Lucien Sève et l'éducation,  Numéro 21,  Pascal Diard

Lucien Sève et le GFEN, et réciproquement !

Dans l’histoire du GFEN, Lucien Sève est intervenu dans nos publications à deux reprises. En 1974, il contribue à l’ouvrage : L’échec scolaire, « doué ou non doué ? »[1]Éditions Sociales, coll. Problèmes.. Son article, « Les “dons” n’existent pas », était composé de larges extraits de celui, fondateur, paru en 1964 dans L’École et la Nation[2]Revue du Parti Communiste traitant des questions d’éducation.. Puis en 2009, dans Pour en finir avec les dons, le mérite et le hasard (La Dispute) il écrivait sa contribution, non sans humour, sous le titre : « Les dons n’existent toujours pas ».

Deux ouvrages épuisés aujourd’hui, alors que la réflexion de Lucien Sève est loin de l’être, épuisée ! Et ce, sur un sujet qui continue d’être promu par une radio publique en juillet 2020[3]Un pédopsychiatre affirme sur une radio publique que les tests démontrent que l’intelligence est affaire de « don » personnel : https://www.franceinter.fr/emissions/l-ete-comme-jamais/l-ete-comme-jamais-27-juillet-2020-0, dans les canons dogmatiques d’une idéologie dominante qui, elle non plus, ne s’épuise toujours pas !

Ainsi la démarche de pensée de Lucien Sève a toujours résonné au sein de notre mouvement. Réciproquement, la bataille d’idées et les expériences autour du « Tous capables !  » amorcées dans cette même période par le GFEN ont été, sans doute, des points d’appui pratiques nourrissant la pensée de Lucien Sève sur les fondements théoriques d’une « révolution pédagogique  » ouvrant la possibilité, pour l’enfant comme pour l’adolescent, de « faire de son expérience scolaire une dimension majeure de son développement personnel  »[4]Pour en finir avec les dons (…), Op. cit., p34..

Les années 1960-1970 : une période source de bouillonnements théorique et pratique.

Quand Lucien Sève écrit, en 1964, son article contre l’idéologie des dons, le GFEN enclenche, au même moment, une série d’initiatives propres à apporter de l’eau au moulin à cette fondamentale lutte d’idées : l’expérimentation des classes du 20ème arrondissement (1962-1971) et l’expérience du Tchad (1971-1975) sont en effet en résonance dialectique avec le démontage théorique de l’idéologie des dons. C’est cette unité essentielle de l’élaboration théorique et des pratiques vécues qui a permis des transformations réelles en vue de dépasser les obstacles objectifs et structurels créant l’inégalité sociale des parcours et des conditions scolaires.

Avant d’aller plus loin, permettez-moi un rappel historique ! De 1962 à 1971, dans le populaire 20ème arrondissement de Paris, s’inventent bon nombre de pratiques, en maternelle comme en élémentaire, qui visent à transformer contenus et modalités d’apprentissage, au point que les élèves de ces écoles s’affirment au collège comme des personnes capables de poser des questions aux professeurs, de s’en poser entre eux, capables d’obtenir leur brevet sans redoublement[5]Cf GFEN : Groupe français d’éducation nouvelle | Le Groupe du XXeme et capables enfin de s’engager dans la vie de l’établissement. De 1971 à 1975, au Tchad, s’expérimentent, à l’échelle cette fois d’un pays, des pratiques de transformation dans la formation des enseignants qui contribuent, non seulement à « liquider les processus ségrégatifs et aliénateurs »[6]Bassis.H., Des maîtres pour une autre école : former ou transformer ? Casterman, Paris, mais aussi à la genèse de la démarche d’auto-socio construction du savoir. A travers ces deux expériences concrètes, s’est élaboré ainsi le passage de « les dons n’existent pas  » à « Tous capables !  », où l’objectif clairement affirmé de transformer la manière de penser l’éducation se construit dans des pratiques d’émancipation intellectuelle et sociale, pédagogique et politique.

Rappelons donc quelques idées fondamentales de l’article de 1964 qui, sous leur forme théorique, ont eu alors des échos prometteurs. D’abord, tordre le cou à l’idée que les inégalités entre individus sont de nature exclusivement biologique et, en aucune manière, socialement déterminées : « (…) la diversité des aptitudes intellectuelles n’est pas du tout la conséquence fatale de la diversité des données biologiques et (…), bien que ces données biologiques aient naturellement une certaine incidence sur le développement psychique, ce sont les conditions sociales de ce développement qui décident de tout. »[7]Art. cité, 1964.. C’est ce refus du double fatalisme biologique et sociologique qui se retrouve dans les initiatives du GFEN dans les classes des écoles Vitruve, Bretonneau et Le Vau dans le 20ème arrondissement de Paris. Ce pari lancé par Robert Gloton[8]Voir sa biographie sur le site du GFEN : http://www.gfen.asso.fr/fr/presidents_du_gfen ; c’est ce même Robert Gloton qui réussit à convaincre Henri Bassis de participer à cette expérience, alors que ce dernier était réticent à s’y engager : « Si je comprends bien, vous ne faites la révolution qu’à partir de 16h30 ! ». apportera les preuves pratiques que des enfants des classes populaires peuvent réussir massivement dans l’école – mais autrement !

Cette mise en échec de l’échec scolaire annoncé est la remarquable réussite de la visée d’émancipation évoquée plus haut ! En résonnance directe : la deuxième idée fondamentale de l’article de Lucien Sève, à savoir que « la cruelle expérience de l’échec  » vécue par l’élève trouve sa source et son fondement dans l’échec d’une école qui orchestre et structure au quotidien les inégalités de trajets scolaires au son de la mystifiante ritournelle de l’inégalité des « dons  ». Aujourd’hui encore, qui interroge l’idée du « décrochage scolaire  » alors qu’une grande majorité des élèves concernés ont, en réalité, rarement été « accrochés  » par l’école ?

S’attachant à comprendre sur le fond cette idéologie et ses avatars politiques, Lucien Sève en arrive à questionner ce qu’est l’intelligence et l’éducation. Ses formulations font mouche. Qu’on en juge : « L’intelligence, c’est un aspect de l’activité de l’homme, de sorte qu’elle ne peut être conçue comme une chose, une substance, une faculté, mais comme un rapport – un rapport entre l’individu et son monde social »[9]Art. cité, 1964. et plus loin : « Les aptitudes sont par essence le résultat d’un processus éducatif, processus qui consiste dans l’assimilation et l’appropriation du savoir pratique et théorique humain au travers d’une série d’activités sociales »[10]Idem..

C’est à ce niveau de conceptualisation que l’expérience du Tchad vécue et menée notamment par Henri et Odette Bassis[11]Y participaient aussi, déjà engagés sur le terrain du Tchad, Jean Bernardin et Michel Baraër, toujours membres du bureau national du GFEN. prend sens et signification. Sens pour les personnes qui ont participé à cette expérience de formation des maîtres tchadiens, signification sociale quand se construira, au retour en France, la démarche d’auto-socio construction des savoirs, quand sera lancé le défi éthique et politique du « Tous capables ! »[12]Témoignage d’O.Bassis : 20 ans après, lors d’une rencontre internationale des responsables de formation des pays « ex-colonisés », elle croise un des responsables tchadiens qui lui dit en aparté : « Vous savez, l’arbre que vous avez planté au début des années 70 continue de pousser ». Les processus de transformation des rapports éducatifs ne sont pas magiques (propos recueillis en novembre 2020).. La formalisation du rapport « au savoir »[13]Expression reprise des ouvrages de Bernard Charlot. – à ses contenus, et « à savoir  » – à ses apprentissages, entre alors de manière fracassante dans l’histoire du GFEN.

Parmi les racines intellectuelles travaillées par Lucien Sève, il y a bien entendu le fondamental apport de la pensée de Marx, pensée de la contradiction comme mouvement essentiel du vivant et du social, pensée des dialectiques, notamment : formes historiques de la personnalité/rapports sociaux, subjectivité/objectivité, possible/impossible. Il y a Vygotski et Léontiev qui ont ouvert des chantiers immenses sur les rapports entre pensée et langage, entre activité, sens et signification. De ces auteurs, nous donnons souvent des extraits à réfléchir dans nos stages de formations. Il y a aussi Langevin et Wallon, qui furent présidents du GFEN, auteurs et coordinateurs du plan de « refondation  » de l’école publique en 1947 que Lucien Sève cite abondamment à la fin de son article de 1964, ouvrant ainsi des perspectives tactiques à une transformation stratégique de l’école.

En définitive, articuler pédagogie, éducation et politique, en rapport avec un travail du philosophique, dans la visée de transformation de l’existant vers plus de démocratie sociale et scolaire, permet le développement « possible-réalisé  » du GFEN comme mouvement d’éducation nouvelle, et non comme « guide prescripteur des bonnes pratiques  ».

Nous nous rappelons souvent ces phrases : « Vous êtes dangereux, vous leur apprenez à penser !  » qui fut la « sentence  » politique d’un haut-fonctionnaire de l’État français pour justifier (à l’insu des autorités tchadiennes) le renvoi en France des Bassis en 1975 et « juger  » ainsi – politiquement – de leur pédagogie. De quoi mettre en relation avec cette phrase : « Vous êtes démagogique parce que vous laissez croire et espérer aux élèves de Saint-Denis qu’ils puissent aller au-delà de leurs capacités objectives !  » (substantifique moelle d’un rapport d’inspection visant un militant du GFEN en Seine-Saint-Denis au début du 21ème siècle) ou encore : « Qu’est-ce que c’est que cette méthode qui réussit aux plus mauvais ?  » (parole d’un inspecteur observant une démarche de mathématiques en élémentaire, années 1980).

Autant de citations tirées des retours de l’institution sur la mise en acte de pratiques, mises en travail au GFEN, dont l’enjeu peut être concentré en une formulation décisive, en réponse aux fatalismes sociaux : « Devenir citoyen dans le savoir »[14]Postface par O.Bassis de l’ouvrage du GFEN Île de France, S’approprier des savoirs, une aventure humaine. Pratiques en littérature, histoire, arts plastiques, poésie, science, maths…, Chronique sociale, 2016, p. 245-248 !

Début du 21ème siècle : des rebonds dynamiques.

Le nouveau siècle venait à peine de débuter que, sous l’impulsion de Jeanne Dion, au GFEN Île-de-France, nous nous engagions dans la rédaction d’un ouvrage collectif dont l’objectif avoué était de renouveler le débat théorique sur l’idéologie des dons. Transmettre aux jeunes générations militantes les contenus de cette bataille d’idées était alors une de nos visées. Et grâce à l’apport des dernières avancées scientifiques, sur l’étude du cerveau et de la formation historico-culturelle de la psychologie chère à Vygotski[15]Vygotski n’est pas cité dans l’article de 1964 car la traduction de Pensée et Langage de Françoise Sève paraît en 1985 aux Éditions Sociales. En outre, Lucien Sève fait référence, en 2009, aux travaux d’Yves Clot et de Jean-Yves Rochex, chercheurs qui ont contribué directement, eux aussi, à l’histoire du GFEN., il s’agissait aussi pour nous, non pas de refaire à l’identique « Doués, non doués ?  » mais plutôt d’enrichir une pensée théorique qui, se confrontant en permanence à la pratique, pouvait nourrir en retour nos démarches concrètes d’éducation nouvelle.

Nous sommes alors, en France, interpelés par les révoltes de 2005. Dans les milieux éducatifs et culturels, cet événement nous a obligés à réinterroger nos valeurs comme nos fondements théoriques : comment poursuivre et redynamiser notre travail qui consiste à mettre en actes dans l’enseignement, dans l’éducation, dans la formation, dans la culture le « contre-défi  » éthique et politique de l’inexistence des « dons  » ? « Tous capables !  », d’accord, mais comment singulariser ce pari collectif pour chacune et chacun ?

Lucien Sève accepte alors de reprendre, dans cet ouvrage collectif[16]Pour en finir avec les dons, le mérite et le hasard (La Dispute, 2009). Participent à l’écriture : Martine Alcorta, Elisabeth Bautier, Christine Capron, Michel Duyme, Jacques Fijalkow, Christian Laval, Catherine Malabou, Laurent Ott, Denis Paget, Hélène Romian, Jean-Louis Sagot-Duvauroux et Maryse Vaillant., « la bataille contre la sauvage croyance aux “dons” ». Et cela dans des termes renouvelés : « L’humanité (…), en produisant sa vie sociale grâce à ces médiateurs décisifs que sont l’outil et le signe, a de plus en plus accumulé ses acquis matériels et mentaux dans un monde humain extérieur aux individus – techniques, savoirs, rapports, institutions, valeurs… -, univers en développement illimité à un rythme sans rapport avec la lenteur de l’évolution naturelle, et par l’appropriation inépuisablement singulière duquel chaque petit d’Homo sapiens sapiens a à devenir psychiquement homme, à s’hominiser. Par-delà ses réflexes de base, rien n’est donné à l’être humain de ses fonctions psychiques supérieures : toutes sont des activités à acquérir, et qu’elles soient mieux ou moins bien acquises renvoie essentiellement non à une supposée nature mais à l’histoire de chaque individu dans des conditions socio-culturelles données. Croire aux « dons  », c’est donc ne rien comprendre à ce qu’est le propre de l’humanité évoluée »[17]Ibid., p.24 .

Une telle profondeur d’analyse nous a donné alors envie de dépasser en pratique, par l’invention de démarches et d’ateliers[18]GFEN Île de France, op.cit., note 14, l’offensive idéologique dominante de notre époque qui recycle les « dons  » en talents et, pire encore, en « C’est dans mon ADN !  ». Comme si la critique du « tout génétique  », en particulier pour expliquer les fonctions psychiques supérieures, n’avait pas existé ! C’est d’ailleurs un de ces apports nouveaux par rapport à 1964 que pointe Lucien Sève !

Au final, ce que nous transmet Lucien Sève dans les deux articles cités, c’est que toute visée émancipatrice passe par des processus d’appropriation, celui qui consiste à faire sien les savoirs construits par l’histoire humaine comme celui qui consiste à se faire soi dans des pratiques d’apprentissage où l’autonomie socialisée de l’individu est un possible à réaliser … à condition qu’il le décide … dans des conditions fondamentalement favorables. Cette dialectique entre le sujet qui décide d’apprendre, le collectif formé par les autres et les savoirs à comprendre, le GFEN l’a formalisée et conceptualisée en ces termes : auto-socio construction des savoirs !

A l’articulation du pédagogique, du politique, du social et du philosophique, il devient alors intéressant de ne plus se contenter d’apprendre à apprendre, mais de viser surtout à s’apprendre – soi-même et avec les autres – à comprendre le monde, ses contradictions et son histoire. Autrement dit saisir de manière dialectique, dans les savoirs, les rapports entre le comment et le pourquoi, entre les façons d’être et de faire et les raisons d’être et de faire.

Il en va du développement de nos capacités de conscientisation et de nos déterminations à agir pour transformer notre monde. Il en va de notre devenir en tant qu’humanité vivable et non plus exclusivement survivante !

Pascal Diard
Responsable national GFEN

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