Lucien Sève et l'éducation,  Numéro 21,  Paul Devin

Entretien avec Paul Devin | Ce jour-là, bien des choses changeront

Paul Devin est secrétaire général du SNPI-FSU et président de l’Institut de recherche de la FSU. Il est également membre du Comité de rédaction de Carnets Rouges.

Je ne sais plus par quel conseil ou par quel hasard, je me suis retrouvé devant le texte[1]Sève, L., Les « dons » n’existent pas, L’école et la nation, octobre 1964 que Lucien Sève avait écrit dans l’École et la Nation où il affirme que les « dons » n’existent pas. J’ai seulement le souvenir que sa lecture fut essentielle pour l’enseignant peu expérimenté que j’étais.

Je fais partie d’une génération dont la formation intellectuelle a été marquée par la sociologie critique et qui en a acquis la conviction que l’école ne cesse de vouloir naturaliser l’échec alors qu’elle privilégie des codes sociaux et linguistiques qui n’assurent que la réussite de ceux qui les possèdent déjà du fait de leur origine sociale. De ce fait, l’affirmation que les dons étaient une construction destinée à perpétuer les inégalités sociales, en cherchant à les justifier par des fondements naturels, n’eut pas, alors que je lisais ce texte plus de vingt ans après sa sortie, le même effet sur moi qu’il avait pu avoir sur les lecteurs le découvrant en 1964. Mais, par contre, ce texte contenait une affirmation dont Lucien Sève, lui-même, disait que c’était la raison la plus déterminante pour affirmer que les dons n’existaient pas : « La raison la plus profonde pour laquelle l’intelligence ne peut absolument pas être « donnée  », c’est qu’elle est une activité sociale. […] Quand on a compris que l’intelligence humaine, produit de l’activité sociale, est en elle-même une activité sociale, on comprend de même coup que cela n’a aucun sens de parler de « don » à son propos  ». Lucien Sève voyait le fondement de cette affirmation dans la sixième thèse sur Feuerbach[2]Marx, K., Écrits philosophiques, textes choisis par Lucien Sève, 2011 : « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité, c’est l’ensemble des rapports sociaux. »

Ce postulat d’une intelligence d’essence sociale nous contraignit, dans nos pratiques enseignantes, à construire une autre vision de la classe. L’activité sociale de la classe, ne devait plus constituer seulement un cadre favorable aux apprentissages et à leur motivation mais constituait l’essence même de l’activité intellectuelle des élèves.

Et si la croyance en une prédétermination biologique de l’échec scolaire n’avait plus prise sur nous, les représentations de sens commun n’en persistaient pas moins qui venaient nous offrir l’échappatoire d’une limite naturelle quand la difficulté à apprendre résistait, malgré nos volontés pédagogiques. La persistance d’une explication d’incapacité mentale, de limite intellectuelle, finissait, à des degrés divers de patience et de persévérance, par justifier le renoncement et contribuait ainsi à installer l’échec scolaire. De ce fait, l’affirmation de Lucien Sève créait, pour l’enseignant, à la fois une lourde et complexe responsabilité et une espérance immense. Mais au moins, nous étions à l’abri des illusions qui prétendent constater la réussite sur l’organisation artificielle du progrès de quelques indicateurs.

“ Ce postulat d’une intelligence d’essence sociale nous contraignit, dans nos pratiques enseignantes, à construire une autre vision de la classe. ”

La question n’était donc plus d’interroger la part du biologique et celle du social mais de considérer que l’intelligence est, par essence, une activité sociale quelle que puisse être la réalité biologique qui en est le support. D’aucuns nous pensaient idéalistes, voire idéologues, et nous accusaient de nier la réalité, pour eux évidente, de la limite des capacités. Lucien Sève n’a jamais nié que des enfants puissent avoir des difficultés particulières d’apprentissage, ni même que certaines de ces difficultés puissent s’inscrire dans une réalité biologique identifiable mais il veut rompre avec une « croyance sans fondement[3]Sève, L., Une croyance sans fondement, L’école et la nation, novembre 1962 » : celle d’une explication de l’échec scolaire par l’absence de « dons  », celle de croire que la nature déterminerait ceux qui sont « doués  » pour les études et ceux qui ne le sont pas. C’est cela que Lucien Sève affirme dès l’automne 1962[4]Sève, L., ibidem : « Tout cerveau est apte, au départ, à acquérir les connaissances et à effectuer les opérations mentales les plus complexes  ». La vigueur des réactions face à de telles affirmations, y compris dans sa propre famille politique, l’avait conduit à la publication d’un nouvel article en juin 1963 qui condamne à nouveau la croyance en « une prédisposition intellectuelle d’essence biologique et héréditaire »[5]Sève, L., Les « dons » intellectuels : nouvelles réflexions, L’école et la nation, juin 1963 et explique qu’une telle affirmation ne suppose en rien l’égalitarisme et l’uniformité mais, au contraire, « justifie la revendication d’une école adaptée à la diversité des individus  ».

L’idée d’une école dont la mission égalitaire était de développer l’intelligence de toutes et tous n’était pas nouvelle. Dans le texte qu’il adressait aux instituteurs et aux institutrices, dans la Dépêche du 15 janvier 1888[6]Jaurès, J., De l’Éducation, édition établie par Madeleine Réberioux Guy Dreux, Christian Laval, octobre 2012, p. 149, Jean Jaurès portait, avec un grand optimisme, une telle ambition et l’article se terminait sur ses perspectives de transformation sociale : « Dans chaque intelligence, il y aura un sommet et, ce jour-là, bien des choses changeront. » Mais l’expression d’un espoir égalitaire, dans bien des textes progressistes du XIXème et XXème siècle, n’avait pourtant pas suffi à écarter une vision d’inégalité naturelle des intelligences comme modèle d’interprétation de la difficulté scolaire. Certains la reproduisaient insidieusement en défendant une égalité des chances, justement basée sur la promotion d’une exception naturelle permettant des réussites exceptionnelles à quelques enfants des milieux populaires. Et l’épanouissement, que le discours éducatif libéral ne cesse de mettre au cœur de ses discours, est généralement évoqué dans les termes du développement de qualités intrinsèques, de prédispositions naturelles. Et « dans ces conditions, nous disait Lucien Sève, les échecs scolaires, bien loin d’être une surprise de la nature, sont précisément le résultat social cherché »[7]Sève, L., Les dons n’existent toujours pas ! GFEN, 2009, p.31.

Cinquante ans plus tard, Lucien Sève défend à nouveau une intelligence du « dehors social  » et non du « dedans biologique  » que ce soit pour dénoncer le recours néolibéral à l’innéisme[8]Sève, L., Destins scolaires, science du cerveau et néolibéralisme, Carnets rouges n°5, novembre 2015 : ou les impasses des neurosciences cognitives[9]Sève, L., Apprendre n’est pas ce qu’une certaine neuroscience cognitive nous raconte, Carnets Rouges n°17, octobre 2019. Il nous rappelle que ce qui a fait l’évolution des capacités humaines est une mutation historique et non pas biologique et que « le cœur de cette mutation est l’objectivation rapidement cumulative de néofonctions psychiques dont la base n’est plus donnée au-dedans de l’organisme mais formée au-dehors dans le monde social  ».

Plus que jamais, ces propos doivent constituer une des interrogations majeures de l’enseignant. Les volontés néolibérales renforcent les inégalités scolaires et sous des pudeurs égalitaires consacrent la seule réussite des élites. Nous sommes désormais habitués à des discours qui ne cessent d’affirmer « la réussite de tous  » sans jamais vouloir engager une politique éducative capable de porter une véritable ambition égalitaire. Dans un tel contexte, ce que nous propose Lucien Sève construit une nécessaire exigence politique du métier enseignant. Car, s’il nous manque cruellement l’ambition et les moyens d’un projet politique éducatif capable d’égalité, un tel projet ne nécessiterait pas moins de se traduire, au quotidien, dans des pratiques enseignantes débarrassées du préjugé des dons et des inégalités naturelles. Et ce jour-là, disait Jaurès, bien des choses changeront !

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