Catherine Remermier,  Éduquer à l'anthropocène,  Numéro 27

Se projeter dans l’avenir aujourd’hui ? Une histoire de transmission

La question de l’incertitude des adolescents face à l’avenir n’est pas nouvelle, mais aujourd’hui, le contexte environnemental et sanitaire vient peser un peu plus sur cette anticipation par les jeunes de leur place dans le monde. Cette période particulière donne encore davantage de responsabilités à l’École pour aider les jeunes à franchir cette étape développementale majeure et aller vers plus d’autonomie et d’émancipation.

L’impact de la crise sanitaire et des désordres climatiques sur l’état psychologique des jeunes

Aider les jeunes à surmonter leurs doutes et à se projeter dans l’avenir est au cœur des métiers de l’Éducation, en particulier de celui des Psychologues de l’Éducation nationale (PsyEN) qui savent combien le genre et l’origine sociale peuvent constituer des freins puissants à la liberté d’imaginer son futur. Les adultes sont donc attendus pour leurs capacités à montrer que vivre, travailler, tenir sa place avec les autres et dans le monde peut valoir le coup.

Or, d’après une enquête de « Santé publique France » réalisée en août 2020[1]Enquêtes COVI-Prev : https://www.santepubliquefrance.fr/etudes-et-enquetes/coviprev-une-enquete-pour-suivre-l-evolution-des-comportements-et-de-la-sante-mentale-pendant-l-epidemie-de-covid-19., les adultes se montrent plus inquiets, perçoivent leur vie plus négativement, sont plus nombreux à se déclarer anxieux que les années précédentes. On peut raisonnablement penser que ce désarroi n’est pas sans effet sur la situation psychologique des adolescent·e·s qui justement sont en recherche de repères, de cadres, de ressources pour avoir envie de grandir.

L’état des lieux hebdomadaire, réalisé par « Santé publique France » à partir des passages aux urgences et des appels à SOS médecins montre une augmentation des consultations pour gestes et idées suicidaires, surtout pour les 11-17 ans et particulièrement les adolescent·e·s du niveau du collège[2]Étude santé publique France : https://www.santepubliquefrance.fr/les-actualites/2022/sante-mentale-des-enfants-et-adolescents-un-suivi-renforce-et-une-prevention-sur-mesure..

Une étude plus spécifique menée auprès d’un public de 9 à16 ans[3]Confeado enquête réalisée par hôpital Avicennes et l’université sorbonne Paris Nord publiée en mai 2021 sur le vécu du confinement chez les enfants et adolescents., au sujet des effets du premier confinement met en évidence un impact important des conditions de vie difficiles et de l’isolement social sur le mal être des jeunes. Les filles sont également plus touchées que les garçons.

Le confinement a évidemment réduit les possibilités d’exploration du monde social et de recherche de nouvelles figures significatives auxquelles emprunter, même si la fréquentation des réseaux sociaux peut donner l’illusion d’y avoir accès. Mais les pédopsychiatres signalent que ce phénomène n’est pas uniquement à relier à la covid-19 car ils étaient déjà manifestes avant la pandémie.

L’effet psychologique des désordres climatiques

Bien qu’il n’y ait pas de réel consensus sur la définition de l’éco-anxiété, de nombreux médecins et psychiatres s’en préoccupent. Alice Desbiolles, médecin épidémiologiste, la définit comme « l’inquiétude anticipatrice que peuvent provoquer les différents scenarii établis par des scientifiques, comme ceux du Groupe Intergouvernemental d’Experts sur l’Évolution du Climat (GIEC) sur la viabilité de la planète dans les années à venir[4]Alice Desbiolles. « Vivre sereinement dans un monde abîmé » cité par E. Fougier, Éco-anxiété : analyse d’une angoisse contemporaine, Fondation Jean Jaurès, 2021. URL : https://www.jean-jaures.org/publication/eco-anxiete-analyse-dune-angoisse-contemporaine/ ». Elle inclut les épisodes climatiques extrêmes, les menaces contre la biodiversité et les catastrophes environnementales.

Une étude consacrée à l’éco-anxiété des jeunes publiée dans « The Lancet » a fait l’objet d’une grande diffusion tant ses résultats sont préoccupants[5]Étude menée par des chercheurs d’universités britanniques, américaines et finlandaise, à partir d’un sondage réalisé entre mai et juin, auprès de 10 000 jeunes âgés de 16 à 25 ans dans dix pays, du Nord comme du Sud (Australie, Brésil, Etats-Unis, Finlande, France, Inde, Nigeria, Philippines, Portugal et Royaume-Uni) et publiée le 5 septembre 2021. Cette étude est basée sur une enquête réalisée dans dix pays auprès de 10 000 jeunes de seize à vingt-cinq ans. Elle révèle notamment que, pour 74 % des jeunes français-es interrogé·e·s, l’avenir est jugé effrayant.

77 % d’entre eux-elles, considèrent qu’on a échoué à prendre soin de la planète et ce constat suscite un sentiment d’impuissance et de colère.

Pour autant, les phénomènes d’éco-anxiété ne peuvent être classés dans le registre de la pathologie, même s’ils doivent être pris au sérieux car ils provoquent des troubles bien réels. Une enquête réalisée lors des manifestations pour le climat d’octobre 2018 et de janvier 2019, par « Quantité critique[6]Reporterre : https://reporterre.net/spip.php?page=memeauteur&auteur=Quantit%C3%A9+critique » montre que la jeunesse n’est pas touchée de manière homogène. Entre les étudiant·e·s de grandes écoles, qui refusent de travailler pour des entreprises non vertueuses, les lycéen·ne·s participant aux grèves scolaires du vendredi et les jeunes des milieux populaires, moins présent·e·s dans ces manifestations, comment apprécier l’importance des effets de ces craintes sur l’état psychologique de la jeunesse et sa capacité à se projeter dans l’avenir ? Bien d’autres préoccupations quotidiennes, liées à la précarité des conditions de vie, viennent occuper l’esprit de nombre d’entre eux-elles.

Anne-Sophie Gousse-Lessard et Félix Lebrun[7]Anne-Sophie Gousse-Lessard et Félix Lebrun, Regards croisés sur l’éco-anxiété. Perspectives psychologiques, sociales et éducationnelle, Éducation relative à l’environnement, vol 17(1), 2022 dans un article recensant diverses études sur l’éco-anxiété soulignent qu’il n’y a pas de lien direct établi entre préoccupation environnementale et envie de s’impliquer. Ils font l’hypothèse qu’il pourrait s’agir, non pas d’un signe de déni ou d’une indifférence, mais plutôt d’un sentiment d’impuissance ou de découragement. Attitude qu’on peut comprendre devant l’ampleur des transformations à opérer, non seulement pour lutter contre le dérèglement climatique mais pour changer de paradigme économique et aller vers la mise en œuvre d’une transition écologique et de davantage de justice sociale.

Qu’attendent les jeunes de la part des adultes ?

Alors qu’aux périodes précédentes, l’enfant pouvait s’appuyer sur le groupe de pairs grâce aux relations interpersonnelles qu’il pouvait développer, à l’adolescence, la personne et l’entourage sont vus au travers des rapports sociaux. « L’identification ne concerne donc pas seulement l’être personnel mais l’être social de l’adulte » (Le Guillant, 1984[8]Louis Le Guillant, Jeunes « difficiles » ou temps difficiles. Quelle psychologie pour notre temps, Eres, 1984, p. 277). L’identification de l’adolescent·e aux adultes est partielle et non globale. « Cet emprunt se faisant d’ailleurs sur des figures ou des personnages présentant – parfois à tort – comme résolues, les contradictions qui travaillent l’intransigeance identificatoire du jeune[9]Yves Clot, « À l’école de l’adolescence », in Je / Sur l’individualité, Ed Messidor 1987 p 96 » (Clot 1987).

Or, les transformations importantes dans les modes de vie, les manières de « faire famille », la place du numérique et l’incertitude croissante du futur génèrent un certain désarroi chez les adultes, qui se sentent désemparés et parfois plus inquiets encore que leurs enfants. Le problème de la communication entre générations a donc pris de l’ampleur. Quelles rencontres réelles les adolescent·e·s peuvent-ils-elles faire avec des adultes qui aient quelque chose à leur dire sur l’intérêt de grandir, quelque chose à leur transmettre ? Comment susciter et répondre à leur curiosité ? Comment les aider à percevoir, l’inédit et l’imprévu non comme une menace mais comme une occasion de découverte ? Quelle envie leur donner d’investir ce monde futur pour y apporter leur part de singularité et de création ?

Ces questions concernent tous les éducateurs. Comment faire en sorte que les adolescent·e·s puissent s’inscrire dans la chaîne des générations, en découvrant les problèmes que les hommes et les femmes ont eu à résoudre et s’approprient les acquis culturels, scientifiques et techniques de l’humanité ? (Brossard 2004[10]Michel Brossard, Vygotski. Lectures et perspectives de recherches en éducation, Presses Universitaires du Septentrion, 2004). Cette perspective doit d’abord mobiliser les concepteurs des programmes et les enseignants par le lien qu’ils peuvent souligner entre les enseignements et les questions théoriques et pratiques qu’il a fallu résoudre et donner ainsi un autre sens aux tâches scolaires.

Mais les psychologues de l’Éducation nationale sont aussi particulièrement concernés, car chargés d’accompagner les élèves dans l’élaboration de leurs projets et dans la découverte des métiers. Ils peuvent par des dispositifs adaptés, donner à voir l’implication subjective des professionnels, de tous niveaux de qualification, pour réaliser un « travail bien fait », conforme à ce qu’ils considèrent, personnellement mais aussi collectivement comme des critères de qualité de leur travail. Les études menées en psychologie du travail (Clot 2010, 2014, 2021) montrent que cette volonté se heurte bien souvent à des prescriptions, ignorant délibérément l’expertise de ceux qui travaillent, au risque de mettre en jeu la santé de la population ou de provoquer des catastrophes environnementales (Clot, 2012 ; Bonnemain, 2022[11]Yves Clot, « Le travail soigné ressort pour une nouvelle entreprise », La nouvelle revue du travail, 2012(1). DOI : https://doi.org/10.4000/nrt.108 ; Antoine Bonnemain, « Travail bien fait, pouvoir d’agir et “écologie du travail”, Activités [En ligne], 19-2, 2022. URL : http://journals.openedition.org/activites/7509). De nombreux exemples dans le secteur agro-alimentaire sont venus récemment le confirmer.

Il ne s’agit pas de minorer la difficulté des conditions de travail (Gollac &Clot 2014 ; Linhart 2021) ni de passer sous silence le mouvement qui conduit à « repousser le travail parce qu’il est devenu repoussant » (Yvon & Clot 2012).

Il n’empêche que l’activité de travail convoque le sujet tout entier, le met à l’épreuve non seulement dans la réalisation de la tâche mais dans la confrontation aux conflits et aux dilemmes auxquels il est nécessairement confronté en l’accomplissant. Il exige une implication qui permet de se reconnaître dans ce qu’on fait mais peut aussi se retourner contre le professionnel s’il ne peut jamais déployer son activité comme il l’entend. « Travailler c’est jongler de plus en plus avec le juste et l’injuste, le bien et le mal et résoudre les problèmes de conscience présent dans chaque geste concret. » (Clot 2012)

Le lien avec les préoccupations environnementales est évident. 300 salariés d’Amazon, n’ont pas hésité à braver le règlement intérieur imposant l’autorisation de la hiérarchie pour s’exprimer sur l’entreprise et le risque de licenciement, pour dénoncer l’impact environnemental catastrophique de cette entreprise.

« C’est le développement du professionnalisme qui protège la santé des uns et des autres car la qualité du travail sacrifiée devient un poison social et subjectif, individuel et collectif qui diffuse dans la société. Le professionnalisme devient une valeur civique ». (Clot 2021, p 169).

Faire prendre conscience aux adolescent·e·s que les adultes ont cette responsabilité et que leur propre contribution, originale, personnelle et collective au devenir des activités humaines est attendue, peut constituer un moteur de leur développement. « C’est par l’appropriation du sens, de la structure et de la finalité des activités humaines que l’élève s’ouvre sur son avenir » (Ouvrier-Bonnaz, 2010[12]Régis Ouvrier-Bonnaz, « Culture, orientation et didactique : quels concepts pour quelles activités en milieu scolaire ? », Actes du colloque international de l’INETOP-CNAM : L’accompagnement à l’orientation aux différents âges de la vie. Quels modèles, quels dispositifs et pratiques ? 17-19 mars 2010).

Actuellement, les activités d’information sur les formations et les métiers sont reprises en main par les branches professionnelles ou déléguées à des associations largement financées par les régions ou le ministère de l’Éducation nationale. Force est de constater que leurs interventions, loin de permettre aux adolescent·e·s de mesurer l’ampleur de la mobilisation subjective et de la responsabilité sociale que les activités professionnelles nécessitent, visent plutôt à présenter les métiers d’une manière à la fois désincarnée et séductrice qui passe complètement à côté des enjeux psychologiques et sociaux de cette découverte.

Il y a un enjeu social à permettre aux professionnels, quel que soit leur métier, de se faire entendre pour que les dérives ou dysfonctionnements constatés soient corrigés à temps et que les finalités de la conception, de la production, des services et de la recherche soient réorientées dans le sens de l’intérêt général. Mais il y a aussi un enjeu psychologique à offrir à la nouvelle génération des repères identificatoires, des exemples qui montrent que l’on peut aussi promouvoir ces valeurs et développer son pouvoir d’agir dans son milieu du travail.

Catherine Remermier
Ex-secrétaire nationale des conseillers d’orientation- psychologues
et directeurs et directrices de CIO au SNES-FSU
Membre du secteur métiers du SNES-FSU et de l’équipe de psychologie du travail et clinique de l’activité CRTD CNAM

Bibliographie

Je/ Sur l’individualité, collectif Messidor Éditions sociales, 1987

Yves Clot, Le travail à cœur, La découverte 2010

Michel Gollac, Yves Clot, Le travail peut- il devenir supportable ? Armand Colin, 2014

Yves Clot, Jean-Yves Bonnefond, Antoine Bonnemain, Mylène Zytoun, Le prix du travail bien fait. La coopération conflictuelle dans les organisations, La Découverte, 2021

Danièle Linhart, L’insoutenable subordination des salariés, Érès 2021

Notes[+]