné que figure dans ce rapport du Collège de France une considération importante sur ce qui pourrait être de l’ordre de l’“universel” : « Le seul fondement universel que l’on puisse donner à une culture réside dans la reconnaissance de la part d’arbitraire qu’elle doit à son historicité ; il s’agirait donc de mettre en évidence cet arbitraire pour comprendre et accepter d’autres formes de culture ». Mais finalement ce rapport, comme bien d’autres, n’aura aucun effet direct sur le fonctionnement du système éducatif français.
Les difficultés voire les apories de la définition de l’instruction obligatoire
En définitive, le moins que l’on puisse dire, c’est que ce type de « réforme » (et de problématique) soulève beaucoup de questions à résoudre, que l’on parle de « socle commun de connaissances et de compétences » ou de « culture commune ». On ne peut notamment échapper à déterminer ce qui peut paraître « fondamental ». Comme l’a particulièrement remarqué Jean-Claude Forquin au colloque tenu à Marseille en octobre 1997 sur la « culture commune », si le terme de « fondamental » est bien « lié à une organisation “en profondeur” du monde de la culture », il apparaît cependant à l’évidence que celle-ci peut être diversement abordée : elle peut être de l’ordre « logico-épistémologique » ou du domaine « patrimonial » (ce qu’une génération juge essentiel de léguer) ou encore de l’ordre « pédagogique » (les compétences « de base » comme condition des acquis ultérieurs). Or, la conjugaison de ces différentes dimensions est problématique (elles sont pour le moins en tension voire en concurrence, même si elles peuvent parfois se conjuguer). Et pourtant il faut décider et choisir, fermement et clairement, pour qu’il y ait quelque sens à parler d’une « culture commune » ou de « socle commun » devant être effectivement maîtrisé par tous et par chacun, en « commun »…
On a donc affaire non seulement à un vrai défi politique (« risqué ») mais aussi à un vrai défi intellectuel (dont on n’est pas sûr qu’il puisse être surmonté). Il n’est donc pas très étonnant que les conduites d’« évitement » aient été nombreuses, diversifiées et au total jusqu’ici dominantes.
Vers la fin ‘’ du ‘’collège unique’’ et de sa ‘’valse-hésitation’’ ?
On a assisté à une longue valse-hésitation entre la perspective d’un « collège unique » devant être le deuxième étage (pour tous) de la scolarité obligatoire après celui de l’école primaire, et le collège dit unique restant avant tout le premier cycle du secondaire, une antichambre pour le lycée (général voire technologique).
On peut citer comme tout à fait significatif le rapport issu de la consultation engagée dans les collèges sous la direction des sociologues Marie Duru-Bellat et François Dubet rendu public en mai 1999) : « On ne peut pas véritablement choisir entre le modèle d’un collège préparant uniquement les élèves au lycée d’enseignement général, et celui d’un collège uniquement soucieux de donner la même culture à chacun. Le collège pour tous doit poursuivre ces deux objectifs, ce qui suppose une réflexion sérieuse sur les compétences et les connaissances qui doivent constituer le socle commun d’une génération ».
Mais faute de ne pas « véritablement choisir », on vient d’avoir finalement le « choix véritable » décidé par l’ex-ministre de l’Éducation nationale Gabriel Attal qui a édicté que désormais l’obtention du brevet des collèges serait une condition pour entrer en seconde (ce qu’il n’avait jamais été auparavant).
C’est la fin programmée du « collège unique » (conçu avant tout comme la deuxième étape de la scolarité obligatoire, pour tous) et l’assomption du « collège » comme antichambre réussie du premier étage du secondaire (pour certains). Gabriel Attal a déclaré que son option sociologique est de répondre avant tout aux soucis des couches moyennes. Et on voit la cohérence.
Dans le même temps (sinon ‘’en même temps’’) la problématique des « fondamentaux » plus que la recherche du « fondamental’’ est sur le devant de la scène ; et la thématique récurrente de la trilogie « lire, écrire, compter » fait fureur. Si on y songe vraiment, cela ne peut être que le signe affligeant d’un vide quasi abyssal de pensée éducative. Que peuvent signifier de précis et de fonctionnel les termes mêmes de cette trilogie. Le terme « compter » est en lui-même inquiétant de simplisme si on le prend au sérieux (pourquoi pas « calculer » ou « mathématiques » ?). Quant aux deux autres -« écrire » et « lire » – ils peuvent signifier bien des choses… On est au niveau du simple slogan qui n’engage en réalité à rien et qui n’a pas de véritable sens assigné.
L’indigence du mantra de Macron n’en est pas moins redoutable
L’indigence du slogan permet d’ajouter un appendice de l’ordre apparemment du n’importe quoi, sans coup férir. Pour l’ex-ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, cela a été « le respect d’autrui ». Et il en été tellement content qu’il n’a pas hésité à le répéter ad nauseum un quinquennat durant : « lire, écrire, compter, et le respect d’autrui ». Quant au Président de la République, l’appendice a été « bien se comporter ». Il l’a répété urbi et orbi bien des fois depuis 2017, même si cela n’a jusqu’ici pas vraiment imprimé dans la sphère politico-médiatique. Mais on a tort de négliger l’importance putative de ce nouvel appendice au slogan « lire, écrire compter ». Et on va bientôt le voir. Il ne s’agit pas de l’assomption « des disciplines » mais de « la discipline ». Il s’agit avant tout d’éduquer à « être disciplinés », de « discipliner les jeunes ». Et on n’a pas fini d’en parler.
Claude Lelièvre
Historien de l’éducation
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