Entretiens,  Non classé,  Numéro 30

« Introduire dans les questions d’orientation la complexité de l’adolescence » | Entretien avec Sylvie Amici

Sylvie Amici présidente de l’Association des Psychologues et de Psychologie dans l’Éducation nationale (APsyEN). Psychologue et formatrice à l’Éducation nationale, rattachée au Centre d’Information et d’Orientation d’Aulnay-sous-Bois, elle intervient dans les collèges et Lycées publics des secteurs Aulnay et Sevran (93).

Erwan Lehoux pour carnets rouges :
 Nombre de reproches sont adressés aux conseillers d’orientation, désormais psychologues de l’Éducation nationale. Ils sont tout à la fois accusés d’être des orienteurs au service de l’institution dans la promotion des voies professionnelles et technologiques pour les jeunes de milieux populaire, donneurs de conseils irréalistes ou sans liens avec les intérêts de jeunes qui ne s’y retrouvent pas, enfin incompétents par méconnaissance de l’offre de formation et du monde du travail. Pourquoi et comment cette image persiste-t-elle ?

Sylvie Amici : Je pense que comme tous les professionnels, ni plus ni moins, nous pouvons parfois apparaître insatisfaisants, voire « incompétents », notamment quand les personnes ou les acteurs institutionnels ont le sentiment que nous ne répondons pas à leurs attentes. Mais, ce que nous entendons plus souvent, c’est une insatisfaction parce que toutes et tous souhaiteraient pour des raisons diverses, et parfois opposées, que nous soyons plus présents et disponibles.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Dans le second degré, nous sommes seulement 3500 psychologues de l’Éducation nationale (PsyEN), pour répondre à une diversité d’attentes, de l’individuel à l’institutionnel. Face à nous, pour l’enseignement public, plus de 4,4 millions d’adolescentes et adolescents scolarisés dans environ 8000 établissements du secondaire, collèges et Lycées1, leurs parents, leurs enseignants, les chefs d’établissements…

Les demandes de tous les publics scolarisés ou non, ou de l’enseignement privé sont aussi nombreuses. Notre rattachement aux Centres d’Information et d’Orientation (CIO), nous permet de les recevoir, ce qui est une grande richesse. Certains d’entre nous exercent des missions plus spécifiques dans l’enseignement supérieur, les prisons, les Maisons des adolescents, les structures de soin-études, les DSDEN, les Rectorats… Les missions des Psychologues de l’Éducation nationale, sont plus larges que la représentation qu’en ont la plupart des gens2.

De fait, compte tenu de nos effectifs actuels, nous ne pouvons être présents qu’un temps limité dans chaque lieu. Nous ne pouvons répondre à toutes les demandes des équipes. Et nous ne pouvons voir et suivre qu’une proportion limitée d’élèves.

Malgré tout, les témoignages positifs existent aussi, que ce soit dans les médias ou à travers des jeunes, des familles qui nous recontactent pour nous remercier. Mais cela intéresse qui finalement ? Car si les aspects positifs de nos interventions étaient mis en avant, cela n’obligerait-il pas à augmenter considérablement notre nombre, par exemple en l’alignant sur la moyenne d’environ 600 élèves par professionnel spécialisé en psychologie, dans les pays du nord de l’Europe ? En 2018 notre association a proposé pendant quelques semaines une enquête de satisfaction au public. Pour les quelques 3000 répondants, seuls 1 % n’étaient pas satisfaits de leur rencontre avec un PsyEN, par contre parmi les satisfaits plus de 42 % considéraient que cela avait même dépassé positivement leurs attentes3.

Au niveau institutionnel, les demandes et attentes sont aussi nombreuses, celles du ministère de l’Éducation nationale, mais aussi de l’enseignement supérieur, des Régions et du Ministère du travail. Aussi on peut se poser la question : qui nous reproche quoi ? Pour répondre à votre question, reprenons votre exemple de la promotion des filières technologiques et professionnelles. C’est une attente au niveau institutionnel. Et dans ce sens, il existe des textes venant du ministère de l’EN qui nous sont diffusés, ainsi que des indicateurs de « gestion des flux ». Ils le sont tout autant aux chefs d’établissements et aux enseignants. Mais le niveau institutionnel a aussi d’autres attentes : augmentation des taux de passage en 2nde générale et technologique, promotion de l’université, des classes « prépa » (CPGE), filières et métiers scientifiques pour les filles, lutte contre le décrochage scolaire, contre le harcèlement, pour l’inclusion scolaire des jeunes porteurs de handicap, pour la santé mentale… Il y a donc une grande diversité d’attentes, voire de commandes, des acteurs institutionnels.

CR : Précisément, quelles sont ces attentes, parfois contradictoires, et comment y répondez-vous en tant que psychologues de l’Éducation nationale ?

SA : Répondre à votre question ouvre à la complexité sous-jacente à l’emploi du mot-valise « orientation ». Qui parle de quoi, et pourquoi ? Est-ce que l’on parle d’information sur les filières scolaires et de formation, ou sur les métiers ? est-ce que l’on parle des procédures d’affectation et de sélection dans les filières et les établissements ? ou est-ce qu’il s’agit de considérer les processus de choix qui prennent en compte les éléments que je viens d’énoncer tout en intégrant les questions propres à l’adolescence, notamment la construction de son identité, et de sa place dans la société ?
A cela s’ajoutent les buts et attente que chacun a selon sa place. Pour l’institution École, le but de l’orientation scolaire se concentre dans une fonction de répartition et se situe dans un avenir proche. Les pratiques d’orientation scolaire permettent de guider les enfants dans un système scolaire qui repose sur des règles d’affectation et/ou de sélection, un nombre de places limité, et ce qui motivera le plus l’enfant à réussir. Or ce système fonctionne et repose essentiellement sur les évaluations et les avis des enseignants.

Pour les parents, le but exprimé est majoritairement que leur enfant puisse vivre mieux et avoir une meilleure place dans la société qu’eux-mêmes, que leur enfant soit heureux. Ce but s’inscrit dans le long terme, le passé de l’enfant comme son avenir lointain. Dans ce cadre les familles souhaitent pouvoir décider avec leur enfant de son orientation, et que ce soit des facteurs personnels tels que les intérêts, et non d’acquisition et de sélection à partir de facteurs scolaires, qui prédominent dans les décisions d’orientation prises par les conseils de classe.

Au niveau sociétal, à l’échelle des gouvernements, ces questions mobilisent le ministère du travail ainsi que les Régions, nouvel acteur du paysage institutionnel mais aussi éducatif. A ce niveau, l’idée est très forte que le but de l’orientation est un appariement optimum entre les individus, les aptitudes qu’ils auraient, leurs capacités et les emplois qui existent : les enfants, les jeunes devraient connaître et choisir leur orientation en fonction des besoins de la société et du marché du travail, pour ne pas être « inutiles ». Le but de l’orientation est alors essentiellement professionnel situé à moyen et long terme, depuis la première insertion et vers l’orientation tout au long de la vie.

Or si au quotidien nous agissons dans ce cadre, nous nous employons à ce que cela serve à répondre au mieux aux besoins et demandes des jeunes et de leurs familles que nous rencontrons en individuel ou lors d’actions collectives.

À l’adolescence les enjeux liés à la projection dans l’avenir sont fondamentaux. Et les questions d’orientation sont indissociables d’autres questions primordiales qui font partie de nos missions. Le rapport à l’avenir et donc à l’orientation peut constituer autant un frein qu’un levier puissant pour la réussite scolaire, la motivation et l’adaptation, l’inclusion scolaire, le bien-être, la santé mentale, la lutte contre les inégalités, et contre le décrochage.

CR : L’entrée des conseillers d’orientation dans l’école a suscité de nombreuses résistances. Aujourd’hui encore, les PsyEN ont parfois des difficultés, sur le terrain, à faire valoir leur point de vue. Comment l’expliquez-vous ?

SA : Historiquement l’entrée des conseillers d’orientation dans l’École au tournant des années 50 a accompagné la démocratisation de l’École pour toutes et tous ainsi qu’un accès plus égalitaire à une qualification, un diplôme. Ils ont apporté dans les équipes des établissements scolaires un regard complémentaire sur les enfants, au-delà des seules capacités jugées et évaluées par les enseignants.
Et depuis, les moyens alloués pour les recrutements et pour le fonctionnement de nos services, ont fluctué en fonction des gouvernements et de leur orientation politique. Il suffit d’en observer la courbe pour comprendre la vision politique d’un gouvernement sur la priorité donnée, ou pas, notamment à la lutte contre les effets des inégalités sur les parcours scolaires.

Par ailleurs, c’est parfois directement notre qualification de psychologue, autant que la place de la psychologie et de sa pratique qui est questionnée par les autres professionnels de l’Éducation nationale. La psychologie en tant que discipline universitaire s’est structurée tout au long du 20eme siècle. Elle s’est constituée en s’émancipant de la tutelle d’une part de la médecine et d’autre part de la philosophie, ainsi que de la psychanalyse. Ces origines restent toutefois très prégnantes dans les représentations les plus communes que les non-psychologues ont de la psychologie et des psychologues.

Cela est d’autant plus vif et présent à l’École, car les connaissances en psychologie y sont largement enseignées par des non-psychologues. Des connaissances en psychologie sont diffusées dans les sciences de l’éducation. Elles alimentent aussi les didactiques des disciplines. Elles soutiennent de nombreuses pratiques pédagogiques. Les cours de philosophie, de sciences humaines, mais également de management et d’économie-gestion contiennent de nombreuses connaissances en psychologie. Enfin, les développements récents des neurosciences cognitives et leurs applications aux problématiques d’apprentissages, de motivation, mais aussi de bien être sont le plus souvent diffusés dans l’École par des politiques dans lesquelles l’influence du corps médical est importante. Or les psychologues ont des pratiques et des savoirs beaucoup plus divers qui ne se résument ni à la prise en charge de la santé mentale, ni à une approche psychanalytique, ni aux neurosciences, ni aux techniques d’influence et de management.

Plus spécifiquement les PsyEN de par leur formation initiale et leur formation spécifique post concours peuvent selon les situations, les problématiques et les besoins, mobiliser des connaissances qui ont toute leur place dans l’École. Mais elles sont souvent malheureusement ignorées, voire leur utilité et leur usage sont trop souvent incompris par les non-psychologues : psychologie sociale, psychologie cognitive, psychologie développementale, psychologie de l’éducation… et psychologie de l’orientation.

CR : L’APsyEN, anciennement l’ACOF, défend depuis longtemps l’importance de l’expertise psychologique pour accompagner les jeunes dans leur orientation. Qu’en pensez-vous ? N’y a-t-il pas risque de psychologisation, voire essentialisation des rapports sociaux ? Dans le cadre de l’accompagnement individuel proposé par les PsyEN, comment tenez-vous compte de ces rapports sociaux qui participent à la construction des projets et des choix d’orientation des jeunes ?

SA : Si par « psychologisation » vous entendez que nous introduisons dans ces questions d’orientation, la complexité de l’adolescence, celle du rapport à l’École et de la réussite scolaire, celle de l’influence des pairs, plus largement des rapports sociaux, de l’émancipation et de la construction de l’identité qui est une question centrale de l’adolescence, qui peut nous en faire le reproche ? Au quotidien les parents d’adolescentes et d’adolescents, ainsi que les enseignants savent que d’une part les raisonnements, les décisions, les réactions, l’acquisition de connaissances, voire de compétences, et d’autre part leur usage pertinent par les jeunes, ne vont pas de soi. Il ne suffit pas de présenter des contenus et des méthodes pour que les adolescents se les approprient. L’information sur l’orientation, les formations, les métiers, les démarches à entreprendre, les choix à faire, les décisions à prendre, rencontrent les mêmes écueils que les apprentissages. Définitivement, il n’existe pas dans le cerveau des adolescents, une zone qui fonctionnerait spécifiquement et mystérieusement de manière rationnelle et « efficace » pour les seules questions de choix d’orientation.

CR : Que pensez-vous des réformes menées ces dernières années dans le domaine de l’orientation, notamment dans le cadre des réformes des trois voies du lycée et dans le cadre de la loi ORE ?

SA : Les réformes qui touchent les différentes voies du lycée, et la loi ORE sont les pièces d’un puzzle. Chaque pièce de ce puzzle porte sur un élément qui apparaît d’abord périphérique : l’orientation. Et c’est en touchant aux contours du métier enseignant, que ces réformes viennent finalement le transformer en profondeur. Par ailleurs, elles alimentent aussi l’expansion du privé : cours de soutien, établissements d’enseignement, organismes de formation… Dans ce puzzle la loi « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel » a transféré aux régions la mission d’information sur l’orientation. Parue en septembre 2018, cette loi était portée par le Ministère du travail. Et les régions ne cachent plus les visées adéquationnistes qui les animent. Je pense que c’est une clé importante de compréhension de ce qui est en jeu et de la vision du gouvernement actuel sur le but de l’orientation scolaire et professionnelle. Très clairement cela n’aura pas le même impact sur les élèves selon leur milieu social.

CR : Malgré les attaques récurrentes des gouvernements successifs et des conditions d’exercice du métier insatisfaisantes, et malgré l’hétérogénéité de la profession, les PsyEN donnent l’image d’une profession très soudée, capable de résister aux attaques et soucieuse de garder la main sur l’exercice du métier. En témoignent le taux de participation de la profession aux élections professionnelles ou encore des mobilisations récurrentes qui, notamment, ont empêché, à plusieurs reprises ces dernières années le transfert des CIO aux régions. D’où vient cette force collective d’après-vous ?

SA : Le collectif, c’est du vivant et cela se nourrit. Il y a tout d’abord le travail régulier et collectif en équipe dans les Centres d’information et d’Orientation auxquels nous sommes rattachés. Par ailleurs, depuis sa création en 1931, notre association, l’APSYEN, organise chaque année avec le concours de collègues au local, des Journées Nationales d’Études4 qui sont l’occasion pour plusieurs centaines de collègues de se retrouver, échanger, parler métier. Ensuite, je pense que travailler au plus près des adolescents et dans l’institution, tout en ressentant les effets et contre-effets des réformes des différents gouvernements, nous invite à penser notre métier de façon politique. Tout cela renforce le collectif, mais il n’est rien sans le réseau auquel nous appartenons, qu’il s’agisse des équipes des établissements, autant que des élèves et des parents. C’est aussi leur soutien et leur mobilisation qui ont aidé et aident encore à préserver l’existence des Centres d’information et d’Orientation et qui garantissent, à travers l’exercice de nos missions à toutes et tous, l’accès à un service public gratuit, neutre, et professionnel.