Édito | « Fondamentaux » : éternel retour ou nouvel horizon ?
L’heure est aux « fondamentaux ». Ou plus précisément aux « savoirs fondamentaux », terme employé pas moins de dix-sept fois dans » Pour l’École de la Confiance », document officiel du Ministère de l’Éducation Nationale. Véritable programme de politique éducative, il se donne comme objectif « 100% de réussite » (10 fois) dans la maîtrise de ces savoirs, affiche comme priorité la « lutte contre les inégalités » (14 fois) scolaires et/ou sociales.
Et, dans une euphémisation méprisante, il préconise (impose ?) une « aide bienveillante » aux élèves « fragiles… défavorisés… issus de familles modestes ».
« Fondamentaux » ou « savoirs fondamentaux », la seule utilisation de l’adjectif dans ce document n’est pas politiquement anodine :
Que sont ces savoirs singulièrement rétrécis, réduits à leur seule valeur d’échange, sinon un maigre viatique concédé à une majorité de « jeunes formés à la mobilité » (comprendre « précarité, concurrence… ») dans des marchés de l’éducation et du travail visant à satisfaire « les besoins de l’économie », à « renforcer la place de la France en Europe et dans le monde et… l’attractivité de la place financière de Paris » (« Pour l’École de la Confiance », page 80 – là sont sans doute les fondamentaux implicites de l’actuel gouvernement) ?
Et qu’est-ce qu’une « lutte contre les inégalités » – qu’il est bien sûr nécessaire de mener partout et toujours – si elle n’est pas portée par une lutte pour et par l’égalité ?
Bataille de mots ? Oui, car il y a urgence à se ré-approprier des mots confisqués, détournés d’un sens qu’il serait cependant illusoire de croire univoque. Tout comme il serait illusoire de penser que ce sens peut être gravé dans le marbre de certitudes qui, parce qu’elles nous paraissent légitimes, seraient définitivement établies.
Loin de n’être que des biens dont on peut s’emparer et se déclarer propriétaire, les mots sont les vecteurs d’élaboration de concepts, de pratiques. Ils sont par là-même une production qui s’inscrit dans des rapports sociaux. Et ce sont bien les buts et les conditions de cette production sociale qu’il s’agit – fondamentalement – de questionner, notamment dans le champ de l’éducation.
Qu’il s’agisse, entre autres, de l’entrée dans les apprentissages scolaires, des champs disciplinaires, de l’autorité, des contenus et des modalités de la formation, de l’éducation à la citoyenneté ou encore du pilotage de l’institution, la question, fondamentale, que proposent de poser les contributions du présent numéro est celle-ci : de quels enjeux sociaux, politiques, anthropologiques, ces quelques éléments constitutifs de la question de l’éducation sont-ils porteurs aujourd’hui ? Tels sont les fondamentaux convoqués ici.
Fondamentaux, parce qu’ils permettent une mise en perspective, un questionnement dialectique, des gestes professionnels les plus quotidiens, des politiques éducatives dans lesquelles ceux-ci s’inscrivent et des conséquences sociales qui en résultent.
Ainsi perçus, les fondamentaux peuvent permettre de penser et d’engager collectivement la nécessaire transformation d’un système éducatif aujourd’hui plus que jamais socialement destructeur, pour lui substituer « le développement multilatéral de tous les individus… devenant capables de prendre directement en mains toutes leurs affaires sociales. »1
Egalité, tous capables, co-émancipation : des fondamentaux qui, pour reprendre la définition lumineuse que donne Yves Clot du collectif, ne soient pas le carcan d’un « déjà-dit » qu’il s’agirait de dépoussiérer, mais l’objet et la méthode de co-élaboration d’un « pas-encore-dit ».
Des fondamentaux comme raison présente d’un horizon à inventer et explorer… Collectivement.
Patrick Singéry
Patrick Singéry
Membre du comité de rédaction de Carnets rouges
1 Lucien Sève, Octobre 1917, Éditions Sociales, p. 110.
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