Le lycée professionnel au cœur des enjeux d'égalité,  Numéro 23,  Séverine Depoilly

Des filles des milieux populaires au lycée professionnel : entre soumission et résistance

En 2020, le lycée professionnel (LP) accueille 59 % de garçons et 41 % de filles. Elles sont formées pour 65 % d’entre elles dans des Bac pro des secteurs du service, et pour 12.5 % dans des Bac pro des secteurs de la production (MEN, 2020). Quelle place occupent les filles au LP ? Quelles places conquièrent-elles ?

Le lycée professionnel, instrument de reproduction d’un ordre social genré ?

Au LP, les filles apparaissent doublement dominées. D’une part, elles sont formées dans des spécialités qui tendent à reproduire les rôles de sexe traditionnellement associés au féminin. C’est par exemple le cas des filières du secteur sanitaire et social qui accueillent 90 % de filles et visent notamment la professionnalisation du travail domestique (ménage et cuisine) et forment aux pratiques du care (soins d’hygiène aux personnes dites vulnérables). D’autre part, les spécialités de formation de même que les diplômes qu’elles préparent leur permettront rarement de s’affranchir d’un certain salariat d’exécution marqué, peut-être davantage pour elles que pour leurs homologues masculins, par les bas salaires, la précarité, les horaires flexibles, les risques du chômage.

Plusieurs types d’explication ont été mobilisés pour expliquer la permanence de cette division des sexes particulièrement défavorable aux filles. Pour un certain nombre de sociologues influencés par les théories de la reproduction (Baudelot, Establet, 1992, Pahleta, 2012), les orientations des filles dans des filières conformes aux attendus de leur sexe seraient le fruit de l’accomplissement d’un habitus de docilité, de soumission notamment constituée dans l’ordre de la socialisation familiale. En réponse à ce type d’analyses, et peut-être par souci de mieux reconnaître la part agissante des filles dans le tracé de leurs trajectoires scolaires et professionnelles, d’autres sociologues ont davantage pensé les « choix » scolaires comme résultant d’un processus d’anticipation et d’adaptation aux réalités du monde du travail ou d’une vie familiale future.

C’est dans le mouvement dialectique entre domination et résistance que peut le mieux se saisir la réalité des vécus scolaires des filles rencontrées dans nos enquêtes.

Suivant ce raisonnement, le LP ne semble pouvoir être considéré que comme la simple caisse de résonance d’inégalités constituées ailleurs, dans la famille, dans le monde du travail, sur le marché de l’emploi. Nous nous proposons de faire un pas de côté par rapport à ce type d’analyses qui ne nous semblent pas réussir à saisir la complexité de processus sociaux qui ont au moins autant à voir avec des mécanismes de domination qu’avec des formes d’appropriation active, par les élèves, de leurs trajectoires de formation. Nous ferons en effet ici une double hypothèse : si le LP participe à produire et reproduire les inégalités sociales et sexuées par ses configurations de classe, ses contenus de formation, son organisation et l’action, le plus souvent certes inconsciente mais aux effets néanmoins réels de ses agents scolaires, l’expérience que les élèves font du LP ne se réduit pas à celle de la domination.

Notre argumentaire prendra appui sur des enquêtes ethnographiques conduites depuis une dizaine d’années dans différents LP des secteurs tertiaires, de l’industrie et du bâtiment, inscrits dans des territoires urbains et ruraux. Quelles que soient les filières de formation considérées, qu’elles soient en position minoritaire ou majoritaire, les filles font l’objet d’un travail socialisateur qui ne se réduit pas à l’apprentissage de gestes et de techniques professionnelles mais qui, parce qu’ils véhiculent aussi des normes, des valeurs, rappellent les filles à un certain ordre social genré. Pourtant, ces filles ne sont pas les réceptacles passifs de ce travail socialisateur, elles font bel et bien des choses de ce que l’on souhaite faire d’elles. C’est dans le mouvement dialectique entre domination et résistance que peut le mieux se saisir la réalité des vécus scolaires des filles rencontrées dans nos enquêtes.

Qu’elles soient scolarisées dans des filières de formation mixtes, plutôt féminines ou masculines, les filles sont rappelées à un certain ordre social et sexué.

Sans donc nier les rapports de domination qui enserrent les expériences de formation des filles et dont il convient de prendre la juste mesure, nous tenterons ici de rendre compte de ce que nous avons pensé comme pratiques de résistance mobilisées par ces dernières dans l’école, pratiques qui brouillent, dans une certaine mesure, les règles du jeu de la domination. Précisons ici ceci : l’attention portée aux expériences des filles ne signifie pas que nous considérions que celles des garçons soient exemptes de tout rapport de domination. C’est en réalité dans l’analyse relationnelle de ce qui s’impose aux filles comme aux garçons qu’on peut mieux saisir la densité des processus par lesquels opèrent les inégalités socio-sexuées distinctement pour l’un comme pour l’autre sexe.

Les modalités du rappel à un ordre social genré

Qu’elles soient scolarisées dans des filières de formation mixtes, plutôt féminines ou masculines, les filles sont rappelées à un certain ordre social et sexué, (Depoilly, 2021) qui vise la transmission d’un répertoire de manières d’être et de faire jugé nécessaire à la professionnalisation des élèves.

Le rappel à l’ordre social et sexué s’opère peut-être d’abord, pour les filles, par et sur les corps. Les bonnes dispositions corporelles, la juste esthétisation de soi, bref, le contrôle de l’apparence qui sont particulièrement travaillés dans le cadre de dispositifs particuliers telles les journées « tenues professionnelles » ou dans le cadre des ateliers de pratique opèrent comme marqueur de la capacité des filles à prendre de la distance à l’endroit des codes corporels, langagiers, vestimentaires qui ont cours dans l’ordre de la vie juvénile et dont certains peuvent être désignés, par les agents scolaires, comme trop vulgaires ou outranciers. Le contrôle des corps sert en réalité l’encadrement moral des filles avec des degrés d’intensité variables suivant les filières de formation considérées. La bonne tenue corporelle et langagière est supposée manifester la décence morale des filles.

Le rappel à l’ordre social et sexué peut ne pas seulement opérer par le biais des contenus de formation et de ses exigences de professionnalisation. Il fonctionne dans l’ordre des quotidiens scolaires les plus ordinaires où les filles sont rappelées à la nécessité de savoir garder leur juste place au risque d’être dépréciées, délégitimées sur le plan scolaire. Les filles peuvent ainsi se trouver exclues de la compétition ou du travail scolaire par les rebuffades, les moqueries et les insultes, notamment celles à caractère sexuel et pornographique, qui visent à les priver de la prise de parole ou à la décrédibiliser. Lorsqu’elles sont scolarisées dans des filières exclusivement masculines les mises à l’épreuve peuvent être nombreuses (Lemarchant, 2017), elles peuvent être exclues du travail sur machine. Cette exclusion qui vise à leur rappeler le désajustement de leur corps au travail physique fonctionne comme infériorisation du féminin et comme rappel à la nécessité de ne pas contester le monopole des hommes sur certains domaines de pratiques et de savoirs.

Des pratiques de résistance comme appropriation hétérodoxe de l’ordre scolaire

Pourtant, les filles ne sont pas sans réponse face à ces rappels à l’ordre des normes de genre dont elles font l’objet. Nous donnerons ici quelques exemples de ce que nous avons nommé des « pratiques de résistance ». Nous ne déduirons pas, mécaniquement, de l’existence de ces pratiques des effets possiblement émancipateurs sur les expériences de formation des filles. Le raisonnement serait bien trop rapide. En revanche, nous pensons possible de considérer ces pratiques comme les manifestations d’une certaine « indocilité » (Kergoat, 2018) des filles qui, au moins partiellement subversives, installent du jeu dans la domination et montrent des formes d’appropriation hétérodoxe des logiques de socialisation scolaire propres aux LP.

Alors que les filles ont souvent été désignées comme dociles ou soumises, les manières dont elles se mettent au travail résistent aux réquisits scolaires traditionnels. Elles sont à la fois dans l’ordre des préoccupations juvéniles et dans celles des activités scolaires d’apprentissage. Les discussions relatives aux vies juvéniles, familiales, amoureuses cohabitent avec l’activité scolaire. Les manières de tenir son corps (déplacements intempestifs, sans raison apparente, ni autorisation de (l’enseignant.e), et de parler (voix fortes, usages d’un langage vulgaire, ordurier, rires tonitruants, usage de la vanne) peuvent déstabiliser l’ordinaire des salles de classe. Les activités illicites déployées (usage du smartphone, grignotage, lectures de magazines ou de livres, coiffage, maquillage) et précautionneusement dissimulées sont légion. Si ces pratiques n’ont pas pour premier objectif de provoquer l’enseignant.e ou d’empêcher le travail, elles n’en manifestent pas moins des appropriations ambivalentes, hétérodoxes des exigences scolaires. Ainsi, nombre de filles observées s’accommodent des situations scolaires d’apprentissage, répondent partiellement à certaines de ses nécessités mais dans le même temps, elles imposent leur propre rythme à l’activité scolaire en revendiquant notamment le droit à profiter de leur jeunesse.

Les filles ne sont jamais sans réponse face à ces injonctions à être et à faire certaines choses.

Mais c’est aussi en adoptant des stratégies plus défensives qu’elles résistent à ce que l’on tente de leur imposer. Un certain nombre d’entre elles revendiquent leur force de caractère dans leur rapport aux pairs, du même sexe et du sexe opposé, et dans leur rapport aux adultes. Disposer d’un caractère fort, c’est montrer que l’on n’a pas peur qu’il s’agisse de se défendre verbalement ou physiquement en cas de provocation, de dire les choses franchement en face à face ou de répondre au coup pour coup aux rebuffades, moqueries ou insultes. Souvent, en s’opposant frontalement, physiquement, elles franchissent les frontières les plus traditionnelles de l’ordre du genre qui leur imposent retenue, discrétion, soumission.

La résistance prend aussi des formes plus subtiles dans le rapport que les filles construisent au travail, dans les situations de stage. Ainsi, peuvent-elles âprement réussir à négocier certaines places en stage, éviter certains types de tâches associées aux conditions de travail qu’elles jugent les plus pénibles ou, au contraire, défendre leur droit à occuper certaines places dans les environnements de travail les plus masculins, souvent les plus rétifs à leur présence.

S’intéresser aux parcours de formation des filles de milieux populaires suppose de complexifier les données de l’analyse en assumant le fait suivant : les expériences scolaires et de formation des filles en LP sont travaillées par des rapports sociaux de domination de sexe, de classe, de race, d’âge. Mais, les filles ne sont jamais sans réponse face à ces injonctions à être et à faire certaines choses. Les logiques socialisatrices juvéniles, mais aussi familiales – logiques que nous n’avons pu discuter ici – constituent un support relativement puissant pour une appropriation hétérodoxe et « en distance » des normes scolaires et professionnelles, genrées et classées, qu’on tend à imposer à ces filles des milieux populaires scolarisées en LP.

Séverine Depoilly
Maîtresse de conférences en sociologie
à l’Université de Poitiers,
Laboratoire Gresco

Bibliographie

Séverine Depoilly, « Filles en lycée professionnel : quand la socialisation juvénile peut bousculer les socialisations scolaire et professionnel », Formation-Emploi, n°150/1, 2021

Clotilde Lemarchant, Unique en son genre. Filles et garçons atypiques dans les formations techniques et professionnelles, PUF, 2017

Prisca Kergoat, De l’indocilité. Apprenti.e.s et élèves de lycées professionnels à l’école et au travail, Habilitation à diriger des recherches, Université de Poitiers, 2018.

Ministère de l’éducation nationale (MEN), Repères et références statistiques, 2020.

Ugo Pahleta, La domination scolaire. Sociologie de l’enseignement professionnel et de son public, PUF, 2012.