Numéro 30,  Orienter ou désorienter ?

De l’humiliation aux pensées indociles

De plus en plus jeunes, ils et elles sont sommé.es de choisir un métier relevant d’un travail d’exécution. Vécu sous le mode de l’humiliation, filles et garçons ne sont pas cependant démuni.es pour formuler l’injustice, contester la domination et développer une relative autonomie de pratique et de pensée.

Les lois d’orientation de 1989 puis de 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel prônent un individu rationnel, en mesure d’appréhender une organisation abstraite, de formuler des propositions et de se les approprier. Elles s’adossent à une rhétorique du «projet», issue du management d’entreprise. Et si les vœux de l’élève et de sa famille ne sont pas retenus par le conseil de classe, ils et elles devront faire preuve de conviction face au proviseur en motivant leurs aspirations en termes de connaissances, de capacités et d’intérêts. Au-delà du fait que les élèves les plus doté·e·s socialement comptent sur l’appui de leurs parents et sont en meilleure position pour se repérer dans un ensemble différencié et hiérarchisé de filières, l’orientation en fin de troisième, réduite à l’anticipation d’un avenir professionnel, implique une décision précoce, dès l’âge de 14 ans. L’orientation vers la voie professionnelle n’est pas le fruit du hasard, ni le fruit du mérite. À niveau scolaire comparable, selon leurs résultats scolaires, les élèves n’accèdent pas aux mêmes orientations : les élèves d’origine populaire ont une probabilité 93 % plus élevée d’être orienté·e·s en seconde professionnelle et 169 % plus élevée d’être orientés en CAP1.

Cet article s’appuie sur les résultats d’une recherche prenant le contre-pied d’une littérature sociologique et psychologique qui avance, plus ou moins explicitement, que la domination dont les apprenti.es et les élèves de lycée professionnel font l’objet annihile toute capacité d’agir. Depuis les années 60, cette jeunesse d’origine et de destinée ouvrière ou employée est d’abord décrite sous l’angle de la soumission à l’ordre dominant : celle-ci consentirait voire collaborerait à sa propre domination. C’est pour contrer ce positionnement que j’avance que les pratiques de ces jeunes témoignent d’une relative autonomie de pratique et de pensée que je théorise en termes d’indocilité2. L’indocilité, telle que je la déploie, cherche à rendre compte tout à la fois des déterminismes structurels qui pèsent lourdement sur cette jeunesse, et la façon dont cette jeunesse s’y confronte.

Je me focaliserai ici sur le premier temps de leur expérience, celle de l’orientation. Les unes et les autres sont sommé·e·s de « choisir » une orientation, de se positionner sur un diplôme (CAP ou bac pro), une spécialité (de la production ou des services) et un mode de formation (lycée professionnel [LP] ou centre de formation d’apprentis [CFA]) et de trouver, souvent par leurs propres moyens, une place auprès d’un employeur.

Le dispositif d’enquête

Les données sur lesquelles je m’appuie sont issues de deux enquêtes collectives3 menées sur différents territoires et reposant sur un même protocole articulant :

  • L’exploitation statistique de près de 3 000 questionnaires menés auprès d’élèves orientés vers des formations ultra féminisées (coiffure, esthétique, aide à la personne) ou fortement masculinisées, (mécanique automobile, les métiers du bâtiment), ou encore des formations mixtes (vente, commerce).
  • L’analyse thématique et structurale de 43 entretiens menés auprès d’élèves de LP et d’apprenti.es, systématiquement sur le temps scolaire.

L’enquête s’appuie sur la notion d’injustice qui s’avère précieuse – et bien plus que celle de discriminations – pour mettre au jour l’expérience des inégalités. Évoquer l’injustice implique des argumentations conduisant apprenti.es et élèves de LP à surplomber leur situation et à discuter de leur condition. Enfin, protester contre l’injustice, c’est dévoiler ce que justice veut dire. C’est donc aussi penser les possibles qui pourraient ou qui auraient pu advenir.

Le vécu de l’humiliation, une expérience partagée

L’examen des rapports à l’orientation souligne d’abord leur évolution et leur diversité dans les rapports entretenus à l’école, au travail et au métier. J’ai construit une typologie présentant l’intérêt de rompre avec l’illusion sociologique de l’homogénéité des classes et des cultures populaires, organisée en quatre groupes : « quitter l’école, une obligation » ; « quitter l’école pour mieux y retourner » ; « quitter l’école pour réussir sa vie » ; « quitter l’école, une aspiration ». Cette typologie dessine des configurations qui renseignent sur la façon dont les élèves orienté·e·s vivent l’orientation, analysent les contraintes objectives et tentent de les infléchir.

Elle éclaire également des dynamiques qui traversent les quatre groupes, notamment l’idée que l’entrée dans la formation ouvrière et employée ne s’oppose ni au travail ni à l’école. Contrairement aux « gars » étudiés par Paul Willis4, les jeunes interrogé·e·s ne développent pas de « culture anti-école ». Dans le cadre d’une conversion des familles populaires à la prolongation des études et de l’attachement au diplôme du baccalauréat, le bac professionnel en trois ans peut être perçu comme une issue honorable. L’entrée en formation professionnelle constitue pour ces jeunes un compromis : elle permet de réunir dans un même espace-temps la nécessité de l’expérience au travail, de l’obtention d’un diplôme et de l’accès à l’enseignement supérieur, mais aussi de l’acquisition d’un métier. Ce dernier euphémise la domination scolaire, il fait contrepoids et neutralise la hiérarchie des diplômes : l’acquisition d’un métier constitue souvent pour les classes populaires un des principaux outils d’émancipation. Et c’est justement parce que les jeunes enquêté·e·s ne s’adossent pas (ou plus) à une « culture anti- école » que l’orientation vers la voie professionnelle est vécue sous le mode de l’humiliation.

Pour décrire leur orientation, la manière dont ils et elles la vivent, la perçoivent et la jugent, les jeunes expriment une expérience commune, celle de l’humiliation qui, entendue comme mépris de classe, produit une honte de soi. Le vécu de l’humiliation est une expérience scolaire ordinaire5 et ce sont les élèves en difficulté scolaire qui en font le plus souvent les frais6. Mais contrairement aux formes d’humiliations pratiquées en classe, celle produite par la décision d’orientation est d’autant moins discutable qu’elle est présentée comme légitime et réglementaire. L’orientation vers l’enseignement professionnel est justifiée par la division sociale du travail et la séparation entre travail manuel et travail intellectuel. La décision d’orientation se fonde sur les notes, elle est le fruit d’un jugement collectif discuté et élaboré dans un cadre institutionnel, celui du conseil de classe. Dans un contexte où les passerelles entre les différentes filières sont quasiment inexistantes, la décision d’orientation produit une exclusion définitive particulièrement stigmatisante qui désigne l’élève comme « différent·e » : « Le truc c’est que cela faisait mal. Cela voulait dire que moi, j’étais comme ces personnes en difficulté. Moi, dans ma tête moi, je pensais que je n’étais pas du tout en difficulté, que j’étais normale. (…) Pour moi, mon regard c’était que j’étais en difficulté, c’est une honte, quoi. » (Patricia, Bac pro mécanique automobile, père électricien et mère agent de service en maternelle).

Les réformes dites de démocratisation scolaire, en énonçant que le mérite l’emporte sur les origines, ont eu pour conséquence de rendre chacun responsable de ses réussites comme de ses échecs, de pénaliser et de stigmatiser encore davantage les jeunes orienté·e·s, renvoyant l’orientation scolaire et professionnelle non plus à une affaire collective marquée par l’origine sociale mais à un échec personnel. Néanmoins, en conclure que les élèves intériorisent passivement les verdicts scolaires serait réducteur. En effet, ce vécu de l’humiliation se cristallise progressivement en sentiment d’injustice.

Penser l’injustice sociale

L’analyse du discours permet de repérer un glissement : alors qu’ils et elles se jugeaient comme « pas normaux », c’est progressivement leur condition qu’ils et elles jugent, discutent et remettent en cause lors de l’entretien. Cette transformation du regard sur leur condition est à mettre en relation avec l’idée que leurs propos sont rétrospectifs. Depuis l’orientation ils et elles ont été confronté·e·s à de nouvelles expériences, telles que la recherche d’une place en entreprise, la découverte des établissements et des situations de travail en entreprise. L’approche processuelle retenue permet de restituer l’enchaînement des différents sas de sélection et la manière dont ces jeunes construisent des pensées indociles, corrélativement à l’intensification d’un sentiment d’injustice.

En effet, la moitié de la population enquêtée, apprenti.es et élèves de LP, formule avoir été confrontée à des injustices, et l’orientation arrive en première place des citations (42%).. Non seulement ils et elles discutent des jugements professoraux, mais filles et garçons déconstruisent les discours qui les sous-tendent. Les élèves repèrent le double discours consistant à valoriser l’enseignement professionnel tout en persuadant les meilleurs élèves que l’orientation vers l’enseignement général va de soi : « Pendant toute l’année les profs nous disent qu’il n’y a pas de sot métier n’empêche qu’ils rabâchent que si on n’a pas les résultats on ne restera pas et au final ce sont les nuls qu’ils font dégager en pro » (Olivier, Bac pro bâtiment, père au chômage, mère employée des impôts).

Ce double discours concerne également les normes de genre. Nombreuses sont les filles à s’y heurter, mais, loin de s’y conformer aveuglément, elles les repèrent et les discutent. Progressivement, elles découvrent l’importance de la division sexuée des espaces, des savoirs et des métiers et disent combien les conseils apportés tendent à les enfermer dans une offre de formation genrée : « Parce que mon prof il m’a donné des fiches pour que je regarde l’esthétique. Et moi je ne regardais pas. Il m’a dit ‘si regarde ‘ il y a des soins du visage et tout et tout’. En fait, c’est un truc de beauté. Il disait que ça allait avec moi en fait. [C’est-à-dire ?] Il se disait que j’étais faite pour ça quoi » (Exaucée CAP Esthétique, père chauffeur-livreur et mère sans emploi).

C’est ainsi que la très grande majorité des jeunes disent et critiquent l’injonction à choisir. Se comparant aux élèves de l’enseignement général, ils et elles disent l’injustice qui consiste à ce que l’école ne leur accorde pas à « eux » la possibilité de se chercher, d’hésiter, de se tromper ou de changer d’avis : « Donc moi je trouve ça pas normal parce qu’à nous, on ne nous laisse pas le temps de choisir. » (Clara, Bac pro Services à la collectivité, père cadre administratif et mère assistante maternelle). L’institution scolaire, précisent-elles, ne leur a pas accordé, le « luxe » de prolonger leur jeunesse.
L’emprunt d’un lexique centré sur le ressenti de la souffrance, du mépris, de l’humiliation ou de la rage permet de donner forme à l’intensification d’un sentiment d’injustice. Les discriminations vécues fonctionnent comme un véritable rappel à l’ordre social tandis que la répétition de ces situations contribue à ce que les expériences antérieures – dont les appréciations formulées dans l’enceinte scolaire – soient réinterprétées comme un traitement injuste.

* * *

Filles et garçons désignent la décision d’orientation vers la voie professionnelle comme la plus importante expérience d’injustice. Vécue sur le mode de l’humiliation, ils et elles expriment le sentiment d’être hors-jeu, mais filles et garçons pensent l’injustice sociale et contestent la domination. Certes la marge de manœuvre est limitée mais elle sera progressivement rendue possible par la prise de conscience des déterminations sociales, et par la possibilité, lors des premiers temps de formation, de faire « communauté d’espérience ». Loin de participer à leur propre domination, les jeunes interrogé·e·s discutent les hiérarchies scolaires et professionnelles et déconstruisent les évidences du sens commun. Incontestablement, ils et elles déploient une autonomie de pensée.

Prisca Kergoat
Directrice du CERTOP
(Centre d’Études et de Recherches Travail Organisation Pouvoir)
Professeure des Universités en sociologie

Notes

  1. Nina Guyon, Elise Huillery, « Choix d’orientation et origine sociale : mesurer et comprendre l’autocensure scolaire », rapport Sciences Po et LIEPP, 2014. En ligne : https://www.sciencespo.fr/liepp/sites/sciencespo.fr.liepp/files/Rapport-LIEPP-3_AUTOCENSURE_logosPartenaires_0.pdf ↩︎
  2. Kergoat Prisca, De l’indocilité des jeunesses populaires. Apprenti.es et élèves de lycée professionnel, La Dispute, 2022. ↩︎
  3. Enquêtes dont j’ai porté la responsabilité et financées par le Ministère de l’Education nationale, le Ministère de la jeunesse et l’INJEP. ↩︎
  4. Paul Willis, L’École des ouvriers. Comment les enfants d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers, Agone, Marseille, 2011 [1981]. ↩︎
  5. François Dubet, Les Lycéens, Seuil, « L’Épreuve des faits », Paris, 1991. ↩︎
  6. Pierre Merle, L’Élève humilié. L’école un espace de non-droit, PUF, Éducation et formation, Paris, 2005. ↩︎