Lucien Sève,  Numéro 17,  Politique néolibérale et rhétorique de la réforme

Apprendre n’est pas ce qu’une certaine neuroscience cognitive nous raconte

Donc, l’école publique française n’a pas seulement la chance d’avoir pour ministre la plus médiatique des personnalités, elle a aussi pour penseur pédagogique en chef le plus titré des neuroscientifiques, premier disciple de Jean-Pierre Changeux qui fonda naguère la science française de l’homme neuronal – Stanislas Dehaene. Lequel a entrepris de nous apprendre ce que veut dire apprendre[1]Stanislas Dehaene, Apprendre ! Les talents du cerveau, le défi des machines, Odile Jacob, septembre 2018. Cf. aussi Stanislas Dehaene, Yann Le Cun, Jacques Girardon, La plus belle histoire de l’intelligence, Robet Laffont, 2018.. Et bien qu’il soit hardi de ramener à un bref article en noir le contenu érudit d’un gros ouvrage bourré d’imagerie cérébrale en couleurs, prenons le risque.

Disons qu’en somme la leçon générale qui s’en dégage est simple : le bébé de l’espèce Homo sapiens naît avec un cerveau où ont déjà été inscrites par l’évolution biologique non seulement bien des connaissances mais les fonctions psychiques humaines de base, le rôle de l’environnement, bien que considérable, n’étant cependant que de «raffiner ces compétences précoces» (p. 25) selon la logique de l’adaptation sélective théorisée par Changeux. Ainsi le bébé japonais n’a-t-il pas besoin d’apprendre à émettre les sons l ou r, il le fait de lui-même, mais comme la langue japonaise ne comporte pas ces phonèmes, l’aptitude à les prononcer sera inhibée chez l’adulte. Ce condensé ne dit pas tout – j’y reviendrai –, mais l’essentiel. Et l’essentiel, science pointue à l’appui, serait que, selon une claire formule de Jean-Pierre Changeux reprise par Stanislas Dehaene (p. 65), «apprendre c’est éliminer», tant on en sait d’avance. Nos fonctions psychiques viennent avant tout du dedans, inscrites en masse au départ dans notre cerveau par «des millions d’années» d’évolution biologique (p. 64, 98, 200), «préexistant à tout apprentissage» (p. 96), de sorte que «s’éduquer c’est recycler son cerveau» (p. 176) en fonction de ce que lui propose ou impose l’environnement. On devine que toute une pédagogie est déjà impliquée par là.

On est reconnaissant à l’auteur de mettre à notre portée son grand savoir – particulièrement sur les aptitudes remarquables des bébés humains. Mais pour être bref, venons-en d’emblée à ce qui laisse très perplexe. Que le bébé ait dès la naissance ne serait-ce que la base de fonctions pratiques aussi complexes que la maîtrise d’un monde d’objets techniques et de rapports sociaux ou de capacités psychiques supérieures comme l’attention volontaire ou la pensée conceptuelle est parfaitement insoutenable[2]Même des gestes apparemment simples de préhension sont des constructions sociales complexes, comme le montre par exemple Wilfried Lignier dans Prendre – Naissance d’une pratique sociale élémentaire, Seuil, 2019.. L’acquisition de ces maîtrises exige autrement plus qu’un simple apprentissage éliminatoire, nulle recherche de laboratoire n’est nécessaire pour l’établir, et on est assez stupéfait que Stanislas Dehaene soit muet à ce sujet. Mais il y a plus grave. Car ces fonctions supérieures sont notoirement des conquêtes humaines datant non pas de «millions d’années» mais des tout derniers millénaires. Nous expliquera-t-on comment leurs bases neurales auraient néanmoins pu en ce laps de temps biologiquement infime s’inscrire dans le génome humain, qui plus est avec leur extrême variabilité selon les cultures ? Parlons crûment: il y a là une béance criante dans le discours scientifique qui nous est tenu. Cette objection majeure ne peut être ignorée de Stanislas Dehaene non plus que de Jean-Pierre Changeux[3]Ce qui m’autorise à le dire à propos du dernier cité est que nous avons été collègues, et échangé plus d’une fois à ce propos, au Comité consultatif national d’éthique durant les six années où il en a été le président. J’ai discuté ses vues dans mon livre Penser avec Marx aujourd’hui, t. III, «La philosophie»?, La Dispute, 2014, notamment p. 395-402.. Je constate qu’à ce jour il n’y a pas été répondu. Curieux savoir scientifique qui ignore tranquillement une aussi grave objection.

“ Le cœur de cette mutation est l’objectivation rapidement cumulative de néofonctions psychiques dont la base n’est plus donnée au-dedans de l’organisme mais formée au-dehors dans le monde social. ”

A cette remarque déjà sévère il faut en ajouter une autre de plus grande taille encore. Comme à peu près tous les neuroscientistes, Stanislas Dehaene ne connaît que deux concepts pour parler de l’homme aussi bien que de l’animal : espèce – nous sommes des Homo sapiens – et environnement – tout l’extracorporel en son énorme disparité est fourré sous cette seule et unique rubrique. Or l’utilisation rituelle de ce langage pour penser les faits humains trahit une incompréhension majeure de ce qui nous différencie en profondeur. Quelques millénaires d’histoire ont fait de cette espèce animale qu’est au départ l’humanité tout autre chose qu’une espèce animale : le genre humain. Mutation capitale d’ordre non pas biologique mais historique, car l’immense développement des capacités humaines depuis le néolithique s’est fait à base biologique inchangée, ce qui invalide toute réduction explicative au génétique. Qu’est-ce donc qui a tout changé ? Marx le premier l’a entrevu : l’humanité seule produit à énorme échelle ses moyens de subsistance, et par là se produit elle-même en s’élevant très loin au-dessus de son animalité native. Le cœur de cette mutation est l’objectivation rapidement cumulative de néofonctions psychiques dont la base n’est plus donnée au-dedans de l’organisme mais formée au-dehors dans le monde social. Exemple-type : les langues, dont le siège n’est pas le cerveau mais le monde des locuteurs, leur existence étant d’évidence irréductible aux capacités neurogénétiques d’apprentissage linguistique, bien entendu nécessaires mais radicalement insuffisantes pour que le petit d’homme devienne loquace – les enfants ayant grandi hors du monde humain ne parlent pas[4]C’est ce que ne parvient pas à comprendre une philosophie du langage étroitement innéiste se réclamant de Chomsky, aujourd’hui récusée par nombre de linguistes (cf. Jean-Jacques Lecercle, De l’interpellation – Sujet, langue, idéologie, Editions Amsterdam, 2019), Stanislas Dehaene semble l’ignorer.. Et avec les langues, les pratiques outillées, rapports sociaux, représentations symboliques, théories scientifiques, jugements de valeur… A l’animalité d’Homo sapiens est ainsi venue se superposer et se surimposer une immense deuxième humanité non plus organique-interne mais sociale-externe, souvent appelée d’un mot très insuffisant «la culture» et qui est en vérité le monde-de-l’humain. Confondre pareil monde avec le simple environnement d’une espèce animale constitue une faute de pensée anthropologique fabuleuse.

Qui a compris ce qui précède comprend aussi qu’apprendre, lorsqu’il s’agit de fonctions psychiques humaines supérieures, ne peut absolument pas s’expliquer comme se l’imagine la neuroscience cognitive de Stanislas Dehaene. Le passage historique du dedans organique au dehors social qui a produit les fonctions psychiques supérieures de l’humanité développée entraîne une cruciale novation homologue dans la formation de chaque individu : le monde-de-l’humain ne lui étant pas donné d’avance, il lui faut l’acquérir – apprendre, c’est infiniment plus qu’éliminer, c’est s’approprier. Exigence sans analogue animal :
le petit d’homme doit s’hominiser, faute de quoi il restera un «enfant sauvage». Et comme cette hominisation ne consiste pas dans la simple acquisition empirique de connaissances sur «l’environnement» mais dans l’intériorisation hypercomplexe de néofonctions psychiques excentrées, l’intervention instruite de l’adulte est ici de décisive importance – on entrevoit l’ampleur des conséquences pédagogiques – et politiques – de la chose. C’est ce qu’expliquait le grand psychologue Lev Vygotski dans ce maître-livre qu’est Pensée et langage[5]Lev Vygotski, Pensée et langage, La Dispute, 4e édition, 1997. – mais on le cherchera en vain dans la bibliographie massivement américaine du livre de Dehaene. Dans ses chapitres 5 et 6, Vygotski démontre expérimentalement la différence qualitative entre les «concepts quotidiens» que l’enfant peut former spontanément – par exemple celui de frère – et les concepts scientifiques – tel celui de causalité – qu’il ne peut apprendre à penser sans le guidage expérimenté de l’adulte. Cette cruciale inversion de sens dans l’acquisition des fonctions psychiques supérieures – non plus du dedans au dehors mais du dehors au-dedans – est ce qui échappe complètement à une vision neuroscientifique imperméable à ces différences capitales entre modes réels d’apprentissage cérébral, et qui fait beaucoup s’interroger sur la portée de ses acquis pour ce qui concerne le psychisme de l’être humain évolué[6]Il ne manque pas de neuroscientifiques compétents pour soulever à propos de leur propre science de très importantes questions sur lesquelles Stanislas Dehaene est muet. Cf. par exemple Fabrice Guillaume, Guy Tiberghien, Jean-Yves Baudouin, Le cerveau n’est pas ce que vous pensez, Presses Universitaires de Grenoble, 2013. Cf aussi les remarquables articles de Catherine Vidal parus dans Carnets rouges..

“ A l’animalité d’Homo sapiens est ainsi venue se superposer et se surimposer une immense deuxième humanité non plus organique-interne mais sociale-externe, souvent appelée d’un mot très insuffisant «la culture» et qui est en vérité le monde-de-l’humain. Confondre pareil monde avec le simple environnement d’une espèce animale constitue une faute de pensée anthropologique fabuleuse. ”

On commence à bien voir, je pense, l’ampleur du débat sous-jacent à cette brève lecture critique du livre de Stanislas Dehaene. Le drame de la neuroscience en sa version aujourd’hui écrasante est qu’elle se tient et se donne pour irréprochablement scientifique et matérialiste parce qu’elle récuse toute altérité métaphysique entre homme et animal comme entre pensée et cerveau – en quoi elle a entièrement raison – mais en restant aveugle aux différences abyssales qui se sont historiquement creusées avec le travail social humain et ses effets en gerbe – en quoi elle a entièrement tort[7]Que les chimpanzés sachent écorcer des branchettes pour en faire des attrape-termites prouve que l’outil est déjà en germe chez les vertébrés supérieurs. Mais on n’a jamais vu chez eux d’ateliers d’écorçage de branchettes vendant leur produit sur un marché. La formidable différence creusée par l’histoire humaine est là : le travail social, et avec lui les fonctions psychiques supérieures stockées non au fil de millions d’années dans le génome mais en peu de millénaires dans le monde social.. Cette neuroscience ne perdrait vraiment pas son temps à essayer de saisir la vue profonde de Vygotski : dans l’humanité évoluée, ce n’est pas «le cerveau» qui pense, c’est l’être humain entier, cerveau, rapports sociaux et sens de ses actes pris inséparablement ensemble[8]Pour comprendre ce point capital, lire Lev Vygotski, Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures, La Dispute, 2014.. On mesure ici quelle faute fondamentale est de réduire l’activité cérébrale humaine à un pur processus machinique, en croyant faire de la «science dure», et donc tout ce qui est à reconsidérer dans la recherche à ce sujet, comme dans l’immense entreprise de l’intelligence artificielle. Et précisément, à lire avec attention Stanislas Dehaene, on voit que c’est ce qui pourrait bien venir irrépressiblement à l’ordre du jour. Car sous l’assurance du savant on perçoit ici ou là quelque perplexité. D’un côté il tranche – sommairement, n’hésitons pas à le dire – en faveur d’un innéisme incapable de répondre à des objections majeures, allant même jusqu’à flirter avec de vieilles sottises comme le «don des langues» (p. 110) ou la «bosse des maths» (p. 188). Mais d’un autre il ne se cache pas que «laissés à eux-mêmes» les enfants parviennent mal à «découvrir les règles» (p. 248) ou que les cataloguer «pas doués» obère leurs résultats (p. 281). Ce qui trouble plus encore est que l’apprentissage humain fasse beaucoup mieux et plus vite que le deep learning, l’apprentissage «profond» des réseaux de neurones artificiels, dont les adeptes ne voient pas à quoi peut bien tenir cette flagrante supériorité (p. 313). Ne serait-ce pas par hasard que manque une dimension cardinale aux algorithmes inspirés par leur façon hémiplégique de comprendre ce que veut dire apprendre?

Le litige ici abordé n’est qu’une petite part de l’immense contentieux idéologique sous-tendant aujourd’hui l’affrontement encore bien trop timide d’un capitalisme en proie à la folie néolibérale par un peuple citoyen en quête urgente d’émancipation radicale. Qui dira le rôle détestable joué par cette multiforme idéologie qui naturalise, c’est-à-dire déshumanise tout l’humain en innocentant ses maltraitances sociales, depuis le dogme états-unien de l’individualisme méthodologique jusqu’à l’effacement de frontière entre les grands singes et nous en passant par l’innéisme à tous crins des fonctions psychiques supérieures, l’escamotage du rôle primordial de l’activité productive crédibilisant en sous-main des monstruosités comme le «coût du travail», quand le travail est la source même de toute richesse sociale, comme d’ailleurs de tout profit. Une intense bataille d’idées réhumanisant l’humain en son essence est d’urgence à engager, stimuler, enfiévrer et au bout du compte remporter. Tâche énorme, vitale, faisable si on s’y met pour de bon – le présent débat en fait éminemment partie. La neuroscience cognitive est émancipatrice pour autant qu’elle produit de vrai savoir scientifique, mais à cautionner une anthropologie indéfendablement réductrice elle tourne à la grave mystification. Fût-ce peut-être chez certains sans le bien voir, elle concourt même à faire admettre une politique scolaire désastreuse. Si vraiment le bébé humain a d’avance en lui la base de toutes les fonctions psychiques, alors on peut juger mince le rôle de l’éducateur, jusqu’à n’être guère révolté de ce qu’à l’ère Blanquer-Dehaene les très méritoires enseignant.e.s de l’école publique soient mal traités, mal payés, voire mal protégés de comportements scandaleux. En matière scolaire comme en tant d’autres, l’actuel pouvoir persiste à ignorer à quel point sa politique va à l’encontre de l’aspiration générale. L’heure est largement venue de le lui apprendre.

Lucien Sève
Philosophe

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