Devenir et rester enseignant ?,  Françoise Lantheaume,  Numéro 28

Persistance au travail des enseignants et allongement des carrières

La réforme des retraites interroge sur les fins de carrière des enseignants et, plus largement, sur les conditions de leur persistance dans le travail. Une enquête sur les plus de 50 ans, met au jours des ressorts de cette persistance.

La réforme repoussant l’âge de départ à la retraite de 62 à 64 ans[1]Réforme adoptée le 20 mars 2023 par la voie de l’article 49.3 de la Constitution, qui évite un vote à l’Assemblée nationale. Il a manqué 9 voix à la motion de censure déposée ensuite par l’opposition, pour être couronnée de succès. Au moment de la rédaction de cet article, le mouvement social se poursuit contre cette réforme très majoritairement refusée par l’opinion publique, particulièrement les actifs, selon tous les sondages effectués depuis plusieurs mois. Le projet de réforme est actuellement soumis au Conseil constitutionnel. fait l’objet de plusieurs critiques dont celle d’une faible prise en compte de la pénibilité du travail à propos des métiers caractérisés par l’intensité des sollicitations physiques qu’ils supposent. Les enseignants qui se sont joints au mouvement de protestation tentent de faire valoir l’usure provoquée par leur métier et les difficultés accrues auxquelles l’application de cette réforme les confronterait. Cela pose la question, très peu visible dans le débat public, du vieillissement au travail des enseignants et, au-delà de l’âge, celle des conditions de la persistance au travail.

Une persistance au travail compromise par l’allongement des carrières

Le groupe professionnel des enseignants a vieilli. Plus d’1/3 des enseignants ont désormais plus de 50 ans. Mais les difficultés éprouvées par les enseignants, en relation avec l’intensification de leur travail, à l’origine d’une souffrance au travail (Lantheaume & Hélou, 2008), notamment en fin de carrière (Cau-Bareille, 2014), et d’un accroissement des démissions (Garcia, 2023), ne concerne donc pas les seuls enseignants en fin de carrière.

Pour l’aborder, étudier la situation des enseignants dans la dernière partie de leur carrière, après 50 ans a semblé pertinent. En effet, depuis cet observatoire, des éléments favorisant la persistance au travail émergent. Une enquête[2]Équipe de recherche constituée au sein du laboratoire Éducation, Cultures, Politiques (ECP), université Lumière Lyon 2, de 2013 à 2016. sur des enseignants du premier et du second degré, de plus de 50 ans, est mobilisée dans cet article (Garcia & Lantheaume, 2018). Elle s’est déroulée dans un contexte d’allongement des carrières depuis plusieurs années du fait de décisions gouvernementales associant le montant de la retraite et la durée de l’activité professionnelle. Il en résulte une élévation de l’âge moyen de départ à la retraite :

Tableau n°1 : Âge moyen de départ à la retraite des enseignants titulaires en 2013

FemmesHommes
Enseignants du premier degré public58,158,3
Enseignants du second degré public61,561,7
Sources : Fichiers de fin de fonction EPP-Agape-Agora-Poppée-ITRF, 2013.

Tableau n°2 : Âge moyen des départs par regroupement de corps et sexe durant l’année scolaire 2020-2021

FemmesHommes
Enseignants du premier degré public60,361,2
Enseignants du second degré public62,863,2
Tableau extrait de : Âge moyen des départs par regroupement de corps et sexe durant l’année scolaire 2020-2021, Repères et références statistiques, 2022.

Une vision plutôt négative de la persistance des enseignants

Cette situation augmente la part des enseignants de plus de 55 ans en activité. Les discours publics et la littérature scientifique donnent à voir une réalité rarement positive de ce sous-groupe de la population enseignante. Quand les premiers critiquent volontiers leur conservatisme voire leur incompétence face aux nouvelles attentes institutionnelles ou celles des parents et de leurs enfants, les autres montrent un paysage contrasté soulignant à la fois l’expertise des enseignants, leur scepticisme à propos des réformes et leur plainte concernant l’attitude des élèves à l’égard des études.

Le modèle d’Huberman (1989) distinguant trois « cycles de vie professionnelle » selon l’ancienneté, fait référence. Est-il encore pertinent ? Ces trois cycles sont l’exploration, la stabilisation, la crise et le défi. Les caractéristiques du dernier cycle (« crise et défi », après 10 ans d’ancienneté) rendent-elles compte des fins de carrières en 2023 ? Le résumé que fait Huberman à propos des ressorts de la satisfaction au travail, est-il toujours valable ? : « Rester actif, garder une activité externe à l’école, obtenir de bons résultats, trier entre les tâches pour en trouver les plus intéressantes : ces choses constituent ce qui est jugé globalement comme la “satisfaction” » (p. 14)

Une enquête sur la façon dont les enseignants durent en fin de carrière

Pour mettre à l’épreuve les modèles du vieillissement au travail qui ne serait que déclin, nous avons choisi la population[3]176 entretiens avec des enseignants de plus de 50 ans exerçant dans 52 écoles et établissements du secondaire situés dans des environnements variés, avec des publics scolaires divers. de notre enquête parmi les enseignants disant être plutôt satisfaits de leur travail. L’hypothèse était qu’identifier, dans des contextes différents, ce qui produit un sentiment de satisfaction au travail en fin de carrière, pouvait rendre visible ce qui manque aux nombreux enseignants ayant peu de satisfactions au travail.

Les résultats de l’enquête aident à mieux comprendre les ressorts de la persistance dans le travail et de répondre à la question « comment font-ils pour durer ? ».

Ainsi, la pensée critique et l’autonomie de l’action apparaissent comme des conditions favorables à l’engagement des enseignants en fin de carrière. En effet, l’élément qui revient le plus souvent dans le discours des enseignants est que si ces deux conditions ne sont pas réunies, le travail perd de son sens et de son intérêt. En fin de carrière, ils agissent de façon à préserver voire augmenter leur autonomie, ce qui s’accompagne d’une posture distanciée à l’égard des injonctions et de la hiérarchie. Non pas pour les ignorer, mais pour être plus focalisés sur une interprétation pertinente des prescriptions en relation avec leurs élèves, leur environnement de travail, en prenant le temps de l’adaptation. Cette pensée critique a une autre direction quand elle se tourne vers leur propre activité en prenant appui sur des routines efficaces et en sachant remettre en cause certaines qui ne conviennent plus. Les enseignants s’estimant heureux de leur travail dans cette période de leur parcours professionnel, bénéficient aussi d’une organisation du travail qui les soutient dans la volonté de transformer certaines routines, dans le cas contraire, leur seule volonté individuelle est plutôt entravée et joue contre un développement professionnel qui se nourrit de leur créativité.

L’expérience acquise est une ressource souvent mentionnée, mais elle ne résout pas la question de la reconnaissance du travail en fin de carrière, très présente dans les entretiens. L’institution est rarement évoquée à ce sujet. Celles et ceux qui durent dans leur métier de façon positive sont ceux qui ont tissé un réseau de ressources personnelles locales ou élargies (souvent extérieures à l’institution) qui leur apporte une reconnaissance de leurs compétences.

Ces ressources viennent en appui à une des stratégies à l’origine de leur sentiment de satisfaction : la mise au défi de leur expérience et de leurs compétences. De fait, si la nécessité d’alléger le coût du travail à cause de l’âge se traduit par des engagements sélectifs, ceux-ci sont l’occasion de se mettre à l’épreuve : un nouveau projet, une collaboration pluridisciplinaire, une innovation pédagogique, l’acceptation d’une mission ou d’une fonction qui les confronte à de nouvelles exigences, un complément de formation, etc. Autant d’occasions de rendre vivant le travail sans s’y épuiser. Une diversification choisie de l’activité est alors un levier de la persistance au travail. Elle suppose souvent l’existence de collaborations avec d’autres collègues ou intervenants extérieurs, et de la coopération entre pairs. C’est alors le collectif qui peut porter une dynamique source de bien-être au travail. L’épreuve choisie n’est donc pas antinomique de la recherche d’un certain confort que l’avancée en âge réclame. Notons que le travail à temps partiel est jugé comme étant trop souvent une « fausse bonne solution » car les enseignants constatent que cela peut les marginaliser, sans alléger leurs tâches autant qu’attendu.

Le souci de préservation de soi, de sa santé, coexiste donc avec des engagements choisis. Contrairement au modèle proposé par Huberman, cette enquête montre, l’existence de micros cycles d’engagement et de désengagement y compris à des échelles réduites comme se ménager de brèves pauses pendant le cours ou dans la journée, par exemple. Ainsi, à l’intérieur des cycles décrits par Huberman, se trouvent d’autres cycles enchâssés. Reste le sentiment de défi quand faire du beau travail et se maintenir en bonne santé relèvent d’un engagement quotidien pour ne pas devenir la caricature du « vieux prof aigri » comme le dit une enseignante.

Allonger la carrière, un risque pour la santé et le métier

Ces analyses ne sont-elles valables que pour les enseignants dans la dernière partie de leur carrière ? Il semble que non, car durer dans le travail n’est pas une affaire de fin de carrière. Cela commence dès le début, pour ne pas s’épuiser, conserver le sens de son engagement professionnel et le plaisir de travailler avec des élèves de plus en plus éloignés en âge au fur et à mesure de l’ancienneté. Les ressources mobilisées (depuis la distance critique jusqu’à des engagements choisis en passant par les collectifs de travail, l’organisation du travail et la reconnaissance de son travail) sont des moyens pour éviter de vieillir trop vite et mal au travail.

Le recul de l’âge de la retraite, sans mesures spécifiques pour les plus de 60 ans, risque de mettre à mal les fragiles équilibres identifiés chez les enseignants se disant satisfaits de leur travail. Pour quel bénéfice ? Le risque d’aggraver l’état de santé des enseignants, et d’augmenter la part de ceux, déjà nombreux, qui ont des fins de carrière difficiles, est là. Éviter cela exigerait de mettre en débat la question des fins de carrière et des critères de qualité du travail à tout âge. De plus, une réforme ignorant la réalité du travail ne peut qu’accroître la crise d’attractivité du métier.

Françoise Lantheaume
Professeure des universités émérite en sciences de l’éducation et de la formation
Université Lumière Lyon 2

Références

Dominique Cau-Bareille, Les difficultés des enseignants en fin de carrière : des révélateurs des formes de pénibilité du travail. Management et avenir, 7, 73, 149-170, 2014. En ligne : https://www.cairn.info/revue-management-et-avenir-2014-7-page-149.htm

Sandrine Garcia,, Enseignants : de la vocation au désenchantement. Paris : La Dispute, 2023.

Anne-Laure Garcia & Françoise Lantheaume, (dir.), Durer dans le métier d’enseignant. Regards franco-allemands. Louvain-La-Neuve : Academia, 2019.

Michael Huberman, Les phases de la carrière enseignante : Un essai de description et de prévision. Revue Française de Pédagogie, 86, janv-fév-mars, 5-16, 1989. En ligne : https://www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_1989_num_86_1_1423

Françoise Lantheaume & Christophe Hélou, La souffrance des enseignants.Une sociologie pragmatique du travail enseignant, Paris : PUF, 2008.

Notes[+]