Jean-Marie Le Boiteux,  Le lycée professionnel au cœur des enjeux d'égalité,  Numéro 23

Agriculture et Écologie. L’enseignement agricole au cœur d’une transition nécessaire

2 millions de paysans dans les années 70, moins de 400 000 aujourd’hui ! Un réchauffement climatique de plus de 2 degrés prévus pour les années à venir, dont plus de 20 % dus aux pratiques agricoles. Inéluctables ? Non, pas si des politiques publiques ambitieuses, accompagnées par l’enseignement et la recherche, sont mises en œuvre.

Né en 1848, l’enseignement agricole français a surtout connu un essor à partir du début des années 60, sous l’impulsion d’Edgar Pisani, alors ministre de l’Agriculture. Mais il s’agissait surtout, à l’époque, d’une part de développer la scolarisation et la poursuite d’études des enfants d’agriculteurs et d’autre part de vulgariser et former aux techniques d’une l’agriculture plus productive destinée à rendre à la France son autosuffisance alimentaire, mise à mal par la guerre. S’en est ensuivi le développement d’une agriculture productiviste, obsédée par la course aux rendements, même lorsque ceux-ci se réalisaient en faisant fi des questions sociales, environnementales et des grands équilibres économiques et géopolitiques. Sans parler de l’impact induit par cette politique sur les pays en voie de développement, victimes de nos surplus alimentaires fournis à bas prix, au détriment de leurs agricultures vivrières.

Fin du XXème siècle : enrayer la désertification des campagnes

Si d’un point de vue purement technique (rendement des cultures, performance de croissance des animaux destinées à la boucherie, production laitière ….), cette politique a porté ses fruits, elle a parallèlement conduit à des catastrophes écologiques (pollution et érosion des sols, perte de biodiversité, production de gaz à effet de serre, assèchement des nappes phréatiques …) autant qu’à des catastrophes sociales (endettement des agriculteurs et effondrement de leur revenu du fait de la chute des cours des produits alimentaires …) et même économiques (chute des cours du blé, surproduction laitière). Et la politique agricole commune européenne de l’époque, en soutenant artificiellement les cours, a contribué à alimenter la spirale de la surproduction. S’en est ensuivi un exode rural massif et la désertification des campagnes. Les rares « exploitants agricoles » survivants ont peu à peu supplanté les nombreux paysans et leurs familles qui vivaient des ressources de la terre. Tout cela pour le plus grand profit des promoteurs immobiliers accaparant les terres à l’abandon, de l’industrie pétrochimique fournisseur d’engrais et de pesticides, des grands semenciers qui à travers les OGM s’appropriaient le vivant et de l’industrie agroalimentaire, qui, alliée à la grande distribution, tirait les prix vers le bas pour augmenter ses profits.

Il aura fallu attendre la fin des années 80 pour voir le frémissement d’une opinion publique prenant conscience de la catastrophe en préparation à travers certains scandales : veaux aux hormones, maladie de la vache folle provoquée par une nourriture à base de farines animales, pollution des sols et des rivières, algues vertes en Bretagne, disparition des abeilles décimées par les insecticides agricoles. Parallèlement, de grandes mobilisations mondiales ont aussi contribué à la prise de conscience collective. Ce fut le cas notamment de la conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement, plus connue sous le nom de « Sommet de la Terre », en 1992 à Rio, de la COP 21 à Paris en 2015, mais aussi des marches mondiales pour le Climat, impulsées par la jeunesse depuis quelques années.

Mais inverser la tendance, pour des agriculteurs surendettés par une mécanisation à outrance et contraints au diktat de prix toujours plus bas imposés par la grande distribution ou les multinationales de l’agro-alimentaire, n’est pas chose aisée.

C’est là que l’enseignement agricole aurait dû jouer un rôle, bien au-delà de ce qu’il a, néanmoins, tenté de faire.

Les effectifs d’élèves accueillis dans l’enseignement agricole ont fortement progressé, mais la part des formations strictement agricoles y a fortement régressé, au point de ne représenter aujourd’hui que le quart de ses apprenants.

Le premier tournant pris par l’enseignement agricole a d’abord consisté à prendre en compte le déclin de la population agricole, lié à l’exode rural, et le besoin à la fois d’accompagner la mutation des emplois et celle du milieu rural, qui nécessitaient le développement de formations dans le domaine de l’aménagement du territoire. Ainsi, dans les années 80, les formations dispensées par l’enseignement agricole se sont fortement diversifiées dans des secteurs aussi variés que l’aménagement paysager, la gestion et la maîtrise de l’eau, la protection de la nature, la gestion de la faune sauvage, la forêt, l’agro-alimentaire, mais aussi dans le secteur des services à la personne en milieu rural. En conséquence, les effectifs d’élèves accueillis dans l’enseignement agricole ont fortement progressé durant cette période, mais la part des formations strictement agricoles y a fortement régressé, au point de ne représenter aujourd’hui que le quart de ses apprenants. Parallèlement, parti d’un enseignement très marqué par les formations professionnelles et technologiques, l’enseignement agricole a développé des formations générales scientifiques et l’offre de formation dans l’enseignement supérieur (BTS puis licences professionnelles) s’y est peu à peu étoffée. Ces évolutions se sont concrétisées dans les lois de 84, qui ont assigné à l’enseignement agricole des missions complémentaires à la mission d’enseignement, comme l’animation du milieu rural, l’expérimentation et la vulgarisation ou encore la coopération internationale et plus récemment l’insertion.

XXIème siècle : imposer la prise en compte des enjeux écologiques reste difficile

Mais jusque-là, si ces évolutions ont été utiles pour accompagner les mutations du monde rural, la prise en compte des préoccupations écologiques et environnementales étaient encore timides. Il aura fallu attendre les années 90, avec une prise de conscience d’acteurs isolés de l’enseignement agricole, bien souvent personnels de l’enseignement agricole public et la pression de l’opinion publique sensibilisée par les problématiques liées aux pesticides ou au réchauffement climatique, pour voir véritablement évoluer l’enseignement agricole sur ces questions.

L’enseignement agricole a eu à faire face à une résistance de la profession agricole, ou plus précisément du syndicalisme patronal agricole majoritaire, dont les intérêts financiers étaient étroitement liés à la conservation du modèle agricole en place depuis la fin de la guerre.

Un tournant majeur a résulté de la loi d’orientation agricole de 1999, portée successivement par les Ministres Louis Le Pensec, puis Jean Glavany, et qui a introduit dans la loi l’obligation de raisonner les politiques agricoles à l’aune des problématiques environnementales mais aussi sociales. Ainsi la loi du 9 juillet 1999 débute par ces mots : « La politique agricole prend en compte les fonctions économique, environnementale et sociale de l’agriculture et participe à l’aménagement du territoire, en vue d’un développement durable ». Cette loi, à travers l’instauration des « Contrats territoriaux d’exploitation » mettait en place des mesures incitatives au développement de nouvelles pratiques agricoles (mesures d’incitation financière mais aussi mise en place d’un accompagnement à l’installation ou à la conversion). Et l’enseignement agricole a alors été mobilisé pour accompagner ces évolutions.

Mais l’enseignement agricole, et en particulier l’enseignement agricole public, a alors eu à faire face à une résistance de la profession agricole, ou plus précisément du syndicalisme patronal agricole majoritaire, dont les intérêts financiers étaient étroitement liés à la conservation du modèle agricole en place depuis la fin de la guerre. Le rattachement de l’enseignement agricole au ministère de l’Agriculture, fortement sous pression des lobbies professionnels (agricoles, agroalimentaires) et de l’agrobusiness fournisseur d’engrais, de pesticides ou de biotechnologies, n’a pas non plus facilité cette dynamique. Et les années 2000, marquées par des politiques de régression des services publics et la sacro-sainte maîtrise des dépenses publiques, qui ont vu disparaître des milliers d’emplois d’enseignants dans l’enseignement agricole public, ont aussi contribué à freiner cette dynamique au profit d’un enseignement privé en grande partie administré par une profession agricole conservatrice et réticente à des évolutions plus soucieuses des questions environnementales.

Si, sous la pression de l’opinion publique et des personnels, de plus en plus sensibles aux questions environnementales, les enseignements dispensés ont peu à peu intégré des notions d’agriculture biologique, de préservation de l’environnement (comme la maîtrise de l’utilisation des engrais et des pesticides), il aura fallu attendre 2013 et la loi d’avenir pour l’agriculture pour que soit officiellement promue la notion d’agroécologie et reconnue la nécessité, pour les formations agricoles, d’ « enseigner à produire autrement ». Mais une fois encore, des mots à la pratique, les obstacles ont été nombreux à se dresser en travers du chemin des enseignants de l’enseignement agricole, de plus en plus convaincus que le système éducatif avait un rôle central à jouer pour faire évoluer les mentalités. Et leur mission reste difficile pour faire comprendre que les agriculteurs, s’ils étaient eux-mêmes victimes d’un système dans lequel on les avait emprisonnés, détenaient, en faisant évoluer leurs pratiques, les clés pour inverser la tendance, que ce soit en matière de qualité et de fertilité des sols, de biodiversité ou de réchauffement climatique.

Sentant le « vent du boulet », les tenants du capitalisme agricole ont tenté de surfer sur la vague écolo en mettant en avant de fausses solutions environnementales, comme par exemple, les biocarburants ou la méthanisation. Mais l’énergie dépensée par ces productions, tout comme le CO2 prétendument économisé, non seulement sont largement dilapidés par les consommations liées à ces techniques de production, mais, par ailleurs, détournent les productions agricoles de leur vocation première, qui est de nourrir les populations. Elles incitent en outre au développement d’une agriculture industrielle, largement destructrice d’emplois.

Depuis des décennies, le Snetap-FSU, syndicat majoritaire dans l’enseignement agricole public, avec la CGT-Agri, Sud-Rural-Territoires, la Confédération Paysanne ou le Modef (Mouvement de défense des exploitants familiaux), avec d’autres partenaires (FCPE, associations environnementales, parlementaires), mène un combat acharné pour défendre un modèle agricole qui préserve notre environnement et les équilibres internationaux, en même temps qu’il assure un juste revenu aux agriculteurs et une alimentation saine et de qualité accessible à tous. Unis depuis 2009 au sein du comité de défense de l’enseignement agricole public, toutes ces organisations sont convaincues que la Recherche Publique Agronomique Agricole et Vétérinaire et l’enseignement agricole public doivent être les moteurs de cette dynamique et doivent apporter aux paysans, en France et dans le monde, les connaissances et diffuser le fruit de la recherche, tous deux nécessaires à l’essor d’une agriculture nouvelle qui concilie préservation de l’environnement et accès à une alimentation de qualité pour tous.

Mais pour cela, ce comité doit aussi combattre les réminiscences d’un modèle d’agriculture, avide de profits à court terme pour une minorité, mais qui a pourtant montré ses limites. Il s’est ainsi mobilisé, par exemple entre 2014 et 2018, aux côtés de la Confédération Paysanne, contre l’implantation de la ferme des 1000 vaches dans la Somme ou encore actuellement, contre l’implantation du projet Hectar dans les Yvelines, impulsé par le milliardaire, géant du Net, Xavier Niel (patron de Free), projet d’une école promouvant une agriculture connectée. En faisant miroiter une agriculture « moderne » et qui « économise » les produits chimiques, c’est en fait le modèle préexistant d’une agriculture productiviste que ces technologies tentent de faire perdurer, en maintenant l’endettement des agriculteurs à un niveau insupportable, les rendant toujours plus dépendants des fournisseurs de technologies, tout en continuant à piller les ressources naturelles de la planète et à dégrader notre environnement.

La recherche publique française, aidée par notre enseignement agricole public pour valoriser et vulgariser ses résultats, constituent une richesse pour notre pays qu’il est urgent de sauvegarder. Au regard des questions environnementales qui restent devant nous et qui dépassent le cadre national, il est même nécessaire de les développer et de les faire rayonner sur le plan international, car les problèmes environnementaux ne peuvent être raisonnés et traités qu’à l’échelle de la planète. C’est ce défi qui est aujourd’hui devant nous.

Jean-Marie Le Boiteux
Professeur de Biologie-Écologie dans l’enseignement agricole public
Secrétaire général du Snetap-FSU de 2009 à 2020
Membre de l’Institut de Recherches de la FSU