Des finalités ambiguës de l’exemplarité dans l’article 1 de la loi Blanquer
L’article premier de la loi pour l’école de la confiance a introduit l’exigence d’exemplarité des enseignants comme un principe du Code de l’Éducation[1]Art.L.111-3-1. D’aucuns pourraient considérer que cette exigence ne procède que d’un élémentaire bon sens, l’éducateur devant donner l’exemple des valeurs qu’il cherche à transmettre. Mais peut-on croire que la seule intention de cet article soit de légiférer un principe éducatif ?
Dès le dépôt du projet de loi, l’article 1 fut l’objet d’une inquiétude exprimée par plusieurs organisations syndicales qui y percevaient une volonté de « museler les critiques[2]Édito du SNES-FSU, 22 décembre 2018. », « d’assujettir la profession[3]Communiqué du SNUEP-FSU, 18 décembre 2018 », de « contraindre la voix des enseignants[4]Interview SNUIPP-FSU, Marianne, 18 décembre 2018 ». « Ayez confiance et obéissez », résumait l’une d’entre elles[5]CGT Educ’action, communiqué de presse, 31 janvier 2019.
Le ministre se voulut rassurant, insistant sur une seconde phrase de l’article dont il développait les vertus protectrices pour les enseignants. Il assura qu’une réécriture viendrait corriger d’éventuelles ambiguïtés.
Lors des débats parlementaires, l’Assemblée nationale introduisit une référence à la loi de 1983 dont on pouvait considérer qu’elle apportait les assurances de l’affirmation des droits des fonctionnaires. Le Sénat y renonça mais ajouta une seconde finalité à l’exemplarité : l’autorité dans la classe. Le texte final confirma l’exigence d’exemplarité et, pour rassurer les enseignants, on fit donc le choix d’affirmer leur autorité plutôt que leurs droits.
Ambiguïté des finalités
Examinant le projet de loi, le Conseil d’État[6]Conseil d’État, avis sur un projet de loi pour une école de la confiance, n°396047, 29 novembre 2018, tout en reconnaissant que l’exemplarité s’inscrivait dans les valeurs républicaines de l’école, s’interrogea sur la pertinence de son affirmation légale. A défaut d’y voir une réelle portée normative, il considéra que l’article premier n’avait pas de raison d’être. Se référant aux principes énoncés par le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État exprima un clair désaccord avec le maintien du principe d’exemplarité.
Effectivement, cet article n’a pas de véritable finalité légale. Il ne produit pas de droit là où des manquements des textes précédents l’auraient rendu nécessaire. Sa véritable finalité est ailleurs et c’est l’étude d’impact[7]Étude d’impact de la loi pour une école de la confiance, 4 décembre 2018, document gouvernemental exposant les motifs du recours à une nouvelle législation, qui en fournit les clés. Si cet exposé reconnaît que la confiance de la société dans le système éducatif est essentiellement fondée sur la capacité de l’État à répondre aux attentes des citoyens, il considère néanmoins qu’elle repose aussi sur les comportements de l’ensemble des membres de la communauté éducative.
“ Le doute sur la nécessité de cet article premier est renforcé par le fait que personne ne pouvait raisonnablement contester la solidité du cadre juridique déjà en place. ”
Le doute sur la nécessité de cet article premier est renforcé par le fait que personne ne pouvait raisonnablement contester la solidité du cadre juridique déjà en place. La loi exigeait déjà des fonctionnaires la dignité, l’impartialité, l’intégrité, la probité, la neutralité et la laïcité[8]Loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, dite loi Le Pors, article 25. L’obligation légale essentielle est l’obligation de neutralité introduite en 2016[9]Loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires. dans la loi de 1983. Elle demande au fonctionnaire que son action ne puisse être influencée par ses opinions politiques et religieuses y compris en interdisant leur expression pendant l’exercice de ses fonctions. Ce principe vise l’égalité de traitement des usagers.
Une autre obligation est faite aux fonctionnaires : le devoir de réserve qui leur demande, dans et hors l’exercice de leur service, d’exprimer avec retenue leurs jugements sur le service public. Le législateur de 1983 n’a pas voulu inscrire cette obligation dans la loi[10]Anicet LE PORS, Les fonctionnaires, citoyens de plein droit, Le Monde, 31 janvier 2008 et il a préféré la réserver à l’avis circonstancié des juges administratifs. Il en allait d’une volonté de rompre avec une conception du fonctionnaire que la formule de Michel Debré résumait bien : « Le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait ». Car la loi de 1983 ne définit pas seulement des obligations : elle garantit la liberté d’opinion, affirmant pour le fonctionnaire les droits que chaque citoyen peut exiger en démocratie.
Pour Jean-Michel Blanquer, la nature jurisprudentielle de l’obligation de réserve n’était manifestement pas suffisante. L’étude d’impact l’exprime clairement : « Les dispositions de la présente mesure pourront ainsi être invoquées dans le cadre d’affaires disciplinaires concernant des personnels de l’éducation nationale s’étant rendus coupables de faits portant atteinte à la réputation du service public[11]Étude d’impact de la loi pour l’école de la confiance, 4 décembre 2018, p.16 ». On voit mieux la stratégie : donner un fondement légal à des mesures disciplinaires contre des « personnels de la communauté éducative à dénigrer auprès du public par des propos gravement mensongers ou diffamatoires leurs collègues et de manière générale l’institution scolaire ».
L’exemplarité et les droits d’expression du fonctionnaire
Lors des débats d’opinion au sujet de la loi Blanquer, un directeur d’école a reçu une lettre d’admonestation pour avoir exprimé un jugement critique sur une antenne de radio. Juridiquement, rien ne permettait de fonder une telle lettre : ni l’obligation de neutralité puisque les propos avaient été tenus hors du service, ni l’obligation de réserve puisque qu’ils avaient été exprimés avec retenue. Mais qu’en sera-t-il désormais si l’obligation d’exemplarité est invoquée comme justification systématique pour des faits commis hors de l’exercice des fonctions, notamment sur les médias ou les réseaux sociaux ? Entendons-nous bien, il ne s’agit pas ici de considérer que le fonctionnaire puisse diffamer, outrager ou injurier en toute impunité mais, s’il commet de telles infractions, le code pénal s’appliquera à lui comme à tout autre citoyen. Une disposition spécifique n’est pas nécessaire.
La loi de 1983 a fait un choix politique clair : si l’intérêt général nécessite que soient définies des obligations qui s’imposent aux fonctionnaires, ces derniers ne peuvent pour autant être privés des droits démocratiques fondamentaux qui doivent leur être garantis. Cette double contrainte nécessite d’être considérée comme une dialectique nécessaire à la démocratie. Le paradoxe est que notre hiérarchie est plus prompte à exiger les obligations qu’à défendre les droits. Bien des formations institutionnelles en témoignent qui loin de vouloir convaincre de cette nécessité dialectique, livrent une interprétation parfois fausse des textes légaux. L’exemple le plus flagrant est celui de l’obéissance hiérarchique. On sait que, par choix, le terme d’obéissance fut écarté de la loi de 1983 sans, pour autant, qu’elle renonce à la nécessité hiérarchique. Son article 28 affirme que le fonctionnaire doit se conformer aux instructions de sa hiérarchie mais il lui reconnait tout d’abord la responsabilité de l’exécution des tâches. Nous sommes bien dans cette vision dialectique évoquée plus haut qui veut que nous considérions à la fois que l’exercice du fonctionnaire, à la différence d’une pratique libérale, soit guidée par la politique nationale et l’intérêt général mais qu’il ne peut pour autant se réduire à une mise en œuvre silencieuse et obéissante. Déjà le statut de 1946 avait démocratisé l’organisation hiérarchique cherchant à rompre avec les principes du statut de 1941 voulu par Pétain dont l’article 107 assujettissait les fonctionnaires à « une soumission constante » et « à une discipline fondée sur l’autorité des chefs, l’obéissance et la fidélité des subordonnés ». Le statut de 1983 devait aller plus loin encore dans cette rupture pour affirmer le fonctionnaire citoyen.
Une nouvelle conception du pilotage ?
Dans le contexte actuel, il est légitime de s’inquiéter de l’avenir de ce principe. Conservant son grade et bénéficiant de règles équitables d’accès à l’emploi, le fonctionnaire titulaire est difficilement l’objet de pressions. Mais qu’en sera-t-il quand le profilage des postes et la rémunération au mérite seront généralisés ? Et nous pouvons craindre bien davantage encore les effets de la précarisation des emplois voulue par l’augmentation du recrutement contractuel.
La transformation de l’encadrement par une acculturation créée par l’appropriation des conceptions néo-managériales, a déjà entrainé des évolutions inquiétantes. Des enseignants furent admonestés pour avoir exprimé des oppositions à la loi Blanquer hors de leur temps de service, ce qui est leur droit, alors que, dans le même temps, des cadres étaient invités par leur hiérarchie à soutenir les interventions politiques de députés favorables au projet de loi, ce qui est incompatible avec leur obligation de neutralité. De telles admonestations comme de telles incitations témoignent d’un renoncement à la neutralité légale de 1983 pour la confondre avec un positionnement de conformité.
“ La volonté de se doter de possibilités gestionnaires plus souples et d’ouvrir une part de l’action publique aux marchés privés va nous conduire à renoncer aux objectifs d’intérêt général au prix d’une réduction des conditions égalitaires d’accès aux services. ”
Une construction progressive, depuis l’abolition de la vénalité des charges jusqu’à la loi de 1983, avait permis l’élaboration d’un statut parfaitement capable de répondre à la fois aux nécessités de l’intérêt général et aux aspirations des agents. Il a montré sa capacité à intégrer les adaptations et les évolutions nécessaires. Il continue à constituer, au XXIème siècle, un outil pertinent pour répondre aux idéaux d’égalité[12]Gérard ASCHIERI, Anicet LE PORS, La fonction publique du XXIe siècle, Éditions de l’Atelier, 2015.. La volonté de se doter de possibilités gestionnaires plus souples et d’ouvrir une part de l’action publique aux marchés privés va nous conduire à renoncer aux objectifs d’intérêt général au prix d’une réduction des conditions égalitaires d’accès aux services. Dans leur grande majorité, les agents sont loin d’être favorables à ces évolutions.
Dans un tel contexte, le recours à l’exemplarité apparait comme bien loin de ses atours moraux : ce n’est pas tant le fonctionnaire irréprochable, modèle pour ses élèves, que l’on cherche que le fonctionnaire docile qui ne risque pas d’entraver les évolutions voulues. Il y a fort à craindre que davantage soumise aux desiderata de la politique ministérielle, la fonction publique soit moins à même de répondre aux besoins de tous. La fragilisation du statut augmentera les risques d’ambitions personnelles, de conflits interindividuels, de clientélisme, voire de corruption. Ce risque sera encore plus marqué par l’affirmation du leadership comme qualité essentielle du cadre, capable de se substituer à la réglementation pour s’adapter aux réalités locales et doté du pouvoir de recruter hors de règles équitables au prétexte du profilage des emplois.
“ A une reconnaissance de la compétence basée sur les qualités pédagogiques et les savoirs didactiques, se substitue une valorisation de la conformité à la demande institutionnelle. ”
L’exemplarité pourrait bien devenir l’outil d’une nouvelle conception du pilotage qui, renonçant à l’amélioration qualitative des pratiques professionnelles par la formation, se centrerait sur la diffusion des réformes. Une nouvelle conception du métier est bien en train de se dessiner. A une reconnaissance de la compétence basée sur les qualités pédagogiques et les savoirs didactiques, se substitue une valorisation de la conformité à la demande institutionnelle. L’essentiel pour le cadre sera sa capacité à produire avec habileté les éléments de discours qui favoriseront cette conformité et son évolution au gré des alternances politiques et de leurs projets successifs. Pour les agents qu’il subordonne, on considérera que la loyauté du fonctionnaire suppose son attachement à manifester son adhésion exemplaire à ces projets.
Qui pourrait croire qu’une telle conception de la gouvernance portera la démocratisation de l’accès aux savoirs et à la culture commune ?
Paul Devin
Notes[+]
↑1 | Art.L.111-3-1 |
---|---|
↑2 | Édito du SNES-FSU, 22 décembre 2018. |
↑3 | Communiqué du SNUEP-FSU, 18 décembre 2018 |
↑4 | Interview SNUIPP-FSU, Marianne, 18 décembre 2018 |
↑5 | CGT Educ’action, communiqué de presse, 31 janvier 2019 |
↑6 | Conseil d’État, avis sur un projet de loi pour une école de la confiance, n°396047, 29 novembre 2018 |
↑7 | Étude d’impact de la loi pour une école de la confiance, 4 décembre 2018 |
↑8 | Loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, dite loi Le Pors, article 25 |
↑9 | Loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires. |
↑10 | Anicet LE PORS, Les fonctionnaires, citoyens de plein droit, Le Monde, 31 janvier 2008 |
↑11 | Étude d’impact de la loi pour l’école de la confiance, 4 décembre 2018, p.16 |
↑12 | Gérard ASCHIERI, Anicet LE PORS, La fonction publique du XXIe siècle, Éditions de l’Atelier, 2015. |
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