Emmanuel Trigo,  Entretiens,  Numéro 17

Entretien avec Emmanuel Trigo

Emmanuel Trigo est professeur des écoles, secrétaire départemental de la FSU dans le Var.

Carnets Rouges : Le ministre de l’éducation annonce une politique efficace et pragmatique pour faire reculer l’échec scolaire. Comment analysez-vous cette rhétorique tant du point de vue des intentions que de son impact sur le monde enseignant ?

E. Trigo : Le ministre empreinte la rhétorique du monde de l’entreprise pour définir ses objectifs et ses priorités. Une rhétorique qui s’inscrit dans une vision rétrograde et clairement marchande de l’école. Parler de l’École de la confiance alors qu’il s’agit de mettre en concurrence les établissements entre eux ou encore les individus entre eux, relève d’une stratégie qui ne trompe plus.

L’efficacité se mesure une fois la mise en œuvre développée. Recteur dans deux académies puis directeur général de l’enseignement scolaire (DGESCO), le ministre a été chargé d’élaborer et de mettre en œuvre la politique relative aux écoles, aux collèges ainsi qu’aux lycées généraux et professionnels. Quel bilan tire-t-il concernant l’efficacité de son action ?

Pour s’attaquer réellement à l’échec scolaire, les axes sont identifiés de longue date : scolarisation précoce dans de bonnes conditions, effectifs limités dans toutes les classes, enseignants spécialisés en nombre suffisant et formation de qualité pour les personnels. Des axes dont le développement se heurte systématiquement aux limites budgétaires imposées par les gouvernements successifs.

En terme de rhétorique, le projet de l’académie dans laquelle j’exerce est un exemple en la matière. En effet, trois priorités y sont exprimées : mieux former pour mieux réussir à l’école, mieux accueillir pour assurer l’équité, favoriser une meilleure ouverture de l’école. Qui pourrait s’opposer à ces trois objectifs ministériels ? Et pourtant, la réalité est tout autre.

En matière de formation initiale, les différentes réformes ont réduit le temps de formation théorique indispensable à la réflexion et à l’appropriation. Les moyens alloués à chaque établissement de formation ont drastiquement diminué. Les conditions actuelles d’exercice des enseignants stagiaires entraînent souffrance et stress. Elles favorisent de fait l’augmentation exponentielle du nombre de démissions et de non titularisations.

En matière d’accueil, 109 693 classes accueillent plus de 25 élèves actuellement dans le primaire en France. 70% des élèves issus des milieux populaires sont scolarisés en dehors de l’éducation prioritaire et se retrouvent dans des classes surchargées par le redéploiement des postes consacrés au dédoublement des classes de CP et CE1.

Et pour ce qui est de l’ouverture de l’école, les interdictions répétées aux parents d’élèves de pénétrer dans les écoles, par exemple, tranchent avec la place laissée à des structures comme « Agir pour l’Ecole », une officine privée dont le ministère facilite l’implantation sur le terrain et le développement de sa vision libérale de l’École. Ou encore « l’ouverture » à la Défense avec le protocole « Armée, éducation, agriculture » qui définit des prescriptions inacceptables du ministère des armées à la communauté éducative.

CR : J.M. Blanquer a annoncé qu’il ne ferait pas une énième réforme de l’enseignement. Qu’en pensez-vous ? Ne peut-on identifier une cohérence dans l’ensemble des prescriptions et décisions et de quelle nature ?

E. Trigo : Le quinquennat sera pourtant marqué par une loi qui porte son nom et qui décline dans l’éducation les politiques néolibérales défendues par LREM. Il y a effectivement une cohérence, une logique à l’œuvre qui n’est pas nouvelle cependant. Depuis près de 20 ans, nous nous efforçons de résister à une libéralisation qui a fait des dégâts considérables dans les autres secteurs de la fonction publique. La loi « pour l’école de la confiance » est une nouvelle attaque en règle contre notre système éducatif. Au-delà du carcan budgétaire qui semble pourtant ébranlé avec les annonces de cette rentrée concernant la fin des objectifs chiffrés de suppressions de postes de fonctionnaires, toutes les mesures adoptées depuis 2017 vont dans le sens d’une école qui ne correspond pas aux défis à relever. Elles mettent en œuvre un resserrement sur les « fondamentaux » (lire, écrire, compter, respecter autrui) et une individualisation des parcours et des apprentissages. Sans ambition pédagogique et éducative, prônant la culture de l’évaluation, cette loi prétend réduire les inégalités mais instaure en réalité une école à plusieurs vitesses, marquée par des logiques de sélection et de concurrence. Le ministre remet en cause le statut de concepteurs des enseignants qui refusent d’être de simples exécutants. C’est un point de conflit important.

Le gouvernement tente d’appliquer à l’Éducation Nationale les mauvaises recettes déjà appliquées dans les autres services ou entreprises publics. C’est en cela que la cohérence est la plus flagrante. Car il est indispensable de mettre en perspective la Loi Blanquer et la réforme de la fonction publique.

Nous sommes confrontés à une logique de performance et de diminution des dépenses publiques notamment avec la mise en place de logiques managériales inspirées du privé. Le rapport du Comité Action publique 2022 propose par exemple de systématiser ce genre de management qui devrait devenir l’unique norme : mise en concurrence des salariés, autonomie et pouvoir accru laissés aux manageurs, injonctions paradoxales, évaluation permanente et pilotage par les résultats. Or cette nouvelle gouvernance éloigne de plus en plus les lieux de décision du terrain, tend à développer des hiérarchies intermédiaires et à piloter le système éducatif via des indicateurs chiffrés avec comme principales boussoles les contraintes budgétaires liées à la réduction de la dépense publique et l’opportunisme électoral ou politique.

CR : La naturalisation des différences, au nom des talents individuels, avance à visage découvert et trouve des échos dans l’opinion, y compris chez les enseignants. Il y a donc un combat idéologique à mener, celui de l’égalité de l’accès au savoir. Comment l’envisagez-vous ? Sur quels leviers s’appuyer ?

E. Trigo : On connaît l’école de pensée du ministre et son ralliement aux neurosciences. Une idéologie qui tend à penser que le cerveau est un organe comme un autre que l’on pourrait maîtriser de bout en bout, radiographier, orienter, manipuler. C’est une vision idéologique mais aussi politique. Et si Marx ou Freud développent d’autres points de vue, il n’y a qu’à les supprimer des programmes…

Affirmer que tous les élèves sont capables reste un combat en 2019. Cependant, l’idée selon laquelle tous n’arriveront pas au même endroit, mais qu’ils ont des potentialités immenses souvent inemployées et que notre responsabilité est d’emmener chaque élève le plus loin possible, me semble largement partagée dans la profession.

J’envisage la problématique de l’égalité de l’accès au savoir sur trois niveaux. Le premier relève des contenus, de ce que la République décide d’apporter à sa jeunesse. Et en ce sens la question des programmes est primordiale. Des programmes ambitieux pour toutes et tous, à l’opposé du « lire, écrire, compter » qui laisse sur le bord de la route des familles pour lesquelles l’accès à la culture s’arrête parfois aux portes de l’école. C’est une question éminemment politique. Et pourtant nous gardons en tête un ministre qui expliquait à qui voulait l’entendre que l’on n’avait pas besoin d’un bac +5 pour changer des couches en maternelle : au-delà du choc, c’est surtout la méconnaissance et le mépris pour l’école maternelle qui a frappé les esprits. L’école maternelle est une vraie école, un lieu d’apprentissages indispensable.

Puis vient la question de la mise en œuvre de ces programmes, des apprentissages, avec ce que l’on a déjà abordé au sujet de la formation, des moyens et des conditions de travail et de scolarisation. Il me semble important d’insister sur la question de la formation des personnels. Car on peut étendre la logique de naturalisation aux adultes et aux enseignants. Il y aurait celles et ceux qui auraient « la vocation », qui seraient « faits pour enseigner », et les autres… Au bout de ce raisonnement, il y a le déni de la professionnalité : enseigner est un vrai métier, un métier qui s’apprend, avec des gestes professionnels spécifiques, parfois différents selon les postes occupés. Un métier exercé par des concepteurs et non des exécutants sommés de mettre en œuvre des tâches préconçues ailleurs et par d’autres pour des élèves virtuels. Aujourd’hui, des personnels sont recrutés sans aucune formation, via Pôle emploi, pour prendre en charge des classes plusieurs semaines ou plusieurs mois faute de moyens suffisants. Comment concevoir son activité dans de telles conditions ?

Enfin se pose la question du réinvestissement de ses savoirs. Des savoirs conçus comme des moyens et pas comme de simples outils. De l’utilisation que l’on va pouvoir faire en dehors de l’École pour comprendre et agir sur le réel. A ce niveau-là, l’École atteint ses limites et pourtant c’est un échelon primordial de la lutte contre les déterminismes sociaux. D’autres structures doivent prendre le relais et contribuer à donner du sens.

CR : L’analyse de la politique ministérielle, de la maternelle à l’université est nécessaire mais manifestement insuffisante pour mobiliser. Sur quelles priorités, sur quelles propositions concrètes engager de réelles alternatives ?

E. Trigo : Nous avons un double défi : idéologique et budgétaire. Les connaissances sont au cœur d’une contradiction structurante du capitalisme contemporain. Le besoin d’une main-d’œuvre de plus en plus formée entre en contradiction avec la volonté de réduire le coût de cette main-d’œuvre (formation, salaires…) et de ne pas lui donner le pouvoir qui va avec la maîtrise des savoirs.

La question des programmes est centrale car c’est ce qui devrait déterminer l’organisation du temps scolaire et ce que la nation va engager en terme de moyens. Or, trop souvent, les programmes sont manipulés et malmenés au gré des réformes. Ceux de 2002 et leurs documents d’accompagnement avaient été plutôt bien perçus. Pourtant, ils n’ont cessé d’évoluer. Nous avons eu du mal par moment à savoir qui était chargé de leur rédaction. Ils ont même été modifiés parfois sans que les enseignants n’en aient été informés comme ce fut le cas en maternelle.

L’épisode de la prétendue réforme des rythmes scolaires a parfaitement illustré l’inverse de mon propos : l’état a défini un nouveau cadre horaire comme préalable (pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’efficacité pédagogique) puis a dû modifier les programmes pour les adapter aux nouveaux horaires.

Construire une alternative, c’est donc être exigeant sur les contenus. Et maintenir la même exigence sur la qualification et la formation des personnels.

Se pose aussi la question des relations entre l’école et les familles. C’est un facteur important dans la réussite scolaire et il ne faut pas le négliger. Si des projets locaux sont remarquables, il reste beaucoup à faire dans ce domaine. Il est nécessaire de faire en sorte que l’école soit celle de toutes et tous, pas uniquement celle des classes les plus cultivées qui détiennent un capital culturel dont elles entendent parfois garder l’exclusivité.

Enfin, la question des moyens engagés reste centrale. Il serait temps de joindre les forces de toutes celles et tous ceux qui se battent pour que la République joue pleinement son rôle dans l’émancipation de sa jeunesse.