Clémentine Mattei,  Éduquer à l'anthropocène,  Numéro 27

Défis environnementaux : quels enjeux des formations professionnelles pour préparer les mutations de métiers ?

Si les formations professionnelles par voie scolaire ont connu un avènement long et une émancipation lente de l’hégémonie réductionniste et utilitariste des branches professionnelles, elles peuvent et doivent être, au-delà des difficultés actuelles qu’elles rencontrent, des outils de transformation sociale au service de la bifurcation écologique.

La formation professionnelle par voie scolaire et la culture citoyenne

L’histoire et le développement des enseignements professionnels, y compris agricoles et maritimes, transcrivent une lente évolution vers une prise en compte des enjeux sociaux et sociétaux auxquels notre pays a été et est encore confronté. A ce titre, le caractère public et institutionnalisé de la formation professionnelle, tout comme le développement des enseignements généraux en son sein, sont de nature à permettre à notre société de relever l’immense défi du dérèglement climatique en cours, comme du respect de l’environnement et de la biodiversité.

En effet, si jusqu’au XIXème siècle les entreprises formaient elles-mêmes la main d’œuvre dont elles avaient besoin, à partir de 1880 puis avec la loi Astier en 1920, la formation professionnelle inclut nécessairement un enseignement général. En 1960, les formations techniques et professionnelles sont intégrées à l’enseignement secondaire au sein du ministère de l’Éducation nationale. Parallèlement, l’enseignement professionnel agricole public, qui forme notamment les futur.e.s paysan.ne.s, se développe peu à peu avec la création des fermes écoles en 1848, puis des écoles d’agriculture pour filles et se modernise enfin au début des années 60 en adossant la formation générale à la formation professionnelle et en créant notamment les dispositifs relatifs à l’éducation socioculturelle. L’enseignement professionnel maritime et ses 12 lycées suivra peu ou prou la même trajectoire. Ainsi, si la visée professionnelle demeure l’axe de débouché de la formation professionnelle par voie scolaire, il aura fallu plus d’un siècle pour que la citoyenneté et les enjeux sociétaux soient mieux pris en compte, en renforçant significativement les enseignements généraux et en développant le service public de la formation professionnelle par voie scolaire notamment. Pour autant, les formations professionnelles, si elles sont en capacité de relever les défis environnementaux qui s’imposent à nous, doivent voir certains aspects renforcés dans le cadre des référentiels et cursus proposés, non pas dans une logique adéquationniste aux besoins économiques et industriels mais bien en prenant en considération l’épanouissement individuel des élèves comme la nécessité de la bifurcation écologique élevée au rang d’impératif catégorique.

Les formations professionnelles peuvent et doivent rendre possibles les changements sociétaux nécessaires à la bifurcation écologique et pour cela le premier levier est celui de l’émancipation et de l’éveil citoyen de la jeunesse qui suit ces cursus. Si 70 % des jeunes ont boudé les urnes lors des dernières élections législatives[1]https://www.francetvinfo.fr/elections/legislatives/infographies-elections-legislatives-2022-jeunes-ouvriers-visualisez-le-profil-des-abstentionnistes-du-second-tour_5205847.html, les élèves issu.e.s des classes moyennes et populaires des lycées professionnels sont plus exposé.e.s encore à ce phénomène. Ainsi, la formation générale de cette jeunesse doit encore être renforcée. Si l’enseignement moral et civique est venu abonder le volet des disciplines générales, il a été introduit tardivement et sans réels moyens supplémentaires ou bien au détriment d’autres enseignements généraux, dans les formations professionnelles agricoles notamment. En outre, cet enseignement est bien insuffisant pour rétablir une appétence démocratique chez cette jeunesse, condition nécessaire à l’avènement par les urnes d’un pouvoir politique capable de porter une réelle transition écologique.

Les apports disciplinaires en formation professionnelle, leviers de la transition écologique

D’autre part, les apports disciplinaires des formations professionnelles par la voie scolaire sont également des leviers évidents pour faire évoluer les pratiques dans les entreprises. Ainsi, dans les lycées, les enseignants sont en capacité de permettre un recul analytique et critique sur les pratiques des entreprises. Les enseignant.es de techniques professionnelles ont en effet pour objectifs, non pas uniquement de rendre plus efficace et opérationnel le futur salarié, mais bien de lui donner les outils nécessaires pour rendre plus vertueuse l’entreprise et ses pratiques. La rendre plus vertueuse en éclairant l’élève sur les conditions de santé et de sécurité au travail, comme sur la démocratie sociale et, ces deux derniers aspects ayant un lien direct avec le suivant, en l’éclairant également sur la capacité des entreprises du secteur concerné à intégrer des pratiques environnementales vertueuses écologiquement et viables économiquement.

A ce sujet, les apports de la pluridisciplinarité en baccalauréat professionnel agricole, sont notables. En effet, les enseignants de biologie-écologie, d’éducation socioculturelle, d’économie, de zootechnie par exemple, vont être amenés à croiser leurs regards pour analyser les impacts territoriaux, les attentes sociétales et les contraintes économiques pour mettre au jour certaines pratiques agricoles, les diagnostiquer et ainsi permettre de transposer les éléments positifs dans les entreprises qui recevront en stage ces élèves et qui, in fine, les emploieront. D’un point de vue encore plus concret, les plateaux techniques et exploitations pédagogiques sont de nature à montrer, par l’exemple, des techniques de production ou de service respectueuses de l’environnement, voire d’être des lieux d’expérimentation à part entière (de ce point de vue l’enseignement agricole se voit conférer par la loi une mission d’expérimentation et de développement agricole ; reste à ce qu’il dispose de façon structurelle des moyens nécessaires). En 2021, 67 % des exploitations de l’Enseignement Agricole Public conduisent tout ou partie de leurs surfaces selon le cahier des charges de l’agriculture biologique (certification obtenue ou conversion) alors que la part des exploitations françaises engagées dans l’agriculture biologique représente un peu plus de 10 %. De la même façon plus de 75 % des ateliers de transformation agroalimentaire sont certifiés AB[2]Jean-Marie Morin, Bertrand Minaud, L’agriculture biologique dans l’enseignement agricole, Panorama, freins et leviers, Pour 2015/3 (N° 227). En ligne : https://www.cairn.info/revue-pour-2015-3-page-207.htm et les plans enseigner à produire autrement (EAP1 et 2) contribuent, malgré certains angles morts, à une évolution positive[3]Isabelle Gaborieau et Michel Vidal, Enseigner à produire autrement – Repères, démarches et outils pour former aux transitions agroécologiques, Educagri Éditions, 2022, si ce ne sont des pratiques, au moins des représentations. Si le constat est donc amélioré dans les établissements d’enseignement publics, il reste à l’étendre aux pratiques professionnelles !

La formation professionnelle : un outil de puissance publique en danger

En effet, pour que ces leviers soient en capacité de jouer tout leur rôle, encore faut-il les doter de moyens en conséquence. Après un quinquennat de coupes budgétaires et de gestion de pénurie (-1450 postes dans les lycées professionnels et -190 postes dans les lycées agricoles sur la période), ce formidable outil émancipateur de puissance publique qu’est l’enseignement professionnel a été mis à mal. De la même façon, si les enseignants se saisissent de l’ensemble des objets de savoirs et programmatiques qui permettent de faire évoluer les pratiques professionnelles, l’exclusion en 2018[4]Loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel – réforme conduite sous férule du Ministère du Travail, annonciatrice du passage en 2022 de l’enseignement professionnel sous la double tutelle de l’EN et du travail des représentants de ces mêmes personnels, comme des parents d’élèves et associations de consommateurs des commissions professionnelles consultatives (CPC), chargées de donner un avis sur les référentiels de formation, a entraîné de fait dans certains diplômes un appauvrissement des apports relatifs au respect de l’environnement. Ainsi la récente réforme du BTSA gestion forestière, en ce qu’elle réduit la dimension multifonctionnelle de la forêt et renforce les aspects liés à la récolte du bois, montre toute l’influence du milieu professionnel (producteurs de bois, papetiers) – totalement décomplexé par ailleurs et la bride au cou en CPC… à courir dans un sens qui mène à une impasse et qui n’est évidemment pas celui attendu par la société. Cet exemple est d’autre part de nature à démontrer, comme l’avance plus globalement le Cereq[5]Liza Baghioni et Nathalie Moncel, La transition écologique au travail : emploi et formation face au défi environnemental, Céreq Bref 2022/7 (N° 423). En ligne : https://www.cairn.info/revue-cereq-bref-2022-7-page-1.htm, que les entreprises se focalisent sur la sensibilisation et non sur une transformation ou tout au moins une interrogation réelle des gestes professionnels et des organisations productives.

Les métiers verts et la formation professionnelle agricole comme remparts à l’effondrement

Un autre levier en lien avec la formation professionnelle pourrait être identifié pour relever les défis environnementaux, il s’agit de celui de la formation aux « métiers verts ». Un métier vert est un métier qui contribue à « mesurer, prévenir, maîtriser, corriger les impacts négatifs et les dommages sur l’environnement (par exemple : agent d’entretien des espaces naturels, garde forestier, technicien chargé de la police de l’eau, agent de déchetterie…)[6]ibidem ». En réalité d’après le ministère de l’écologie et son observatoire dédié, l’Onemev (observatoire national des emplois et des métiers de l’économie verte), ces métiers verts subissent un léger recul : – 4,5 % d’emplois entre 2013 et 2018 malgré une augmentation des métiers liés à la protection de la nature et de l’environnement. Et si par ailleurs, les métiers dits « verdissants », c’est-à-dire ceux qui prennent davantage en compte les aspects environnementaux dans leurs gestes métiers, pourraient également apparaître comme un écho à la fois aux prises de consciences sociétales mais également aux évolutions de pratiques professionnelles induites, notamment par les apports scolaires, en réalité, ils sont très difficiles à catégoriser et il est donc encore plus délicat de quantifier le « verdissement » de ces métiers. Pourtant, ce phénomène, qui a donc du mal à être observé, commence à retenir l’attention, car il devrait être la déclinaison concrète de la transition écologique ! Par ailleurs, ce verdissement, terme qui apparaît comme impropre si sa finalité rentre en ligne de compte, doit entrer dans une phase de généralisation pour que la transition écologique puisse réellement s’opérer. Et évidemment les apports disciplinaires généraux comme techniques doivent prendre encore davantage la place qui leur revient dans les décisions de politiques scolaires, dans une optique d’élévation assumée des niveaux de qualification nécessaire à la transition écologique, à rebours de l’orientation actuelle de la réforme de la formation professionnelle par voie scolaire telle qu’envisagée par l’actuel gouvernement[7]https://fsu.fr/communique-intersyndical-une-greve-historique-dans-les-lycees-professionnels/.

Le renforcement des établissements publics de formation professionnelle constitue bien un des enjeux majeurs, sinon le premier, pour préparer les mutations des métiers nécessitées par les défis environnementaux. Nous sommes bien ici, sur fond de changement climatique, face à un enjeu de civilisation. Pour revenir à la transition agro-écologique et à la relocalisation d’une alimentation saine, l’enseignement agricole public par sa diversité, la complémentarité de ses voies de formation et ses missions ouvertes sur le territoire, est ainsi seul à même d’impulser le renouvellement des pratiques en permettant celui des générations d’agricultrices et d’agriculteurs (la moitié de la profession agricole partant en retraite sur 5 à 8 ans). Ce faisant, il représente par là même un rempart contre l’arrivée de grands propriétaires fonciers qui accaparent les terres, avec des paysan.nes qui deviennent des sous-traitant.e.s, « des prolétaires de la terre » perdant leur autonomie. Un rempart aussi contre une agriculture industrielle et chimique, contre ce que Lucile Leclair appelle « une mutation souterraine, que l’on peut qualifier de hold-up[8]Lucile Leclair, Hold-up sur la terre, Seuil-Reporterre, 2022 ».

Ainsi, en son temps Pierre Bourdieu évoquait les élèves en formation professionnelle en ces termes : « Obligés par les sanctions négatives de l’École de renoncer aux aspirations scolaires et sociales que l’École même leur avait inspirées, et contraints, en un mot, d’en rabattre, ils traînent sans conviction une scolarité qu’ils savent sans avenir[9]Pierre Bourdieu, Patrick Champagne, « Les Exclus de l’intérieur », Actes de la recherche en sciences sociales, Numéro 91-92, 1992, p.74. En ligne : https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1992_num_91_1_3008 ». Pourtant, aujourd’hui encore plus qu’hier, il convient de rappeler que c’est bien à cette jeunesse, cette « génération climat », pour sa grande majorité issue des milieux populaires, émancipée, critique et éclairée de sa formation professionnelle par voie scolaire, celle qui est à la première ligne de nos productions et de nos services, que revient la mise en œuvre de la bifurcation écologique et donc qui tient entre ses mains notre avenir.

Clémentine Mattei
Co-secrétaire générale du SNETAP-FSU

Notes[+]