Idéologies éducatives : Quand « le biologique » est utilisé pour nier « le social »,  Marianne Woollven,  Numéro 29

Les « dys », 
à l’ombre 
de l’intelligence

Les « dys » sont des troubles spécifiques dans la mesure où ils ne portent que sur certains apprentissages scolaires, comme la lecture ou le calcul, et pas sur l’ensemble des capacités cognitives. Leur identification repose sur une appréhension individualiste des apprentissages scolaires et sur le recours à des outils héritiers des techniques de mesure de l’intelligence.

Pour qui s’intéresse à l’actualité éducative, l’intérêt croissant porté ces dernières années aux troubles des apprentissages (dyslexie, dysorthographie, dyscalculie, etc.) ne fait aucun doute. Par la note de service n° 90-023 du 25 janvier 1990, l’Éducation nationale reconnaît la dyslexie et en propose une définition relativement consensuelle : « De nombreux enfants souffrent de troubles de la maîtrise du langage oral et/ou du langage écrit. Il est convenu de regrouper ces troubles, quelle que soit leur origine ou leur intensité et à quelque niveau de scolarité qu’ils apparaissent, sous le nom de dyslexie ». Depuis la fin des années 2000, la question de la prise en charge des élèves « dys » est de plus en plus présente dans les politiques éducatives et est devenue une préoccupation quotidienne des enseignants du premier et du second degré. En outre, le nombre d’élèves ayant des « troubles spécifiques des apprentissages (dyslexie, dysphasie, dyspraxie etc.) » est en hausse sur la même période[1]Paul Blanc, La scolarisation des enfants handicapés, La Documentation Française, 2011..

Les classifications médicales internationales, notamment le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’Association Américaine de Psychiatrie[2]APA, DSM 5 – Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Elsevier Masson, 2013., utilisent l’expression « trouble spécifique des apprentissages » pour décrire des difficultés persistantes dans la maîtrise de certains apprentissages scolaires (lecture, orthographe, etc.) en l’absence de déficience intellectuelle, de troubles sensoriels et malgré une scolarité considérée comme « normale ». Le terme « dys » renvoie à des usages plus profanes, que l’on retrouve plus souvent dans les propos des associations spécialisées, des personnels éducatifs et dans le grand public. Bien qu’elle paraisse moins rigoureuse, notamment sur le plan scientifique et médical, cette terminologie n’en est pas moins réelle et efficace dans le monde social.

La fait de mobiliser des critères médicaux et psychologiques pour rendre compte des difficultés de certains élèves n’a rien d’inédit. En effet, les processus de médicalisation de l’échec scolaire existent en France depuis la fin des années 1970. Ce qu’il y a de nouveau avec les « dys », c’est d’abord l’inscription dans le champ du handicap et ensuite le fait que cette interprétation des difficultés scolaires fait désormais partie des visions dominantes des questions scolaires, reconnues par les pouvoirs publics. Ainsi, le 6 octobre 2022, lors du Comité interministériel du handicap, la Première ministre Élisabeth Borne a annoncé, une intensification de la Stratégie nationale pour l’Autisme en y incluant les « autres troubles du neuro-développement », c’est-à-dire le trouble déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité, troubles DYS et trouble du développement intellectuel.

L’objet de ce texte est de tenter de cerner certains enjeux de ces catégories devenues incontournables dans l’école française contemporaine. Quand on parle de « dys », ou de troubles spécifiques des apprentissages pour décrire les difficultés rencontrées par certains élèves dans les apprentissages fondamentaux (la lecture, l’orthographe, le calcul ou l’écriture) sur quoi fait-on porter l’attention ? Je m’efforcerai de montrer que ces termes renvoient, au moins implicitement, à une grille de lecture des difficultés scolaires qui engage une conception individuelle de l’intelligence. Je me concentrerai principalement sur la dyslexie (ou trouble spécifique de l’apprentissage de la lecture), le mieux étudié de ces troubles dans la littérature scientifique et le plus connu et pris en compte dans les pratiques scolaires ordinaires.

Une approche individuelle qui laisse peu de place aux rapports sociaux

Tout d’abord, l’approche en termes de « dys », ou de troubles spécifiques des apprentissages, implique de considérer les difficultés scolaires dans une perspective individuelle, qui tient peu compte des rapports sociaux. Elle repose sur un diagnostic, c’est-à-dire une procédure d’évaluation à l’issue de laquelle une catégorie (par exemple, la dyslexie) sert à qualifier des personnes spécifiques (i.e, les dyslexiques). Dans l’histoire des recherches et des publications sur la dyslexie, l’attribution du diagnostic va de pair avec la présentation d’une succession d’études de cas. Il s’agit d’abord, en 1896, de Percy présenté par le médecin Pringle Morgan dans une revue médicale, puis de Brenda et Michael étudiés par le psychologue Tim Miles en 1961. Ces études de cas suivent la même logique : elles tentent de rendre compte, à l’aide des outils médicaux et psychologiques de l’époque, des difficultés d’apprentissage que rencontrent des élèves ayant suivi une scolarité primaire a priori sans encombre. De la même manière, en 1980, dans un ouvrage intitulé Les malheurs d’un enfant dyslexique qui se présente comme un témoignage, Gisèle Plantier décrit en détail les difficultés rencontrées par son fils Gilles.

Les caractéristiques de ces différents cas sont toujours appréciées à l’aune de normes scolaires. La notion de dyslexie n’a donc de sens que par rapport à l’école et les dyslexiques sont des élèves normaux rencontrant des difficultés « moyennes ». Cependant, ces différentes publications, qu’il s’agisse de travaux scientifiques ou de récits autobiographiques, se concentrent sur la singularité des cas étudiés et sur le fait qu’aucune caractéristique scolaire ou sociale ne permet de rendre compte des difficultés rencontrées. Elles prennent donc le contrepied des analyses en termes d’échec scolaire qui, quant à elles, envisagent les difficultés d’apprentissage comme un phénomène collectif, concernant un ensemble d’élèves, et recourent davantage à des explications en termes de rapports sociaux, notamment de classes.

De manière plus générale, l’approche en termes de « dys » tend à occulter les rapports sociaux qui se trament dans les apprentissages scolaires. Ainsi, les travaux de recherche en psychologie et sciences cognitives qui étudient la dyslexie se concentrent sur les processus cognitifs et accordent peu d’intérêt aux pratiques pédagogiques et aux contextes scolaires. En outre, les données statistiques existantes rendent difficile une analyse en termes de classes sociales, car les professions et catégories sociales (PCS) n’apparaissent pas. L’objet ici n’est pas de remettre en cause la division du travail scientifique entre des disciplines qui portent des regards différenciés sur la réalité, mais de souligner qu’en se focalisant sur les troubles spécifiques des apprentissages, l’accent porte prioritairement sur les capacités cognitives individuelles des élèves, tandis que les dimensions sociales des contextes et processus d’apprentissage tendent à être invisibilisés[3]Marianne Woollven, « Décrire et mesurer des difficultés scolaires naturalisées. A propos de la dyslexie en France et au Royaume-Uni », Politiques de communication, n°11, p. 131-158. En ligne : https://www.cairn.info/revue-politiques-de-communication-2018-2-page-131.htm. Par ailleurs, la reconnaissance des « dys » en tant que handicap en produit une vision consensuelle et dépolitisée. En effet, il devient peu acceptable socialement de s’y opposer.

Une référence implicite à l’intelligence

Ensuite, l’appréhension de difficultés scolaires en termes de troubles des apprentissages se réfère à la mesure de l’intelligence. Dès les premiers travaux sur les « dys » en général et sur la dyslexie en particulier, l’hypothèse d’une origine cérébrale des difficultés a été formulée. Si cette hypothèse a pu donner lieu à des investigations de recherche dans une perspective expérimentale, elle ne permet pas l’identification de cas de dyslexie. En effet, il s’avère impossible ou du moins coûteux d’investiguer d’éventuelles causes de troubles dans les cerveaux des individus concernés, par exemple grâce à des techniques d’imagerie médicale. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire de recourir à d’autres outils, des outils qui s’inscrivent plus ou moins explicitement dans la tradition psychométrie.
Ces outils mesurent d’une part les compétences dans les apprentissages concernés (ainsi, la leximétrie sert à mesurer les compétences en lecture) et d’autres part les capacités cognitives générales. Cette méthodologie diagnostique est cohérente avec la définition neuropsychologique de la dyslexie et des autres troubles apparentés. Ces troubles sont qualifiés de « spécifiques », considérant qu’ils portent sur un seul domaine de l’apprentissage (par exemple, la lecture) et non sur l’ensemble des fonctions cognitives. L’étude des tests utilisés pour diagnostiquer la dyslexie montre que des méthodes proches des tests de QI sont utilisées dans l’identification des troubles spécifiques des apprentissages[4]Marianne Woollven, « Diagnostiquer les difficultés scolaires. Etude des outils et des processus diagnostiques de la dyslexie en France et au Royaume-Uni », Sociologie, vol. 12, p. 285-302. En ligne : https://www.cairn.info/revue-sociologie-2021-3-page-285.htm. Lorsqu’ils sont utilisés pour évaluer des cas individuels d’élèves, ces outils d’inspiration psychométrique permettent d’objectiver deux types d’écarts : d’abord des écarts à des normes scolaires (par exemple, la maitrise des codes du langage et la réflexivité langagière sous ses différentes formes) et ensuite des écarts intra-individuels, entre un niveau général de capacité (généralement élevé) et une compétence spécifique (généralement plus faible). Ainsi, la structure même des tests permet d’identifier des profils ayant des compétences de niveau différent sur les différents items mesurés. Les outils de mesure de l’intelligence permettent d’objectiver le caractère « spécifique » des troubles de « dys », qui les distinguent d’autres types de difficultés scolaires. Pour le dire autrement, les élèves qualifiés de « dys » sont nécessairement dans la moyenne des attentes scolaires, ils sont dans la norme au vu de leurs capacités cognitives.

La référence à l’intelligence qui est incluse dans l’appréhension des difficultés scolaires en termes de « dys » a des conséquences cruciales sur le rôle social et politique attribué à l’institution scolaire. Si le diagnostic de « dys » identifie le caractère spécifique des difficultés, il permet dans le même temps d’objectiver les capacités cognitives individuelles des élèves. Dans une logique politique d’inspiration néo-libérale, il devient assez simple de considérer ces capacités individuelles comme un potentiel et d’envisager que la fonction principale de l’école est de l’optimiser. Si cette logique n’est pas dominante à l’heure actuelle en France, elle est visible dans d’autres pays comme le Royaume-Uni où les politiques éducatives néo-libérales sont en vigueur depuis plus de trois décennies et où les rapports marchands régissent de manière croissante les interactions scolaires. Le procès intenté en 1997 par Pamela Phelps à son ancienne école pour ne pas avoir reconnu sa dyslexie[5]Phelps (A.P.) v Mayor Etc. of The London Borough of Hillingdon (2000). En ligne : https://publications.parliament.uk/pa/ld199900/ldjudgmt/jd000727/phelp-1.htm en est un exemple emblématique. La plaignante, qui a finalement obtenu gain de cause, reprochait à l’établissement scolaire où elle était scolarisée d’avoir posé un diagnostic incorrect sur les difficultés qu’elle rencontrait, de ne pas lui avoir proposé une prise en charge adaptée, ce qui ne lui a ensuite pas permis d’accéder au niveau de qualification et donc de salaire auquel elle pouvait prétendre. Cette décision de justice donne à voir une conception de la dyslexie qui s’inscrit dans une conception instrumentale et marchande de la scolarité. Selon cette logique, l’école devrait permettre à chaque élève de valoriser son potentiel individuel. Le diagnostic de dyslexie permet ici de révéler que certains élèves, malgré les difficultés qu’ils rencontrent, ont un potentiel élevé qui devrait leur permettre d’accéder à la réussite scolaire et sociale, dans un monde concurrentiel.

Marianne Woollven
Maîtresse de conférences en sociologie
Responsable du Master MEEF Encadrement Éducatif
Laboratoire LESCORES
Université Clermont Auvergne

Notes[+]