Fanny Renard,  Le lycée professionnel au cœur des enjeux d'égalité,  Numéro 23,  Sophie Denave

S’approprier une formation professionnelle largement scolarisée

Si l’entreprise prend part à la formation professionnelle, l’analyse des conditions d’apprentissage des métiers de l’automobile et de la coiffure en CAP montre la prégnance des logiques scolaires au lycée et l’effet des parcours scolaires sur les appropriations juvéniles de ces formations[1]La recherche a été financée par la DEPP-MENESR, le CGET et le Défenseur des droits..

Dans un contexte de valorisation de l’alternance[2]Catherine Agulhon (2000), « L’alternance : une notion polymorphe, des enjeux et des pratiques segmentés », Revue française de pédagogie, n° 131, 2000, p.55-63., les formations en lycée professionnel ont notamment vu augmenter la durée des stages (12 semaines au cours du CAP) et la place de l’entreprise. Avec l’institutionnalisation des relations entre l’école et l’entreprise, se sont également imposés le « modèle pédagogique de compétences » et le rapprochement des référentiels de diplômes et d’emplois[3]Lucie Tanguy, « De l’éducation à la formation : quelles réformes ? », Éducation & Sociétés, n° 16, 2005, p. 99-122.. À cet égard, le monde du travail participe bel et bien à la socialisation professionnelle en lycée mais, comme le montre notre enquête menée en CAP coiffure et métiers de l’automobile – spécialités pour lesquelles la voie scolaire se développe, même si l’apprentissage reste dominant –, celle-ci ne s’y réduit pas. Les formations orchestrent en effet une socialisation professionnelle marquée par des logiques proprement scolaires[4]Pour une analyse plus étayée voir Sophie Denave, Fanny Renard, Camille Noûs, « Des socialisations professionnelles tramées par des logiques scolaires : les CAP “coiffure” et “métiers de l’automobile” en lycée », Formation Emploi, n° 150, 2020, p. 145-165.. Les modalités de la socialisation s’inscrivent dans ce que Guy Vincent nomme « la forme scolaire »[5]Guy Vincent, Bernard Lahire, Daniel Thin (1994), « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire », in Vincent G. (éd.), L’éducation prisonnière de la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1994, p. 11-48. : un enseignement dispensé par des personnels dédiés et dans des relations pédagogiques séparées des autres relations sociales ; un enseignement rationalisé de savoirs et pratiques qui ont conquis leur logique par l’écrit et s’acquièrent par le biais d’exercices « conçus aux seules fins d’apprentissage » ; un enseignement au cours duquel s’intériorise « la soumission à des règles impersonnelles ». D’une part, bien que situées en bas de la hiérarchie de l’enseignement secondaire et recrutant principalement des jeunes issus des classes populaires aux parcours scolaires heurtés[6]Redoublements, passage par les classes atypiques du collège (3e prépa-pro, Section d’enseignement général et professionnel adapté (SEGPA), Maison familiale rurale, etc.), ou encore ruptures scolaires., ces formations professionnelles sont tramées par un mode scolaire de transmission des savoirs et savoir-faire. D’autre part, une « socialisation anticipatrice »[7]Muriel Darmon, Classes préparatoires. La fabrication d’une jeunesse dominante, Paris, La Découverte, 2013, 317 p. est à l’œuvre dans ces formations. En effet, les jeunes n’expérimentent pas le travail dans les conditions salariales ; mais, au sein de relations pédagogiques, ils incorporent des savoir-faire et intériorisent des manières d’être attendues dans les secteurs professionnels visés.

Des logiques scolaires modèlent également les appropriations de ces formations par les jeunes via le mode de recrutement dans les spécialités et les parcours scolaires des élèves. En effet, le lycée professionnel recrute sur critères scolaires et, s’il assure une place à tous les élèves sous obligation scolaire, il ne les affecte pas toujours dans la spécialité demandée. Son type de sélection dépend de la structuration des diplômes de chaque spécialité : CAP-Brevet professionnel en coiffure contre CAP et/ou Bac professionnel pour les métiers de l’automobile. De fait, les métiers de l’automobile réservent plutôt l’accès en CAP aux élèves en difficulté scolaire, provenant de SEGPA ou ne pouvant accéder à une seconde générale ou professionnelle (très majoritairement des garçons), tandis que la coiffure retient les candidats au niveau scolaire le plus élevé relativement aux élèves d’autres CAP (très majoritairement des filles) : elles sont plus nombreuses par exemple à provenir d’une 3e générale que d’une classe atypique du collège. Pour analyser les appropriations de ces formations par les jeunes, nous mobilisons la partie de notre terrain mené dans deux lycées professionnels : des observations de cours et de visites de stage, des entretiens avec 10 enseignants et responsables de formation, ainsi qu’avec 36 jeunes en 1re ou 2de année de CAP coiffure et CAP maintenance des véhicules automobiles ou réparation des carrosseries.

Interrogés sur la formation, les lycéens valorisent davantage les enseignements professionnels que les enseignements technologiques ou généraux. Ils jugent positivement les ateliers pédagogiques qui leur permettent d’apprendre leur métier. Sans que cela se réalise toujours aisément, ils apprécient le fait d’acquérir des gestes techniques et un vocabulaire spécialisé, de manier les outils du métier auquel ils sont préparés. Ils valorisent les relations plus personnalisées avec les enseignants d’ateliers. Néanmoins, les jeunes éprouvent des difficultés à s’engager dans les apprentissages en atelier qui s’éloignent des conditions de travail. Ils se plaignent de la systématicité de la formation (s’entraîner à des mises en plis « démodées » et peu pratiquées dans les salons) et du côté répétitif des exercices proposés. Ils ont encore une expérience ambivalente de l’entreprise et du travail via les stages. L’appropriation par les lycéens du mode scolaire de transmission des savoirs et savoir-faire et de la socialisation anticipatrice varie pourtant selon la spécialité de formation au regard des conditions d’accès à celle-ci.

Rescapées dans une spécialité professionnelle attractive

Les filles préparant le CAP coiffure au lycée ont souvent dû renoncer à poursuivre dans l’enseignement général. Mais, du fait d’une socialisation sexuée plus consonante avec les attentes scolaires et d’un recrutement relativement sélectif « par le haut » (choix restreint de spécialités « féminines » et nombre de places limité), elles semblent relativement ajustées au mode scolaire de transmission et à la socialisation anticipatrice. En 3e, certaines n’ont pas cherché à signer un contrat d’apprentissage pour préparer leur CAP (« Je me voyais pas travailler… à 14-15 ans »). Mais qu’elles aient ou non visé initialement un apprentissage, elles semblent ne pas regretter de reporter à plus tard l’expérimentation des relations de travail et de la condition salariale. La majorité des élèves de coiffure rencontrées apprécient de découvrir les conditions de vie lycéennes et plusieurs participent aux diverses activités sportives ou culturelles proposées par l’établissement scolaire. Elles valorisent surtout une acquisition progressive du métier, la technicité de l’enseignement professionnel. Cette valorisation d’une socialisation anticipatrice ne recoupe pas nécessairement l’aisance avec laquelle les lycéennes s’approprient les savoir-faire professionnels. Ainsi, Julie est décrite par l’une de ses enseignantes comme ayant eu « des moufles à la place des mains » lors des premiers mois de formation. Mais les lycéennes se plient volontiers à l’enseignement proposé et reconnaissent l’autorité pédagogique des enseignants. Peu de retards et d’absences ont été observés lors des salons pédagogiques. Les élèves respectent le plus souvent les consignes et expriment a minima leurs lassitude ou difficultés par des soupirs. Il n’est pas rare de voir, durant les pauses, les élèves assises dans les couloirs, classeurs ouverts sur les genoux. Elles manifestent encore une intériorisation des jugements scolaires : heureuses lorsque les enseignants valorisent leur maîtrise de savoir-faire et affectées lorsqu’ils jugent leurs comportements et savoir-faire non conformes à ceux de coiffeuses. Au lycée, les élèves prennent encore plaisir à travailler leur apparence qui leur assure une certaine popularité au sein de leurs groupes de pairs et, lorsqu’elle est ajustée au secteur visé, peut être valorisée par les enseignants des disciplines professionnelles. Les lycéennes apprécient le plus souvent les stages réalisés, pour les sociabilités informelles avec des coiffeuses notamment. Cependant, plusieurs évoquent aussi les tensions suscitées par cette expérience : l’isolement des pairs, la timidité, la crainte de commettre des erreurs sur la clientèle ou sur leur modèle, l’appréhension de décrocher, auprès des tutrices de stage, un contrat d’apprentissage pour préparer le brevet professionnel. De surcroît, l’expérience de stages met en évidence les difficultés à exercer le métier durant une longue période (pénibilité physique et morale, faible salaire, rares congés…). Certaines construisent même le projet de devenir enseignante de coiffure après quelques années dans un salon. Sur de multiples aspects, les appropriations de la formation par les lycéennes de coiffure diffèrent de celles des lycéens des métiers de l’automobile.

Recalés en CAP de lycée professionnel

Les jeunes des métiers de l’automobile éprouvent des difficultés à s’engager dans les apprentissages en atelier qui s’éloignent des conditions du monde professionnel. L’orientation imposée justifie en partie ce rapport au métier : les uns ont été inscrits en réparation des carrosseries alors qu’ils envisageaient plutôt une formation en maintenance automobile ; d’autres regrettent de ne pas avoir trouvé de patron pour suivre la formation par apprentissage ou d’avoir été écartés d’une 2de générale ou professionnelle. Tout en appréciant davantage les disciplines professionnelles que les autres matières, les lycéens cherchent souvent à s’extraire du travail en atelier en étant absents, en se rendant fréquemment aux toilettes ou en prolongeant le nettoyage des voitures (occasion de flâner, de rigoler, de s’arroser). Dans les salles de cours et les ateliers pédagogiques, ils activent aussi des formes de contestation constituées au gré d’un parcours heurté. Critiquées par les enseignants, ces attitudes sont néanmoins relativement tolérées dans la mesure où elles questionnent plus les comportements attendus que les savoir-faire enseignés. La plupart des lycéens se plaignent du caractère artificiel des exercices proposés au lycée comme la découpe de tôle pour la fabrication de petits objets tels des cendriers ou comme l’utilisation des voitures d’ateliers. L’usage systématique des revues professionnelles avant le travail pratique sur les voitures suscite encore des difficultés chez ces élèves. Ne bénéficiant pas des avantages de la condition salariale, ils profitent cependant du fait de ne pas subir une position subalterne à laquelle ils auraient pourtant consenti s’ils étaient devenus apprentis. Non rémunérés, les lycéens ont le sentiment de ne pas bénéficier de ce qui fait la raison d’être de l’apprentissage d’un métier et refusent de porter les stigmates de la position d’ouvrier (d’où le rejet du bleu de travail). Les lycéens mécaniciens ou carrossiers ne s’identifient donc pas à des ouvriers, mais à des élèves rétifs à l’ordre scolaire. S’ils se disent ravis d’aller en stage, pour sortir de l’enceinte du lycée et se retrouver dans un univers professionnel, ils entretiennent un rapport ambivalent aux savoirs et au mode de transmission auxquels ils sont confrontés dans les garages. Appréciant d’être initiés à de nouveaux savoir-faire et d’être à distance de l’écrit, ils reprochent aux maîtres d’apprentissage de ne pas expliciter suffisamment les gestes professionnels. L’isolement par rapport aux camarades de classe et la crainte de commettre des erreurs sur les voitures ou de travailler sous le regard des clients pèsent aussi. Ils sont enfin nombreux à reprocher la pression quant à la maîtrise des gestes, le rythme de travail plus intense qu’au lycée et contestent leur assignation à des tâches répétitives, comme la pneumatique ou les vidanges, voire le fait d’être relégués à l’exécution du « sale boulot » (laver le garage). S’ils portent un regard globalement positif sur cette période, c’est parce qu’ils savent que le stage est temporaire et qu’ils retrouveront rapidement des conditions pédagogiques de travail et les sociabilités amicales au lycée.

Au final, apprendre un métier au lycée permet une entrée progressive dans le monde du travail : les élèves fréquentent ponctuellement les entreprises et font l’objet d’une socialisation anticipatrice. Ils évitent ainsi une confrontation précoce et totale à la pénibilité du travail. Cependant, selon leurs parcours scolaires antérieurs et les conditions d’affectation dans les spécialités, ils s’approprient différemment cet entre-deux qu’offre le lycée professionnel. Les lycéens des métiers de l’automobile se montrent rétifs à l’ordre scolaire. Beaucoup regrettent de ne pas avoir été retenus en apprentissage et de ne pas bénéficier, notamment pendant les périodes de stage, de ce qu’ils considèrent comme ses avantages (salaire, statut professionnel). Lycéens de fait, ils ne se projettent pas dans la position d’ouvrier et résistent à la socialisation professionnelle anticipatrice du LP. Les lycéennes de la spécialité coiffure s’ajustent davantage au mode scolaire de transmission et apprécient d’être préservées des conditions salariales subalternes que subissent les apprenties. Elles profitent aussi des activités de loisirs proposées par le lycée. L’alternance et le mode pratique de transmission des savoirs dans des conditions salariales apparaissent ainsi ne pas représenter une solution universelle à la formation professionnelle.

Sophie Denave
MCF en sociologie,
Centre Max Weber, équipe MEPS
Université Lyon 2

Fanny Renard
MCF en sociologie
Groupe de recherche sur les sociétés contemporaines
Université de Poitiers

Notes[+]