Denis Paget,  Des fondamentaux pour quelle école ?,  Numéro 12

Entre fondamentaux et pensée complexe, où se trouve la bonne échelle ?

Il faut se rendre à l’évidence, si l’objectif d’aller toujours de l’avant en matière d’élévation du niveau de formation de la jeunesse de notre pays n’est pas contesté ouvertement, rares sont ceux qui en font un objectif essentiel des politiques publiques. La dernière campagne électorale a montré la faiblesse de réflexion de la plupart des partis politiques en matière d’éducation, le faible rôle accordé à l’éducation et la formation pour combattre le chômage et les inégalités, et au fond une vision qui fait de l’éducation de masse un coût trop lourd qui n’apporterait pas la plus-value espérée. Le retour aux « fondamentaux » sert de cache-misère et l’idéologie des dons se pare aujourd’hui d’une vulgate sur les neurosciences, caution scientifique des inégalités scolaires, en renvoyant sur les individus des différences qui relèvent pourtant d’abord des inégalités sociales. Les différents corps d’enseignants eux-mêmes, confrontés à des problèmes insurmontables, sont devenus majoritairement sceptiques sur la possibilité de scolariser ensemble efficacement des générations entières jusqu’à 18 ans et plus. Les plus jeunes d’entre eux, soumis aux nominations dans les écoles et les établissements les plus difficiles et les moins demandés deviennent vite les premiers sceptiques et nombreux sont les enseignants du public qui placent leurs propres enfants, en pensant les protéger, dans des écoles privées. Le débat traditionnel qui oppose démocratisation quantitative et qualité de la formation ne cesse de hanter les positionnements qui structurent le débat public et traversent les métiers de l’enseignement. La poussée démographique répercute ce débat sur l’ensemble du système de formation, enseignement supérieur compris. Depuis de nombreuses années les systèmes de sélection des élites et d’homogénéisation sociale des structures éducatives se sont renforcés à tous les niveaux, plaçant la France en tête des « pays développés », comme l’on dit, quant à l’écart entre les résultats des meilleurs et ceux des plus faibles, amplifiant l’assignation sociale des uns et des autres.

Les finalités éducatives se sont empilées et stratifiées en même temps qu’a grossi l’institution scolaire. Pour des raisons qui tiennent à l’histoire de la place de l’école dans la société française et à son lien avec la République, l’égalité s’est traduite en luttes pour que le droit d’accès à tous les niveaux du système scolaire soit garanti réellement à tous. Les couches populaires ont cru qu’elles avaient gagné la partie en accédant au lycée et de plus en plus à l’enseignement supérieur. Mais ces conquêtes sont en trompe l’œil pour deux raisons. La première est l’existence et parfois la résurgence d’une multitude de filtres plus ou moins invisibles au sein même des structures éducatives publiques : refus ou contournement de la sectorisation, reconstitution de classes plus ou moins homogènes grâce à des options de langues, d’art, de sections européennes ou internationales dès le collège ; hiérarchisation puissante des filières des lycées (voies et séries) qu’on fait semblant de combattre ; système sélectif en voie d’extension des classes préparatoires, des écoles, de filières universitaires de plus en plus nombreuses etc. La deuxième raison, plus profonde, et plus décisive tient aux contenus et aux formes de l’enseignement, à la hiérarchie des savoirs et à la prégnance des académismes qui infériorisent les savoirs de la vie et des métiers, à l’incapacité du système à penser des curricula cohérents qui sachent échapper d’une part à l’idée qu’on doit tout enseigner à tous les niveaux sans priorité ni progression, d’autre part qui ne propose jamais de pouvoir revenir sur des choix et recommencer des apprentissages, soit parce qu’on ne les a pas choisis au bon moment, soit parce qu’on ne les a pas réussis à temps. A l’autre bout de la chaîne éducative, il ne suffit pas de proclamer que le baccalauréat est le premier grade universitaire quand l’essentiel des procédures APB n’en tient aucun compte et quand l’examen est administré pour atteindre des taux mirifiques de réussite. Mais c’est son sens même qu’il faut réexaminer : sa prétention à valider une culture générale holistique de touche à tout sans exigences et ses mécanismes de moyennes et de coefficients qui donnent une vision totalement déformée des capacités d’un élève et dont les études post-bac de ce fait n’ont rien à faire. Les éléments de culture générale alors mériteraient bien d’être repensés à l’instar du nouveau socle commun, à côté des spécialisations et sans compensation des unes par les autres. Les dispositifs d’orientation seraient alors objectivés par l’examen et le baccalauréat redeviendrait le vrai sésame d’accès aux études supérieurs qui pourraient se fier à lui en lieu et place des logiciels… ou des tirages au sort.

Le débat public mais aussi entre spécialistes s’est polarisé entre l’éternel retour aux fondamentaux et l’accès inconsidéré à la pensée complexe. D’un côté ceux qui voudraient rabattre l’école obligatoire sur le noyau dur de la maîtrise du français (en général écrit et orthographique) et des mathématiques (en général réduites à l’approche des nombres et de l’arithmétique) marginalisant ainsi tous les autres savoirs, de l’autre ceux qui, au nom de l’apprentissage de la vie et/ou de la modernité, voudraient placer les élèves d’emblée devant des tâches complexes croisant les savoirs, sans avoir construit les étapes, les questionnements et les connaissances qui permettent de les aborder. Cette polarisation est très visible dans la conception du socle de 2006 qui hiérarchisait à tel point les savoirs que l’EPS, les arts ou les technologies, par exemple, avaient presque disparu et dans les traits principaux de la réforme du collège de 2016 qui a étendu l’interdisciplinarité sous des formes purement thématiques et très semblables à celles qui se pratiquent au lycée sans jamais dire quels en pourraient être les objectifs et les étapes autrement qu’en termes très généraux.

“ L’enjeu majeur d’un curriculum est de retisser les liens distendus entre les générations en sélectionnant ce qui doit être transmis et ce qui est secondaire ou de l’ordre de la spécialisation, de recréer un monde commun prenant en compte les (r)évolutions des sociétés contemporaines et la diversité des rapports à l’école qu’elles génèrent. ”

Ces positionnements sommaires cachent l’incapacité à délibérer les choix politiques en tenant compte de l’ensemble des missions de l’école. Leur définition ne peut être immuable compte-tenu des changements rapides des sociétés contemporaines. L’école ne peut ignorer particulièrement l’affaiblissement des liens et transmissions intergénérationnels, la fragilité et les recompositions des familles, l’effondrement des cadres traditionnels de socialisation provoqués par l’urbanisation galopante et les migrations, la distance qui sépare aujourd’hui la plupart des jeunes de la nature et du monde rural, la mondialisation culturelle et les formes de métissages qu’elle entraîne, l’invasion de la culture des écrans et de l’hyper-connexion, la mondialisation capitaliste qui creuse les fractures et les inégalités, disqualifie des parts plus ou moins importantes des sociétés et fait payer aux plus faibles le prix de la financiarisation de l’économie. Ces mutations fragilisent les liens à l’intérieur de l’école, les formes d’autorité et surtout la construction du « moi ».
J. Lévine et M. Develay[1]Jacques Lévine, Michel Develay, Pour une anthropologie des savoirs scolaires, ESF, 2003 ont analysé le sentiment de désaffiliation et le développement d’une « auto-suffisance générationnelle » qui en résultent. Ils créent des formes de retrait, de non-engagement dans les savoirs et tâches scolaires (on fait semblant…), de susceptibilité excessive et de formes de violence, de décrochage scolaire progressif etc. Ces phénomènes déstabilisent les enseignants et les parents et entraînent des conflictualités aux multiples formes où chacun a tendance à se renvoyer la balle.

L’enjeu majeur d’un curriculum est de retisser les liens distendus entre les générations en sélectionnant ce qui doit être transmis et ce qui est secondaire ou de l’ordre de la spécialisation, de recréer un monde commun prenant en compte les (r)évolutions des sociétés contemporaines et la diversité des rapports à l’école qu’elles génèrent. C’est un enjeu de sens pour tous les élèves. Par conséquent il faut penser la culture scolaire d’abord, mais pas exclusivement, comme une culture d’éducation, forcément distante de la culture savante et obéissant à des structurations disciplinaires qui lui sont propres, et qui ne sont pas gravées dans le marbre.

“ La mission d’individuation contribue à construire une personne libre, soucieuse de vérité, riche de ses héritages et de la hiérarchie de ses appartenances qu’elle sait organiser et justifier. ”

Elle doit aider à grandir et à se former. Elle doit structurer par les langages la perception du réel, projeter vers l’avenir, parler du monde qui nous entoure, de sa diversité et de son unité. Elle doit dévoiler les lois cachées qui régissent les rapports humains, le monde et l’univers et les liens qui les unissent. Elle permet d’agir, favorise l’esprit critique et la liberté d’invention et, pour cela, construit une capacité à prendre de la distance et à structurer des objets de savoir. C’est à l’aune de ces critères qu’on peut juger si l’école remplit ou non correctement sa mission. A condition que la définition des curricula réponde effectivement à ces attentes. Dès le plus jeune âge la tâche éducative doit jouer sur toutes ces gammes. La définition des cinq domaines du socle de 2015 puise dans ces différentes composantes de l’éducation. On comprend pourquoi ceux qui continuent de penser au lire, écrire, compter y sont hostiles. Quant à savoir si ce cadre des cinq domaines a bien structuré les programmes disciplinaires et a bien été traduit dans l’organisation des enseignements pour l’école et le collège, on peut en douter et il reste sans doute beaucoup à faire pour mieux équilibrer la formation, favoriser la réflexion et l’action, éviter l’atomisation et la juxtaposition de savoirs qui communiquent peu entre eux, tout en programmant l’accès progressif aux langages et concepts qui fondent le développement des capacités.

Individuation, socialisation

Les finalités de l’école mettent deux missions en tension incluses dans le terme « éducation » : la mission d’individuation et la mission de socialisation. Ce n’est pas nouveau mais le système éducatif a longtemps vécu, et continue de le faire pour une part, sur l’idée qu’il était surtout destiné à introduire à la société en standardisant volontairement la construction de la personne.

La mission d’individuation contribue à construire une personne libre, soucieuse de vérité, riche de ses héritages et de la hiérarchie de ses appartenances qu’elle sait organiser et justifier.

“ La mission de socialisation introduit à la société (ses codes relationnels, l’intérêt porté au monde proche et lointain, la fraternité humaine) et à la vie démocratique (en percevoir l’importance, les règles et les engagements qu’elle suppose). ”

Elle oblige les enseignants à sortir d’une posture qui tendrait à considérer que les élèves sont une page blanche sur laquelle l’école se contenterait d’imprimer sa marque. Nous avons dit au-dessus la difficulté de cette tâche dans une société où quantité de repères ont perdu de leur simplicité. La mission de socialisation introduit à la société (ses codes relationnels, l’intérêt porté au monde proche et lointain, la fraternité humaine) et à la vie démocratique (en percevoir l’importance, les règles et les engagements qu’elle suppose). Concilier les deux finalités suppose de les placer en synergie. Le processus d’individuation n’est pas un processus d’individualisation egocentrée de l’éducation. Cynthia Fleury en donne la clé : « connais-toi toi-même » signifie « Connais tes limites (…), connais déjà l’ampleur de ton manque puisqu’il s’agit de reconnaître en retour la place de l’autre dans ta quête cognitive ». Concilier souci de soi et souci des autres, c’est affirmer l’égalité comme cadre relationnel.
« Connais-toi toi-même, c’est déjà savoir que je ne pourrai pas être seul sur le chemin de ce savoir. Que la connaissance suppose déjà de s’éloigner de soi et que le décentrement demeure un souci de soi ».
« Connais-toi toi-même » équivaut à savoir que
« tu n’es pas monde »2. C’est finalement trouver en soi l’accès à sa propre humanité qui relie l’individu à la cité et à la société. Il s’agit vraiment de concilier souci de soi et des autres.

Qui peut prétendre qu’un tel projet d’éducation ne reposerait que sur quelques fondamentaux perpétuellement rabâchés ?

Denis Paget
Professeur de Français
Membre du CSP
Expert en curriculum associé auprès du CIEP

Notes[+]