Annabelle Allouch,  École et élitisme,  Numéro 24

« Le mérite n’est pas “accessible” pour tout le monde » | Entretien avec Annabelle Allouch

Annabelle Allouch est maîtresse de conférence en sociologie à l’Université de Picardie-Jules Verne et chercheuse associée à l’Institut national de l’audiovisuel.

Vous avez consacré votre dernier ouvrage au mérite. Comment définissez-vous votre objet ? S’agit-il, selon vous, d’une idéologie ?

Mon travail vise à souligner que le mérite n’est pas seulement une idéologie ou un principe de justice social abstrait, mais qu’il s’incarne au quotidien, dans la manière dont les acteurs sociaux sont invités à se mettre en scène, par exemple dans une lettre de motivation pour avoir une place à l’université. On retrouve également le principe du mérite dans d’autres situations qu’à l’école, par exemple pour obtenir tout type d’allocation sociale (dans un contexte de retrait de l’État-Providence, qui « mérite » véritablement cette allocation ?) ou encore dans des conversations entre amis. Le mérite est pour moi un mode de narration de soi, qui fonctionne parce qu’il est fondé sur l’affect, l’émotionnel et relève de normes sociales que nous avons intériorisées. C’est aussi ce qui explique le succès d’édition des transfuges de classe, d’Albert Camus à Édouard Louis, en passant par Annie Ernaux, qui exaltent une rhétorique méritocratique du singulier capable de s’émanciper (par la souffrance et la tension) des contraintes du social. Ce qui est amusant, c’est de noter que cela n’empêche pas ces auteurs de se revendiquer tout de même d’une lutte contre la rhétorique méritocratique… dont ils reprennent pourtant tous les codes !

Bien sûr, mon travail s’inscrit dans la continuité de la sociologie de la reproduction, mais pas seulement… L’apport de la sociologie de la reproduction a consisté à faire du mérite un mode de légitimation discursif des inégalités sociales. Pour Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, il s’agit d’un travail discursif, produit par les élites sociales, et politico-administratif pour légitimer leur domination. Ces dernières l’érigent au statut d’idéologie dans la mesure où elles sont en capacité d’en faire un principe organisateur des institutions politiques et scolaires. La sociologie des sens de la justice, quand elle s’est intéressée au mérite, en a fait un principe de justice sociale qui est mobilisé pour justifier l’accès à des biens ou à des positions sociales. C’est le cas de la sociologie de François Dubet et de Marie Duru-Bellat, lorsqu’ils évoquent l’univers scolaire ou le monde du travail. Pour eux, il s’agit des deux principaux espaces où l’individu intériorise le mérite comme un principe central qui ordonnance le monde social. Je pense en particulier au très beau livre de François Dubet (en fait le produit d’une enquête collective) intitulé Injustices et qui porte sur les représentations de la justice sociale dans le monde du travail.

Ce livre est important pour moi parce qu’il fait du mérite non seulement une idéologie imposée « d’en haut » mais aussi une croyance à l’égard de laquelle les individus peuvent développer une certaine distance selon les étapes de leur vie et leur position sociale. Par exemple, il est très clair pour François Dubet que l’on peut réfuter l’existence d’une méritocratie, c’est-à-dire de la reconnaissance d’un effort ou d’un talent individuel pour accéder à une position sociale enviée, tout en continuant, au quotidien, à se réclamer de son mérite. Cette lecture du mérite par la croyance me semble intéressante parce qu’elle permet de réinvestir une lecture compréhensive du mérite, au plus près des pratiques des acteurs. Ces derniers ne sont pas toujours benêts face à l’idéologie méritocratique mais ils ont juste besoin de se signifier à eux-mêmes qu’ils peuvent, s’ils le souhaitent, contrôler leur environnement en des temps d’incertitude écologique, en temps de pandémie, etc. C’est ce que François Dubet appelle « la fiction nécessaire » du mérite.

Alors que je travaillais à ma thèse de doctorat sur l’ouverture sociale dans les Grandes écoles (vers les années 2010), les travaux de Marie Duru-Bellat et d’Élise Tenret sur le caractère socialement situé de la croyance dans le mérite m’ont également beaucoup influencée. A l’époque, j’étais l’assistante d’enseignement de Marie Duru-Bellat et d’Agnès van Zanten, dont j’assurais les séminaires en anglais. Je le mentionne car je me souviens que Marie Duru-Bellat me conseillait toujours d’être « sévère mais juste » avec les étudiants. C’est un conseil qui m’a marquée une fois devenue universitaire : je me demandais toujours ce que signifiait « être juste » pour les étudiants assis en face de moi ! Mon travail comparatif entre la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis consiste à pousser encore plus loin cette lecture : on ne croit pas la même chose selon sa trajectoire scolaire et sa position sociale, mais on ne croit pas non plus aux mêmes choses selon son genre, ou l’état des politiques éducatives dans son pays !

Dans « Mérite », je reviens en particulier sur la question du genre, en me fondant sur les archives de Sciences Po (et de son « ancêtre », l’École libre des sciences politiques). Les pratiques des jurys de ce point de vue ne sont pas seulement marquées par une forme de « mimétisme social et culturel » (c’est-à-dire qu’ils chercheraient malgré eux des candidats qui leur ressembleraient) mais aussi par une idée claire du genre des professions associées à telle Grande école. Dans le cas de Sciences Po en 1945, c’est dit clairement : les femmes ne sont pas dignes de se trouver aux manettes de l’État, des grands corps de la haute fonction publique. On crée donc des critères spécifiques pour les écarter de l’accès à la première année. C’est le même mécanisme qui a été finement décrit par Jérôme Karabel dans The Chosen (autre livre fondamental pour moi !) sur les universités d’élite américaines, les Ivy League : on crée des critères de sélection non pas pour permettre à chacun d’accéder aux meilleures formations sur le fondement de son talent individuel, mais bel et bien pour évincer certains publics, et en particulier les étudiants juifs américains dans un contexte où l’élite sociale est avant tout WASP.

Vous montrez que le mérite peut reposer sur différents critères. Existe-t-il une conception du mérite propre à l’univers scolaire ?

Je ne pense pas qu’il y ait une conception propre du mérite comme principe de justice scolaire, dans la mesure où l’École est pour moi une institution politique comme une autre. D’ailleurs, les travaux de Bourdieu et de Passeron consistent à faire de l’étude de l’école une anthropologie d’un pouvoir « comme un autre ». Donc, non, il n’y a pas de conception du mérite proprement scolaire, comme il n’y a pas de formes de violence purement scolaires. Par contre, il existe un nombre d’instruments et de techniques de gouvernementalité – au sens de Foucault – qui sont propres à l’univers scolaire pris comme bureaucratie et qui sont le produit de son histoire. C’est le cas des examens, des concours, des notes, des classements, etc. La difficulté réside dans le fait qu’il y a une forme d’extrapolation de ces modes de sélection par le mérite scolaire, qui est liée tout simplement à la manière dont les hiérarchies scolaires peuvent structurer la société.

En quoi le mérite, tel qu’il est défini dans le cadre scolaire notamment, participe-t-il d’une forme d’élitisme ?

Comme je l’ai dit, le mérite est une sociodicée qui se fonde sur l’existence et la justification de hiérarchies sociales fondées sur le scolaire. Le mérite ne sert pas l’égalité des positions entre tous les individus, mais l’égalité des chances à pouvoir atteindre telle ou telle position. C’est ce qu’on nomme parfois l’élitisme républicain, hérité de Condorcet et, au-delà, de Diderot. À partir du moment où l’on considère qu’il existe des talents également répartis dans toutes les couches sociales, il faut mettre en place une institution capable de les reconnaître et de les « élever ».

Toutefois, cette capacité à être jugé sur le mérite n’est pas « accessible » pour tout le monde : déjà, parce qu’il n’est pas le seul principe organisateur au sein du système scolaire. Christian Maroy, quand il commente le travail de Marie Duru-Bellat, souligne par exemple l’importance des principes d’égalisation des compétences qui organisent l’école primaire, ou encore celui de l’insertion professionnelle dans les filières professionnelles. Le mérite est, pour lui, avant tout prégnant dans les filières générales (si l’on raisonne dans un système scolaire « pré-Blanquer ») du lycée, qui sont aussi les plus sélectives socialement.

Malgré tout, comment expliquer l’adhésion très large, y compris dans les milieux populaires, au mérite comme principe de sélection scolaire ?

En fait, la croyance dans le mérite dépasse largement l’univers scolaire. Les travaux de Jonathan Mijns, un sociologue néerlandais, soulignent en effet la prégnance, dans de nombreuses sociétés très différentes, de l’idée selon laquelle l’effort personnel devrait être rétribué, notamment par l’accès à un salaire significatif. Il se fonde pour cela sur des bases de données très larges comme l’European Social Survey, qui permettent aussi de souligner que cette croyance s’est également amplifiée au fur et à mesure des effets des vagues de massification scolaire et universitaire. Ces travaux permettent de sortir d’une lecture du mérite comme essentiellement adossé à la question des grandes écoles, ce qui souligne aussi l’importance des configurations institutionnelles dans l’adhésion au mérite.

Pour moi, cette adhésion est l’un des effets de l’accès à l’enseignement secondaire d’une partie de plus en plus importante des 15-18 ans. Ceci dit, je pense qu’il ne faut pas non plus négliger le poids de l’espace public et de l’accès à des biens culturels comme des livres, des films ou bien des répertoires musicaux qui exaltent et diffusent le principe de mérite au plus grand nombre. Je pense à la diffusion de récits singuliers comme ceux des transfuges de classe, qui sont intéressants car ils reprennent les codes littéraires des grands romans d’apprentissage du XIXème siècle, mais aussi à des films populaires grand public comme Rocky, fondé sur la réussite inattendue d’un individu qui déjoue les normes du social. Je pense que c’est à cette aune qu’il faut penser l’adhésion au mérite aujourd’hui, sans la limiter ni aux grandes écoles, ni à la seule question des classes sociales et de la mobilité sociale.

Observe-t-on avec le néolibéralisme une redéfinition du mérite ou, tout du moins, une évolution des critères sur lesquels il repose ? Y a-t-il des liens avec des processus tels que l’individualisation ou encore la promotion de l’individu entrepreneur de lui-même ?

Le mérite est une morale individualisante fondée sur le mythe d’un « homo clausus » bien décrit par Norbert Elias dans la Société des individus. C’est la fiction d’un homme comme « fermé sur lui-même », capable de s’extraire de son environnement social et de ses liens d’interdépendance avec autrui. Les politiques néolibérales de l’éducation en particulier se fondent sur l’idée d’individualisation, de compétition scolaire et de performance déjà présente dans les lectures plus anciennes du mérite, tout en les coupant d’un discours lié à un projet collectif. C’est très bien incarné par la loi Orientation et réussite des étudiants qui instaure en 2018 Parcoursup. Par la sélection de fait dans toutes les filières, il s’agit d’assurer une performance pour soi mais sans qu’il soit nécessaire de participer à une idée de progrès collectif, qu’il soit lié à la croissance économique par la hausse des qualifications des salariées ou à la revendication d’une émancipation par l’école. D’ailleurs, si on étudie les discours de Frédérique Vidal, on s’aperçoit que la question du mérite n’apparaît même pas pour justifier la loi ORE dans un premier temps. Il s’agit essentiellement d’assurer une meilleure efficacité du système en limitant les abandons. On est dans une lecture par la rationalisation gestionnaire où il faut placer l’étudiant à l’endroit, dans la filière où il sera le plus « efficace ».

Plus largement, les politiques néolibérales de l’éducation posent la question de la frontière entre les perdants et les gagnants de la méritocratie dont l’identité tend à varier. La multiplication des épreuves liées à Parcoursup et à la réforme du lycée engendrent à mon avis un sentiment d’incertitude qui n’est pas ou plus l’apanage des classes populaires ou des élèves en situation de relégation scolaire. Dans mes enquêtes, ce sont les parents des élèves de classe moyenne qui s’inquiètent le plus : alors qu’ils ont investi de longue date dans la scolarité de leurs enfants (en termes financiers mais aussi en investissement personnel dans les devoirs, par exemple), il y a la crainte de ne plus avoir accès aux filières qui assurent le maintien d’un capital scolaire entre les générations. C’est en grande partie faux, bien-sûr, mais je pense qu’il faut prendre au sérieux ces discours, parce qu’ils peuvent nourrir une défiance à l’égard d’un système d’enseignement public, un attrait pour le privé, et, plus largement, influencer des comportements électoraux et des modes de mobilisation politique. Derrière la croyance dans le mérite, c’est donc une question de démocratie qui se joue !